Des tentations poétiques et des pastiches

Charis en train de rêver à quelques vers

Répéter au fil du cycle que Charis est une jeune femme pétrie de mots, qui entasse convulsivement de précieux ouvrages dans ses étagères, qui a lu à s’en incruster des cernes indélébiles (et néanmoins charmants), qui ne peut s’empêcher de parler précieusement quitte à susciter des moqueries de ses amies enfin, le plus important, qui n’a de cesse d’observer, de saisir dans sa vie les moindres opportunités, quand bien même l’opportunité serait en lien avec un atroce malheur la touchant personnellement, pour transformer ses observations en vers, puis en poèmes, puis en recueils, répéter tout cela donc, et ne rien en faire ? Ne pas même chercher à donner un aperçu de sa poésie au lecteur ?

Au début du cycle, je ne l’envisageais pas car, pris dans un rythme d’écriture frénétique (en gros, je pensais prose en me levant, en petit-déjeunant, en me rendant au boulot et jusqu’au moment de m’endormir), je voyais l’exercice mental consistant à produire du vers comme contre-nature et comme une perte de temps. Et puis, face aux sérieux soucis que la poétesse affrontait dans la deuxième partie du Livre I, il a bien fallut s’y atteler. Timidement d’abord. Les conditions de vie dans lesquelles le personnage se trouvait et qui servaient de cadre à l’accouchement de quelques vers n’impliquaient pas nécessairement d’atteindre une qualité et une profusion hugoliennes.

En revanche, dans le livre II, rien ne m’obligeait à écrire un poème de cent vers dédié à… à la réflexion il ne m’appartient pas de le dire, mais je puis au moins vous en restituer une dizaine :

J’ayme que nos anhelits s’entremeslent

Tandiz que nos tetons brusles se frottent,

Que nos buissons bruissent de leur dentelle

Et que le vit du connil se baisotte.

Que je m’ebaudis de ce mot charmant !

Jà mon esprit et ma plume sont fol

Quand eloignee de mon lointain amant

 Je veulx par les mots conjouir mon idole,

Mon chevalier qu’autrefoy j’ai transi

Mais pour lequel je ne suis plus farouche

Quant, ivre de bonheur je me saisiz

De ce qui le faict homme dans ma bouche.

Restitués dans « la belle orthographe de l’époque » (dixit le narrateur), les cent vers montrent assez bien que chez la jeune femme, la vie (le vit aussi d’ailleurs) est davantage portée sur la brûlure que la froidure. Je crois qu’écrire les cent vers a dû me prendre trois heures. J’ai souvenir d’une expérience assez grisante, pensez ! se mettre dans l’esprit d’une belle et délicate poétesse en pleine fureur poético-érotique ! Mieux vaut ça que de se mettre dans la peau de Marceline Desbordes-Valmore en train d’accoucher d’une autre de ses jérémiades !

Tout un programme. Mais allez, je suis dur, ce n’est pas si mal.

Et la porte est ouverte à d’autres expériences de ce type, puisqu’on apprend dans le même livre que :

Trouvant toujours aisément de nouvelles idées, elle s’aperçut que son esprit était alors comme le seau d’un puits qu’on laisse tomber nonchalamment au fond avant de le remonter avec la certitude de le voir rempli à ras bord. Quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle regarde, où qu’elle aille, aussitôt son esprit se mettait en branle pour trouver des idées de courts récits ou de poèmes.

Elle décide alors de rendre visite à une famille pauvre (dont elle connaît le père pour une raison particulière) habitant dans un quartier malfamé, autant par gentillesse que pour bien capter l’intérieur du ménage. Alors qu’elle quitte la bâtiment où ils habitent…

Mais la présence de gamins louches et ricanant, observant de près son attelage, la fit changer d’avis. Elle monta en se sentant déshabillée par des regards sales et insolents… cela aussi pouvait constituer des vers intéressants.

Dès lors le réel devint-il pour elle une vaste plage où il n’y avait qu’à se baisser pour trouver de beaux coquillages.

Le réel, le vrai. Pas uniquement celui émanant de l’univers cotonneux d’une Callaïde de la reine. Du coup il n’y a plus qu’à écrire des petits poèmes en prose imaginés par Charis, partie sans s’en douter sur les traces de Baudelaire ! Cela arrivera sûrement car je m’aperçois que ces tentatives de poésie ont à chaque fois été récréatives pour moi, et proposant au lecteur des instants de récréation poétique avant que n’arrivent des événements plus tragiques.

