La conteuse d’elle-même (2) : 87 points !

Résumé de l’épisode précédent : le narrateur des Callaïdes, ne comprenant pas que ses livraisons de chapitres pour la Gazette de Nantain ne suffisent pas pour nourrir son foyer, s’apprête à faire une rude découverte…

Mes yeux tombèrent d’abord sur ce titre :

Les lecteurs de la Gazette font leur choy

Avant de voir ceci :

Mon Cœur outragé, d’Anaïs Doucet : 837 pts

Les Égarements de Violette, d’Adabert Honoré : 725 pts

Le Père et la P*** angélique, d’Olivier Ricobert : 675 pts

Extases du réel, de Bertrand Glion : 525 pts

Cher bâtardeau, d’Amandine Desrancœurs : 471 pts

Mes doux voyages en calèche, de Rodolphe Boulanger : 369

La Marquise sortit à prime, de Paul Gentil : 234 pts

Le Pied bot, d’Hippolyte Granjean : 119 pts

La Vérole bienfaisante, de Thibault Crapine : 90 pts

Les Callaïdes, de Gaspard Mercier : 87 pts

Enfin, je vis, au bas de la page, dans le coin extérieur, un triangle délimité par un trait et à côté duquel se trouvait cette précision :

Veuillez détacher le coupon et écrire, dans l’ordre de vos préférences, les titres de vos trois œuvres élisables. La rédaction procède au comptage des votes deux fois dans le mois.

C’est à ce moment que j’eus mon premier instant de faiblesse (il y en aurait par la suite deux autres lors de cette maudite soirée) qui fut de me ruer sur le petit coupon et de l’arracher à la diable pour m’empresser d’écrire mon nom en première position ! Mais au moment où ma plume toucha le papier, j’eus le cœur au bord des lèvres. Que cela était indigne ! Donner sa voix pour soi ! Qui plus est pour un classement qui était le fruit de lecteurs, ou plutôt d’apprentis lecteurs qui savaient à peine entendre ce que leurs yeux pleins de merde déchiffraient ! Enfin, pis que tout, le faire sous les yeux de ma Pauline ! Je biglai dans sa direction, m’attendant à un mépris empreint de courroux. Mais non, elle était toujours l’incarnation de la fatigue la plus pure, la plus douce, et son regard n’exprimait qu’une tristesse désolée qui avait prévu le sinistre spectacle que je lui offrais.

Je reposai la plume.

— De… depuis combien de temps ce vil classement existe-t-il ?

— Mais depuis toujours, mon ami. Je pensais au début que tu savais sa présence dans les pages de La Gazette et je dois dire que je t’admirais de te voir continuer à te plonger dans l’écriture de ton cycle, sûr de toi, indifférent à tout. Mais dernièrement, quand je t’entendais dire des « les lecteurs vont adorer » ou des « Brigandin sait bien que je suis le meilleur auteur de sa gazette », surtout en remarquant que tu n’ouvrais la Gazette que pour constater si ton chapitre avait été reproduit sans la moindre coquille, j’ai compris. Encore une fois, que ce classement soit ignoré, en soi, n’est pas une mauvaise chose. Je t’en parle uniquement parce que tu n’as pas conscience que nous risquons d’être bientôt gênés et qu’il nous faut améliorer nos maigres revenus. Avec mon ventre, je puis encore travailler jusqu’à la fin de ma porture, mais…

— Quant à cela, non. Nous nous sommes mis d’accord : encore deux mois et tu arrêtes. On jaserait trop si tu continuais et je passerais pour l’homme faible du village.

Et le fait était qu’après nos démêlés avec la Voison et Bastien Guérard (ami lecteur, même si ce n’est pas le moment, as-tu lu Le Rachat ?), je me sentais davantage comme un homme fort et j’avais à cœur de le rester.

— Et je le veux bien, rétorqua Pauline, mais en ce cas, tu n’as pas le choix, tu vas devoir trouver un autre moyen que les Callaïdes pour aider le quotidien. N’arrête pas ton cycle bien sûr, mais va peut-être consulter monsieur Brigandin afin de voir s’il ne pourrait pas te confier d’autres articles. Ou alors reprends des leçons avec des élèves.

Je frémis.

Devoir faire une heure de marche le matin afin de me rendre à Nantain pour déverser des lumières dans l’esprit opaque de gamins de semi-bourgeois tout aussi idiots et mal éduqués que leurs parents, non, toute cette vie était derrière moi, c’était désormais au-delà de mes forces !

— Non, je sais ce que je vais faire. Demain je vois Brigandin et gare à lui s’il ne me donne pas ce que j’exige. Il me semble qu’une publication en peau de chamois serait le minimum.

Le tout dit avec mon petit poing serré, comme près de fracasser une gueule imaginaire. Inconsciemment, j’attendais peut-être dans mon désordre mental un regard admiratif de ma femme pour son mâle écrivain. Je n’obtins qu’un :

« Bon, eh bien moi je vais me coucher, tout cela me fatigue. Bonsoir ! »

Ainsi était ma vie. Rien, absolument rien n’était fait pour permettre à mon génie de s’épanouir. J’avais autant de considération qu’un houret rhumatique bardé de puces et pour lequel on n’a même pas la gentillesse d’offrir une couverture pour eschauffer un peu ses vieux jours.

À suivre…

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