La Conteuse d’elle-même (24) : remembrances matinales

Résumé de l’épisode précédent : empêché par un coq d’entreprendre de matinales études sur le corps de Pauline, le narrateur s’extrait de son lit pour tenter de fixer par la plume tous les détails de son rêve…

Je parvins à couvrir deux feuillets de notes, de souvenirs, de petits faits. Concernant les quelques vers inventés par Charis, j’inventai un peu moi-même pour tenter de les compléter, mais concernant les plus marquants, j’étais sûr de leur exactitude.

Quant aux détails liés à la nouvelle apparence de La Gazette, ils m’effrayèrent. Envers moi-même j’entends. Quelle cervelle pouvait être assez dérangée pour songer à ce froid carnaval et à ces inventions que je ne m’expliquais pas ? Qu’était-ce que ce miroir lumineux qu’avait tenu Josette ? Qu’étaient-ce ces rectangles de couleur mouvants que j’avais aperçus alors que j’étais suspendu dans la censeur ?

La censeur… un détail me revint, lié à la prononciation. Tel que je l’écrivais, il nécessitait d’effectuer une brève pause entre l’article et le nom. Or – et là, c’est dire que mon rêve n’était pas du tout récalcitrant pour émerger des brumes de la nuit – je me souvins que Josette et Brigandin l’avaient prononcé d’un seul tenant, sans pause. L’acenseur donc ? Non, je compris : comme il me permettait d’effectuer une ascension, ce devait être ascenseur. Magie de notre imagination nocturne qui puise dans notre savoir pour inventer des mots afin de désigner des inventions qui n’existent pas !

Quant à la conteuse d’elle-même… je me saisis de l’exemplaire de La Gazette de la veille pour l’ouvrir à l’infâme page, celle du classement des lecteurs. Oui, c’était bien Anaïs Doucet qu’elle s’appelait, et son livre s’intitulait effectivement Mon Cœur outragé. Pourtant mes yeux n’avaient guère traîné sur son nom et sur le titre, collés surtout qu’ils étaient sur la ligne où j’apparaissais. Mais le bref instant qu’ils avaient vu le nom de celle qui étaient en haut de la liste avait suffi pour l’inscrire dans mon esprit, afin que mon imagination y pioche pour ce passage de mon rêve. Cependant, il n’y avait pas que Mon Cœur outragé, Brigandin m’avait tendu un autre livre qui commençait – j’ai de la mémoire pour ce genre de chose – par la toilette d’une dame, dans son bain, effectuée par sa servante. Toutefois, je l’avoue, ma mémoire fut sans doute trop centrée sur cette intéressante scène car elle ne me permit pas de me souvenir du titre. Mais j’étais tenté par l’idée, la prochaine fois que je me rendrais à Nantain, c’est-à-dire dans la journée même, de vérifier dans une librairie si, effectivement, il existait une œuvre de Madame Doucet commençant ainsi. Et en ce cas, cette coïncidence serait bien plus difficile à expliquer que par une simple perception fugitive.

Tout cela commençait à me donner mal au chef et, opportunément, Clément arriva pour s’installer sur mes genoux et me souhaiter le bonjour, en m’enlaçant, tout prêt à retomber en somnance. Je n’allais pas l’en empêcher, j’avais besoin de tranquillité. J’avais fini d’essorer mon rêve et il me fallait lors mener une expédition avec mon esprit pour tenter d’y déceler un sens, une vérité. Cependant, en avais-je vraiment l’envie ? Les yeux rouges de Pauline et la terrible apparence de Clément, je souhaitais ne jamais les avoir vus en songe et je n’avais certes pas envie de les expliquer, si tant est qu’il y eût quelque chose à expliquer. Même chose pour le visage arraché d’Anaïs Doucet. En revanche, avoir vu et entendu trois des Callaïdes me plaisait davantage. Je regrettai de ne savoir dessiner car je me serais alors essayé à fixer leur portrait sur mes feuillets. Ce n’eût pas été bien difficile car je m’aperçus que leur image avait des contours bien nets dans mon souvenir et, alors qu’une lente respiration emplissait l’espace et m’indiquait qu’effectivement, le petit drôle retournait après de Nyxée, je songeai à ces visages, à leurs voix, à ce qu’ils m’avaient dit.  L’idée que, tandis que j’écrivais leur histoire, elles se trouvaient dans un ailleurs à m’observer, à commenter, à rager sur la trajectoire que je leur faisais suivre, me séduisait car elle pouvait m’inciter à me démarquer encore plus de la véritable histoire de leurs modèles, cela pour les rassurer, leur offrir ce qu’elles espèrent, à savoir des instants de tranquillité, mais aussi pour me jouer d’elles, faire tressauter leurs espérances afin de les faire tomber dans quelque chausse-trappe avant de les en libérer. De toute façon, il me semblait l’avoir dit à Charis : ombre et lumière, lumière et ombre. Nulle cruauté de ma part, c’est ainsi. C’est toujours ainsi. Je n’avais qu’à songer à Laurette, la petite marchande de quatre-saisons, et à Lauraine, tirée des griffes de la Voison pour tomber dans les mains aimantes de ma cousine, pour m’en convaincre. Aussi, n’aie crainte, chère Aalis, je saurai m’amender des ombres d’une triste soirée dans laquelle je t’ai engloutie.