Et il n’y a pas que la poésie puisque dans le Livre III toujours en cours d’écriture, je me suis essayé à l’écriture d’une tragédie : Atysis, d’un certain François Hédenault, et dont voici l’argument :

Un jeune prince (Atysis) tombe amoureux d’une de ses esclaves (Haydée). Or, il doit se marier à une princesse (Astérée), mariage crucial pour maintenir la concorde entre deux royaumes. Il refuse obstinément, allant même jusqu’à menacer de s’enfuir du royaume avec son esclave.

L’amateur de Dumas aura saisi le clin d’œil avec le nom de l’esclave. La scène 5 de l’acte II nous montre Atysis pour la première fois face à sa mère qui n’est pas loin d’ordonner l’exécution de Haydée afin de permettre le mariage. Après une tirade maternelle (seize vers), voici ce que répond Atysis :

ATYSIS —

Que m’importe ce qu’en disent vos courtisans,

Que m’importe votre désir d’alliançage,

Et que m’importe votre mépris si blessant,

Vous la voyez estrie, je la sais prude et sage,

Vous la voulez brûler, je la veux respecter.

Oui, Astérée est unique, je le confesse,

Son esprit et son cœur sont d’un doux hyménée

Et son armanide humilie les déesses.

Mais tout cela ne m’est rien face à mon Haydée.

Vous la prétendez sorcière et charmeresse :

Oui, à me voir dans ses rets vous n’avez pas tort,

Mais c’est parce que j’y ai délié sa noblesse.

Me l’enlever serait m’infliger la mort.

Mère, trop disposée aux propos médisants,

Vous riez de ne savoir qui elle est vraiment.

Esclave et prostituée, oui, elle est tout cela

Par une naissance dont Dieu l’accabla.

Mais à ce que la fortune lui a baillé

La nature lui a répondu en la dotant

D’une innocence reflet de sa pureté,

Et d’une beauté qui vaut mille Mélisan.

Car oui, ne vous en déplaise, Haydée est belle.

Laide, impure et viléneuse, avez-vous sifflé ?

Moi je dis incomparable spéciosité.

Mais cessons. Je l’adore et ne désire qu’elle !

Je précise que la tirade est jouée par Aalis, tandis que la mère est jouée par Sybil. Je garde le mystère sur l’identité de la personne qui conclut la représentation improvisée (dans des conditions qui, je vous l’assure, invitent au rêve, à la brûlure façon Charis) avec la plus longue tirade des trois écrites, celle d’Haydée.

Des spécialistes auraient sans doute fort à dire sur le respect des césures à l’hémistiche, ce à quoi je leur répondrais : bran ! Dans cet univers, il s’agit de belle poésie puisque mon narrateur, Gaspard Mercier, homme vivant à quelques décennies près dans ce monde, homme lui aussi tout torché de lettres, l’affirme. Et il s’agit surtout, plutôt que de prétendre à une perfection formelle, de donner à voir un monde pas seulement à travers la description des rues de ses villes, des vêtements portés, des enseignes d’échoppes ou de la nourriture, mais à travers les textes que l’on peut lire dans un recueil ou voir représentés sur scène (dans le Livre I, dès les premiers chapitres, il y a d’ailleurs la restitution d’une scène de comédie très largement inspirée de Molière). Je me suis même essayé à l’écriture du journal intime grâce à deux personnages, deux hommes, qui trouvent un sens à leur vie grâce à cette innocente pratique (enfin, innocente, pas totalement non plus dans leur cas).

En fait, je m’aperçois que j’aime à multiplier les traces écrites émanant de n’importe quel personnage. Une simple lettre envoyée, une simple dédicace écrite sur la première page d’un livre (cela aussi, ça m’a amusé. Un des personnages du cycle est d’ailleurs particulièrement chanceux de collecter ces glorieuses traces écrites), tout peut permettre d’infléchir le récit, le temps d’un instant, vers un tissu textuel souterrain permettant autant de révéler certains aspects des personnages que de faire sentir autrement leur quotidien culturel (j’allais oublier les “chroniques sportives” du gazetier Antoine Faumiel, dans le Livre I).

Et je m’aperçois aussi que ce site est finalement un laboratoire qui me permet de faire pas autre chose. Les innombrables notices du DRA pourraient être incluses au texte, ne serait-ce que par simples notes. Quand j’improvise un récit de voyage en faisant là aussi un clin d’œil à Dumas, je pourrais de même l’insérer au texte. Plus facile à dire qu’à faire, la narration imposant parfois ses propres lois et l’on peut courir le risque de tomber dans une pénible digression de tous les instants. Mais le cycle des Callaïdes étant d’une écriture qui ne cesse d’enfler au fil des Livres, il y a fort à parier que ce deuxième “tissu textuel” soit de plus en plus visible.

Je n’y vois pas d’inconvénient. Encore une fois, se mettre dans la peau d’une jeune armide comme Charis, c’est une expérience tout ce qu’il y a de plus agréable.

Gaspard Auclair

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