La conteuse d’elle-même (14) : prélude descriptif avant les reproches

Résumé de l’épisode précédent : finalement, le narrateur des Callaïdes s’amuse bien dans “la censeur”, sorte de cage qui permet de se balader dans un grand bâtiment tout en faisant ressentir de délicieuses sensations. Mais cette joie toute enfantine ne dure pas puisque l’appareil s’arrête à la sixième étape et les parois s’ouvrent pour laisser apparaître Aalis qui a tous les motifs du monde pour frotter les oreilles de son créateur…

Contrairement à Charis, elle n’est pas habillée en gitane, ça non ! Elle porte le même genre de vêtements que ceux aperçus en bas sur la personne de la jeune vieille Josette, c’est-à-dire une mise qui ne fait pas grand mystère de ce qui justement devrait constituer ses mystères dans un lieu où circulent d’honnêtes gens comme moi. Elle est vêtue d’une sorte de chemise blanche, très blanche même, attachée sur le devant par cinq minuscules boutons translucides. Cinq parmi sept puisque les deux autres, situés en haut, n’ont pas été mis à contribution, apparemment pour permettre à la poitrine de mieux respirer. Je remarque à la naissance du sein droit un grain de beauté qui me rappelle qu’à la création du personnage, j’avais vaguement songé à la disposition à cet endroit d’une de ces petites marques distinctives. Peut-être même l’ai-je évoqué quelque part, mais je ne suis pas sûr. Ce qui l’est en revanche, c’est que les portes-poitrines en lin n’existent pas dans ce monde onirique car j’aperçois à la lisière des pans de la chemise un bout de tissu satiné épousant la rotondité des tétins et partant vers les épaules en deux petites bretelles. L’accessoire m’a l’air plus perfectionné qu’un simple porte-poitrine, mais cela doit-il signifier pour autant qu’une dame a le droit d’en offrir une partie aux yeux d’un homme ? Là, je m’interroge franchement.

Et ce questionnement doit se lire sur mon visage car Aalis finit par ramener à son buste ses mains qui tiennent une liasse de cartons colorés. Difficile à cet instant de ne pas lever les yeux pour regarder plus attentivement son visage.

Comme pour Charis, je suis stupéfait par son degré de vraieté. Oui, je l’ai toujours imaginée ainsi, mais de cette imagination artistique brumeuse qui ne permet pas non plus de tout distinguer avec acuité. Ce qui est le cas ici. C’est d’abord la nuance de ses cheveux roux qui me frappe. Je ne me souviens plus quel terme j’avais employé un jour pour décrire cet orange flamboyant avec des éclats tirant sur le rouge. Elle les a tirés vers l’arrière pour les rassembler en un chignon, ce qui permet de bien faire apparaître deux oreilles toutes roses sur lesquelles sont posées les branches d’une paire de bésicles. Le mot me paraît un peu faible pour qualifier ce que je vois. Oui, ce sont des bésicles, mais comme je n’en ai jamais vu. Les branches sont d’un vert émeraude, sans doute pour se corder avec la couleur des yeux et sont elles aussi de cette patine luisante que je n’ai cessé d’apercevoir sur différents objets depuis mon arrivée à La Gazette. Et il en est de même pour les contours des verres, verres qui ne sont pas tout ronds comme à l’accoutumées mais étirés sur la largeur, comme pour épouser les yeux qui me regardent. Et qui me foudroient.

À cet instant, la chanson s’est interrompue et un autre air commence. Un tambour emplit la censeur d’un rythme à la fois pesant et tranquille, tandis qu’un violon marque des notes dissonantes qui semblent aller vers le ciel. Elles ne sont pas nombreuses, elles m’évoquent la marche d’un personnage altier, par exemple une princesse cymbadienne qui s’avancerait au milieu d’un parterre de serviteurs subjugués par la splendeur de son autorité, à la fois prêts à lui obéir et à se battre entre eux pour recevoir des châtiments de sa main. Comme pour les chansons précédentes, j’entends des instruments que je n’identifie pas. Quant au violon, il est estrange lui aussi et me fait penser aux tubes de lumière au plafond de la salle du bas. Ses notes me semblent traversées de la même énergie irradiante.

