Les poèmes retrouvés de Charis de Verley #2 : préface aux Heures Contemplatives

Aujourd’hui, nous ne sommes pas exactement face à un poème, mais à une préface. D’un autre côté, comme la plume de Charis poétise tout ce qu’elle évoque, rien n’interdit de la considérer comme tel, d’autant que certaines expressions ne sont pas sans étrangement rappeler les sonorités de la lyre d’une autre célèbre poétesse. Là aussi, comme pour le précédent texte, vous trouverez des annotations de Gaspard Mercier (dont le rêve serait, m’a-t-il confié, d’éditer les œuvres complètes de Charis ; nul doute qu’il y parviendra un jour).

Cette préface a été écrite quelques mois après le sombre et injuste honnissement que la Callaïde a connu, victime de la machination du prince Richard. Elle figure dans une nouvelle édition des Heures Contemplatives, de Victorien, édition fabriquée par ses amis libraires Péquin & Boudur.

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Je possède quatre éditions des Heures Contemplatives. Elles sont faciles à compter, elles sont à portée d’yeux, à côté de mon écritoire, sur une étagère où je place les livres qui me sont le plus chers.

En revanche, plus difficile à compter est le nombre de mes lectures de ce prodigieux recueil.

J’ai découvert ces Heures alors que j’avais six ans. (1) Je me revois encore l’ouvrir dans le jardin de la demeure de mon père, à l’ombre d’un grand tilleul où j’aimais à me rendre pour mes lectures.

Je ne compris rien d’abord. Ce n’étaient pas les premiers poèmes que je lisais, mon père avait dans sa bibliothèque d’autres recueils, mais celui-ci me semblait plus ombreux.

Je ne sais si je l’aimais, mais ce dont je me souviens, ce fut, alors que de lourds nuages s’approchaient et que je me levai pour rentrer à la maison, une sensation. Celle que tout est vain quand on a vu le Beau. Les quelques pas qui me séparaient de ma demeure furent d’une aérienne pesanteur. Car si le cœur était lourd, tellement lourd qu’il me semblait que les gambes allaient refuser de le porter pour s’affaisser et me faire tomber contre la terre, comme subitement désireuse de mourir, mes yeux, eux, n’avaient de cesse de se projeter vers le ciel et son magnifique enchevêtrement de sombres nuages desquels perçaient encore quelques rayons. Quand j’entrai dans le manoir, j’éclatai en pleurs sans savoir pourquoi. Je me souviens que ma mère de lait, ma bonne Babi, tempêta contre mon père, j’entends encore ses mots : « Quand cesserez-vous donc de donner à lire n’importe quoi à votre fille ? Elle n’a que six ans ! C’est une vraie coquelourde quand elle revient du jardin ! »

Ce à quoi mon père répondit :

« Il est vrai que j’ensemence peut-être un peu trop son esprit, mais c’est égal, le terreau est fertile et l’âme est pure. Je suis sûr que ce qu’elle a dans la tête fera plus tard un magnifique jardin. Coquelourde avez-vous dit ? Bien moins que les petites pecques qui viennent parfois la voir pour jouer avec elle. Je me demande d’ailleurs si je ne vais pas empêcher ces visites. »

Six ans plus tard, alors que je me trouvais à l’école de dame Adèle, je redécouvris ce recueil que j’avais oublié. Babi n’avait pas eu tort, durant les six années qui avaient précédé, je m’étais transformée en une coquelourde abrutie de mots, mais coquelourde qui attendait sa transfiguration.

Elle advint, et Victorien n’y fut pas étranger. En relisant Les Heures, dans ma chambre, je pleurai de nouveau, à la grande joie de mon amie de chambrée, Sophie, qui m’aimait bien je crois, et qui s’empressa de me consoler. Mes lèvres ont encore le souvenir des siennes (2) et de ces mots : « Je suis là, Charis, ne pleure plus. Es-tu folle, tu ne devrais pas lire du Victorien juste avant de dormir, ça tu tueras ! »

Aimable, adorable Sophie. Ce fut tout l’inverse. Dès cet instant, je sus à quoi j’étais destinée, et je me transformai.

