Résumé de l’épisode précédent : dans l’ascenseur, le narrateur des Callaïdes n’est plus seul : son personnage, Aalis de Castalia, vient d’entrer ! Elle est belle, oui, quoique habillée bien bizarrement. Et apparemment fort courroucée à l’encontre de Gaspard Mercier, qui sait bien la raison…
(note : comme pour le précédent article, une musique, évoquée dans le récit, accompagne la scène. Elle se trouve en bas de cette page et peut donc accompagner la lecture.)
D’où je me trouve, j’aperçois un détail qui m’apaise. Sous le tunnel de la robette noir j’aperçois un bout de dentelle indigo. Acheté probablement chez Anaïs, au Bas galant. Allons ! que sa partie la plus intime ne soit pas contaminée par cet étrange monde policé est de bon augure, que je me dis…
Je me trompe.
Ses lèvres s’ouvrent. Et mes oreilles souffrent.
— As-tu conscience de ce que tu m’as fait subir ? As-tu la moindre estimation de ma honte, de ma douleur, de mon humiliation, de ma despération ? Pourquoi as-tu écrit cette scène ? Pourquoi m’avoir fait tomber comme si j’étais la dernière des catiches de merde ? Pourquoi ? Quel bien mon mal pouvait-il te procurer ? Monsieur est juste maligneux, c’est ça ? On aime à donner de l’aiguillon pour jouir de la doulance ?
Cette pluie de questions qui tombent comme une mauvaise grêle est bien portée par la voix flûtée que j’ai imaginée. Mais qu’il est dur de l’entendre avec des accents de rage ! De rage, oui, à en juger les tremblements qui entrecoupent ses phrases et qui ne m’incitent guère à quitter le morceau d’indigo pour affronter l’émeraude de son regard. C’est pourtant ce que je fais, porté par je ne sais quel besoin d’affronter sa colère et de nourrir ma honte.
Les émeraudes sont déjà noyées. Un petit ruisseau commencent même à se faire sur la joue droite, charriant avec lui un fard noirâtre appliqué sur le bord de la paupière.
— Hé oui, tu le vois, je fais des pleurs, je fais fontaine de mes yeux comme tu écris. C’est bon de le voir en vrai ? Est-ce semblable aux pleurs que tu as imaginés ? De toute façon, tu aimes à nous voir braire hein ? C’est ta manière de nous honorer, hein ? Eh bien tu sais quoi ? Ça me fait bien plaisir, ton rêve avec ta Pauline. J’ai très bien saisi la raison de ses yeux rouges mais je ne te dirai rien, à toi de te démerder, mon salaud. Mange-toi un peu de vache esragée, ça équilibrera les choses.
— Mais Aalis, songe à ce qu’il s’est passé après chez toi, avec…
— C’était bien là la moindre des choses. Sais-tu que dans la posture où je me trouvais, j’ai bouffé de la terre de désespoir ? Que pouvais-je faire d’autre ? Je hurlais, je pleurais, je bavais ma honte. Ah ! Et dans un coin de ma tête, je te maudissais aussi. Et donc… de la terre… oui, j’ai encore son goût dans la bouche. La dernière fois, Albertine m’a préparé des légumes qu’elle avait mal lavés. J’ai senti ce goût de terre à la première bouchée… je suis allée vomir mon cœur… et je me souviens que… qu’alors… tandis que j’avais cette terre dans la bouche, que je hoquetais et appelais à l’aide comme une truie qu’on est en train de saigner, je me suis mordu la langue. Le goût du sang s’est alors mêlé à celui de la terre et je me suis dit que c’était peut-être là le meilleur moyen d’en finir. Oui, me couper la langue pour me soustraire à tout, à la honte, à la douleur… à ta plume. Mais c’est notre malheur que de subir sans pouvoir agir quand tu entreprends de nous utiliser pour une de tes odieuses scènes. Je voulais m’acorer en me coupant la langue, mais je ne pouvais le faire, obligée d’attendre l’irruption de mon sauveur. Oh ! Il a été bon par la suite de tenir cette épée pour ravager la cause de mon honnissement, tout comme il a été bon de retourner dans mes appartements pour vivre ce que tu avais imaginé. Il n’empêche que derrière ma bonne humeur pour rassurer les autres, je me sens comme une espèce de monstre. J’ai perdu quelque chose ou plutôt, j’ai en moi une souffrance qui me rappelle à tout moment cette envie de me trancher la langue. Mais je ne le puis car je suis sous le joug… d’un écrivain sans… cœur…