Et les yeux d’Aalis sont eux toujours traversés de la même colère. J’avais imaginé dans un passage que ses iris smaragdins pouvaient arborer des flammèches oranges sous le coup de l’ire. J’ai effectivement cette impression, comme j’ai celle aussi qu’elle me considère comme moins qu’une mouscaille, à considérer cette moue qui tient à marquer sans retenue sa piètre considération envers moi. Aalis est actrice, Aalis est une grande comédienne, elle n’a aucun mal à arborer ce masque, qui n’en est d’ailleurs pas totalement un puisque l’on sent que cela vient surtout du cœur. Après les seins, les cheveux, les oreilles et les yeux, je parviens à m’absorber un peu dans ces lèvres faites pour la cailletage, les piques, le théâtre et les baisers. Et je songe à cette princesse cymbadienne dont la bouche est guettée par des serviteurs avides d’en recueillir les moindres ordres, les moindres désirs et même les moindres insultes.

Je commence par m’affaisser. Le dos plaqué dans l’angle de la cage derrière moi, je sens mes gambes s’affaiblir devant cette silhouette qui m’en impose et qui se décide enfin à entrer dans la censeur. Les notes de violon ponctuent ses pas et les mouvements de ses hanches, tandis que s’immisce la voix d’un troubadour qui semble chanter en kirklandais. Je n’entends pas ce qu’il dit mais la doucerosité de sa voix accompagne à merveille le mouvement de la Callaïde. Alors que j’ai fini par poser le cul sur le sol, je la vois s’avancer. Enfin, je vois surtout sans gambes blanches à demi nues effectuer les quelques pas pour entrer et permettre à leur maîtresse de se tenir devant moi, et m’écraser de toute sa hauteur morgueuse.

À demi nues, oui, car les cuisses ne sont cachées sur le haut que par le même type de robe minimaliste que j’ai vue sur celles de Josette. C’est une robe, enfin une robette noire qui lui serre le haut des cuisses. De la même couleur que ses bottes qui me font penser aux bottes fauves que portent certains élégants. Là s’arrête la comparaison tant celles que j’ai sous les yeux ne ressemblent à rien de ce que je connais. Elles sont surélevées par un fin talon haut de deux pouces et constituées d’un cuir sombre, brillant, épousant parfaitement le galbe des mollets et s’arrêtant à la lisière de genou. On a alors le miracle de cette peau laiteuse qui apparaît, qui montre assez qu’Aalis profite des leçons de danse de dame Daelyn, avant que ce lait ne pénètre sous la robette noire que seul un Kaspar a le droit de soulever.

Moi, tout cela m’anéantit. Je me mets à suer, je fais le cloporte suppliant, à la fois désireux de ne pas trop subir de féroces foudres de la part de sa maîtresse et en même temps les espérant secrètement. Mes gambes sont comme détachées du corps. Alors que je suis assis dans le coin, elles sont posées en un angle grotesque, un peu comme les ailes d’un corbeau mort.

Aalis le voit et décide, alors que les parois de la censeur se sont refermées derrière elle et que je sens de nouveau un mouvement ascendant, de faire un pas dans ma direction. Juste un car l’étroitesse de l’endroit n’en permet pas davantage. Elle avance la gambe droite et j’ai sur le coup l’impression qu’elle va m’écraser de sa botte ma braguette que j’arbore un peu inconsidérément. Mais elle ne le fait pas, son pied s’arrête à un pouce de la couture. Elle plie la gambe et se penche vers moi, l’air mauvais, prête enfin à me déverser ce qu’elle a sur le cœur.

D’où je me trouve, j’aperçois un détail qui m’apaise. Sous le tunnel de la robette noir j’aperçois un bout de dentelle indigo. Acheté probablement chez Anaïs, au Bas galant. Allons ! que sa partie la plus intime ne soit pas contaminée par cet étrange monde policé est de bon augure, que je me dis…

À suivre…

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