Ces idées un peu mélancolieuses furent interrompues par un bruit bien connu : le frottement des pas de Pauline, sortant de la chambre. Je ne tournai pas la tête vers elle, car le petit paquet chaud que je tenais dans mes bras et qui maintenant dormait pour de bon me contaminait de sa torpeur.  Non que je m’engonçasse (oui, je sais, mais c’est ainsi) dans la somnance, je tombais dans une fatigue béate qui me faisait aimer le moindre son, le moindre objet, la moindre couleur de mon environnement.

Ainsi cette sombre chevelure que je vis apparaître sous mon nez : Pauline s’était saisie d’une chaise pour la coller à la mienne, s’y asseoir puis prendre mon bras, le soulever, passer dessous et, comme Clément, se peloter contre moi. Ses cheveux s’approchèrent de la blondeur de l’enfant et j’entendis le bruit d’une bise apposée sur le front.

Puis le silence, interrompu doucement par le frottement de vêtements, celui couvrant mon bras longeant la robe de songe pour enlacer et poser la dextre sur la hanche.

— As-tu bien dormi ?

— Oui, jusqu’à ce que je m’aperçoive qu’une imbécile de souille-nuit me suçotait le tétin.

— Mais non, c’est le coq des Tuvalin qui t’a réveillée.

— C’est cela, oui.

La chevelure brune remue, laisse apparaître un visage qui lors s’approche pour me donner ma pitance matinale, un baiser sur les lèvres, avant de reprendre sa position.

— Tu as déjà écrit tout cela ?

Pas besoin de faire un geste pour me montrer ce qu’est le cela. Les deux feuillets détaillant mon rêve se trouvaient juste en face de nous, sur la table.

— Oui.

— Ça m’a l’air bien brouillon. Des idées pour un chapitre ?

— Non, j’essayais de retrouver des détails sur un rêve que j’ai fait cette nuit.

— Si c’est celui qui t’a amené à me sucer le tétin, ça doit être charmant.

— …

— Il s’y passait quoi ? Tu peux me le dire ?

Toujours prompt à confier à ma femme ce qui me trotte dans la caboche, je commençai à ouvrir la bouche pour m’exécuter… avant de me retenir. Je n’étais pas trop sûr d’avoir envie de lui conter comment, elle et Clément, m’étaient apparus. Tout comme l’histoire avec Doucet. Si l’histoire de ses doigts-plumes était bien fascinante, son visage sanglant l’était moins et, après l’histoire avec la Voison, et sachant que Pauline, fatiguée de sa porture, avait besoin de calme, de la seule présence d’un enfant gentil et d’un mari pourvu de toutes les qualités, il me semblait qu’il était inutile de tout raconter. En revanche, je ne lui cachai pas que j’avais vu Charis, Aalis et Mari. Je lui restituai le détail de leurs propos, ce qui l’amusa franchement.

— C’est drôle de savoir que je ne suis pas la seule à tirer l’oreille de mon imbécile de gentil mari. Je ne sais pas si je dois m’en sentir jalouse.

— Hé ! Plains-moi plutôt. Je quitte des remontrances diurnes pour tomber dans des nocturnes.

— Les nocturnales des Callaïdes…

Je souris. Pauline utilisait un mot dont elle n’aurait jamais usé si elle ne m’avait rencontré. Les nocturnales, ce genre désignant un type de poème particulier, celui des plaintes nocturnes…

— À propos de remontrances, j’ai réfléchi à ce que tu m’as dit hier, à savoir que je devrais aller voir Brigandin pour lui demander d’augmenter mes gages.

— Oui, eh bien ?

— Tu as raison. Je vais le voir tantôt, et au pire, je pourrai lui demander de me payer pour d’autres menus textes. Cela peut m’être facile : je pars une matinée, je rédige deux trois articles à La Gazette, je me fais payer et au revoir ! je reviens à Taillefontaine pour midi.

Pauline ne me répondit pas immédiatement. Me présentant toujours le haut de sa chevelure, elle réfléchissait intensément, j’en étais certain. Cependant elle finit par poser sa dextre sur ma cuisse afin d’y imprimer des caresses d’encouragement.

— Cela me semble sage. Et puis, dis-toi que c’est question de quelques mois. Après, si tout va bien, je pourrai aider de nouveau aux champs et tu pourras reprendre ton travail avec celles à qui tu suces les tétins dans tes rêves.

je souris.

— Ce n’est pas arrivé. Pour la durée de quelques mois, nous verrons. En tout cas l’idée de me rendre à Nantain pour travailler un peu ne me dérange pas.

Ici Clément se réveilla et, s’apercevant que sa mère se trouvait juste tout près de lui, plongea se réfugier dans ses bras, tout contre sa poitrine. Je ne lui donnais pas deux minutes avant de s’endormir de nouveau.

Je ne suivis pas son exemple.

Car moi, quand je dis que je fais quelque chose, je le fais. Enfin, la plupart du temps. Là, en tout cas, je n’esquivai pas : ce ladre de Brigandin, j’allais le voir. De toute façon, Pauline n’avait pas les yeux rouges, le corps de Clément n’était pas pourvu de tentacules, l’histoire n’allait pas se répéter, je pouvais me rendre à Nantain sans crainte.

Et pourtant, malgré mon cœur plein d’allant, alors que je me préparais pour m’y rendre, je quittai la maison un rien inquiet et ce, à cause d’un être qui avait pourtant toutes les vertus pour délester l’âme de ses tracas : le père Gringoire.

À suivre…

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