Elle s’arrête pour fermer les yeux et pleurer silencieusement. Tout le long de sa tirade, elle s’est approchée, menaçante, intimidante, avant de poser au-dessus de moi ses mains contre les parois formant l’angle pour me regarder en me surplombant. Puis, son long reproche achevé, comme agacée par ses cheveux tirés en chignon qui ne lui ressemblent pas, elle porte sa main derrière pour les détacher avant de saisir ses bésicles et les jeter dans un coin. Sa chevelure coule aussitôt dans ma direction, encadrant d’un rempart de feu ce visage qui m’apparaît comme le masque de la fureur éplorée. Ses gambes finissent par faiblir et elle tombe à genoux, les mains toujours contre les parois. Tel un cafard, je m’enfonce tout contre le sol, ce qui ne m’empêche pas d’avoir le visage effleuré par ses longs cheveux. Ils me tombent dessus, tout comme ses mots, et ses pleurs. Par deux fois, je sens une de ses larmes et ce contact me bouleverse autant que celui de la bouche de Charis aspirant mon sang. Et ce ne fut rien quand, rompant les digues, Aalis tombe sur moi pour déverser sur ma poitrine bien d’autres larmes. Pas de doigt sucé cette fois-ci, non, juste le contact d’une masse de chair chaude, parfumée, vibrante et pleurante. Le moyen de ne pas l’enlacer ? J’avais envie de pleurer moi aussi et j’éprouve le besoin de me rasséréner, que ne suis pas totalement l’être indigne que mon personnage a décrit. Je la serre, donc, et cette fine chemise blanche n’est qu’un obstacle bien insignifiant entre la paume de mes mains et la peau de ses courbes. J’ai une pleine conscience de son corps et je m’en veux, car ce n’est sans doute pas le moment de songer à cela. Mais la question vient d’elle-même : c’est donc cela que de serrer un corps de Callaïdes ? Oui, c’est cela, tout comme de humer ces cheveux que j’ai sous le nez.
La censeur change de direction. J’ai alors conscience de l’étrangeté du voyage. Les six premières étapes étaient passées relativement vite. Brigandin étant à la neuvième, on aurait dû depuis longtemps y être. Au lieu de cela, tandis qu’Aalis continue de pleurer entre mes bras, la cage continue de se mouvoir doucement. À un moment, elle fait plus que cela : elle sort du bâtiment pour le longer transversalement vers le haut ! Je le sais car les parois deviennent à cet instant transparente pour me permettre de voir. Et effectivement je vois des choses… que je ne comprends pas. Regardant vers le bas, j’aperçois ainsi, dans la rue, des rectangles colorés en train de se mouvoir. La censeur rentre brutalement dans le bâtiment et les parois redeviennent opaques. Sur le pentacle, le 8 s’est illuminé. Plus qu’une étape. Je me dis qu’il faut que je fasse quelque chose pour Aalis. C’est à cet instant précis qu’elle se décide à cesser ses pleurs pour parler de nouveau. Et pas pour emplir la cage de récriminations, non. C’est juste une demande que, dans sa voix traversée de sanglots et tamisée par sa chevelure, j’ai du mal à comprendre :
— ’cris ’e è ’blié.
Ma senestre quitte sa hanche pour remonter et aller en direction des cheveux qui lui couvre le visage. J’écarte le rideau non sans mal, des cheveux lui collent à la joue couverte de pleurs. Là aussi, le contact de ces cheveux trempés par le malheur, la vision des délicats chevins autour des oreilles et des yeux gonflés me saisissent, tout en me donnant une idée assez juste de ce qu’avait pu être la capricieuse petite Aalis de Tabarin. Enfin le rideau s’écarte définitivement.
— Aalis… redis-moi.
Je n’ai pas besoin de le lui répéter. Aussitôt ces mots transpercent les sanglots, indiquant assez que la rousse Callaïde reprend feu :
— Écris que j’ai oublié.