Durant des années, je lus et relus Les Heures, essayant d’en percer les mystères, faisant tomber sur ses pages bien des larmes, humble tribut aux trésors dont je m’emplissais.

Et, une autre année, un soir, alors que je me trouvais à demi-nue dans l’obscurité, au milieu de rats et de mes pleurs (3), je ne le relus pas, non, cela m’était impossible, mais je m’en souvins. Hébétée, tremblante de froid, de honte et de désespoir, je me récitai des poèmes entiers. D’autres eussent psalmodié des prières, moi j’ânonnai des vers.

J’ai oublié bien des choses de cette expérience, et c’est mieux ainsi. Mais d’autres finissent par me revenir et, parmi elles, le souvenir de ces instants où, recroquevillée sur ma paillasse, le regard grand ouvert mais ne voyant rien, noyée dans une nuit perpétuelle d’une pièce sans fenestre, n’ayant pas la moindre bougie, je me fixais sur la lumière des vers de Victorien. À défaut d’être pleinement poète, j’étais astronome, j’observais le miroitement ténu de ces mots étoilés qui adouçaient mon sort.

Je ne pleurai pas, cette fois-ci. Car il est des malheurs sans nom où se plaindre est impossible et les pleurs ne savent plus couler. Des astres incléments m’avaient abandonnée, j’oubliai jusqu’à mon nom. Seuls subsistèrent des vers précieux avant que ceux-ci ne soient aussi enveloppés par la venue d’autres sombres nuages.

La coquelourde, après être devenue chrysalide et papillon, redevenait coquelourde pour, peut-être, le rester à jamais.

Cependant le papillon était juste entré en hibernance. Après Victorien, il attendait un autre soleil pour se réveiller. (4) Je croisai sa révolution et mes pleurs coulèrent de nouveau. Je retrouvai mon nom, mes souvenirs et, parmi eux, celui des Heures Contemplatives, compagnonnes de malheur, amies consolatives qui, en l’absence des lèvres de Sophie, m’avaient caressé l’âme. Il en sera ainsi jusqu’à ma mort, après bien d’autres lectures aussi innombrables que les étoiles aperçues lors d’un sombre séjour.

Lecteur ami, si l’art de Victorien t’est inconnu, sache-le : ce livre est en fait un livre de prières. Par lui seul tu peux t’extraire de ta douleur et songer sereinement à la mort.

Le Beau est le seul dieu qui transfigure. (5)

Charis de Verley

(1) Cela peut paraître improbable d’imaginer une fillette lire Les Heures contemplatives, mais il ne faut pas oublier que la future Callaïde savait très bien lire à l’âge de trois ans et que son père avait toujours eu le souci de nourrir son esprit avec des ouvrages pas toujours adaptés à son jeune âge.

(2) J’ai expliqué dans Les Callaïdes que ces chambres hébergeant deux élèves étaient un vrai souci pour Adèle et les maistresses qui, pour empêcher des débordements, pouvaient entrer à tout moment dans les chambres afin de vérifier que chaque lit disposait bien d’une unique dormeuse. Il y allait de la réputation de son école.

(3) Rappelons que le séjour de Charis en prison lui fit connaître deux endroits, le deuxième plus amène que le premier. Elle fait bien sûr ici allusion à sa première geôle.

(4) Allusion à d’Alverny. Terrible soleil d’ailleurs. Au moment où elle a écrit cette préface, Charis ne se doutait pas de ce qu’il faisait au Shimabei.

(5) Ces deux derniers paragraphes sont maladroits, elle l’apprendrait amèrement plus tard.

Illustration en ouverture : Pandora Young (artstation)

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