Il me faut un peu de temps avant de comprendre, juste quelques secondes, le temps aussi pour elle de reprendre :
— Oui, c’est la seule solution. Je me doute bien que je vais connaître d’autres moments périlleux, puisque tu t’appuies sur ton modèle appartenant à l’histoire. Mais comme ce que j’ai vécu a été purement inventé, tu n’as qu’à imaginer – et écrire – que j’ai fini par tout oublier au tréfonds de ma mémoire, que je me mets à dormir comme un ange, que je ne fais plus de malsonges, que j’ai retrouvé mon insouciance. Je t’autorise même à écrire que je suis redevenue un peu cruchotte. Fais de moi l’unique victime des coups de langue de cette peste de Mari si ça t’amuse, mais oui, fais en sorte que j’oublie. Je ne te supplie pas car ce serait m’abaisser et je considère que je n’ai pas à le faire. Mais je ne te l’ordonne pas non plus. C’est juste une demande, une requête pour sonder ton cœur. Si tu es un honnête homme et que tu m’aimes un peu, tu dois le faire, c’est tout.
Ses mains, posées contre ma poitrine, prennent appui pour lui permettre de se détacher de mon enlacement. Je desserre mon étreinte et je vois ses émeraudes au-dessous desquelles le fard a finit de tracer deux ruisseaux parallèles. Je n’y distingue plus de colère, juste le calme de celle qui sait qu’elle sera obéie.
« Oui, Aalis… je le ferai. »
Nulle réaction dans les émeraudes, Aalis se remet juste sur les genoux pour se préparer à se relever, sans remarquer que la robette s’est retroussée à un point qui me permet d’admirer pleinement la qualité des morceaux d’étoffe que l’on propose au Bas Galant. La vision ne dure qu’un instant car déjà, deux mains ont remis la robette en place et Aalis se relève, non sans trébucher à cause des prodigieux talons de ses bottes auxquels elle semble peu habituée. Cela lui réchauffe les sangs.
— Ha ! Foutus eschapins de merde ! Qu’ils m’aralent !
Elle s’exclame ainsi en dégrafant rapidement les attaches des bottes pour les balancer dans le coin où se trouvent les cartons colorés et les bésicles.
Et deux gambes de lait s’offrent ainsi à ma vue. Je suis tellement saisi qu’elles pourraient me piétiner la gueule que je l’accepterais avec joie. Je ne sais pourquoi, j’ai alors conscience que les violons se sont tus depuis un certain temps pour céder la place à la voix apaisante d’un vieux troubadour kirklandais, tandis que ce qu’il me semble être une guiterne aux sonorités inconnues égrenait tranquillement ses notes. C’est alors qu’après les pleurs d’Aalis, un rugissement de sons me tombe dessus. Mon cœur se contracte de peur d’abord, mais juste un temps : mes yeux, tels une censeur, montent lentement vers le haut du corps d’Aalis. Ce n’est guère courtois et pourtant, la frénésie sonore n’est pas sans donner une certaine noblesse à ce moment ascendant. Aalis en tout cas ne s’offusque pas, elle semble attendre le moment où mes yeux atteindront enfin les siens et, quand cela se produit, elle m’adresse un léger sourire. La mâchoire serrée certes, les lèvres s’étirant juste qu’il se faut mais enfin, associé à son regard apaisé, ce sourire profite à mon âme.
Lors se produit la même chose qu’avec Charis. Son corps commence à perdre son image, ses couleurs s’affadissent, deviennent peu à peu transparentes, laissant apparaître pleinement les portes de la censeur, qui s’immobilise enfin. Sur la pièce de métal, Brigandin s’illumine de rouge et les portes s’ouvrent. Me voilà enfin arrivé à ma destination. Je me relève, merciant mentalement Aalis pour le souris, le cœur subitement gonflé de l’habituelle énergie de la Callaïde et je m’aperçois que des cartons colorés qui ont été jetés dans le coin il n’en reste qu’un, de couleur orange. Poussé par l’instinct, je m’en saisis et comprend qu’il s’agit d’un carton plié de manière à y insérer des feuillets. Lors je me retourne et franchis les portes qui se sont ouvertes.
À suivre…