La Plume viciée (43) : Affres du jeu de l’oye

Episode 1

Résume de l’épisode précédent : Ayant découvert l’existence de contre-baumes lui permettant de recouvrer sa beauté après avoir utilisé les détestables recettes du livre de la vieille Astasie de Mirambeau, Diane passe sa journée à les concocter pour se les appliquer la nuit venue. Le lendemain matin…

Joie ! Bonheur ! Allégresse ! Sa beauté était revenue !

Enfin, presque. Car à y regarder de plus près, elle était encore convalescente, à l’image de ses lèvres la veille. D’ailleurs, ses lèvres… elle les scruta et ne put que constater qu’elles n’avaient pas changé. Ce qui était à la fois rassurant et décevant car elle avait espéré qu’une journée supplémentaire eût apporté une légère amélioration. Mais ce n’était pas le cas. Elles étaient belles, oui, mais restaient légèrement plus affaissées, moins bien polies avec ici et là un peu de gerçure. Bon, rien de déshonorant non plus, elle n’aurait qu’à les farder avec adresse.

L’ennui c’est qu’il en allait de même avec les yeux, le teint et la chevelure. Son reflet dans le miroir lui proposait une version de Diane amoindrie, le genre de visage qu’elle arborait quand elle sortait d’un mauvais rhume qui l’avait couchée avec une forte fièvre. D’un autre côté, elle était tellement soulagée de retrouver un visage avenant qu’elle ne s’en affligea pas outre mesure. Comme pour les lèvres, elle se faisait fort d’utiliser des baumes (plus conventionnels, ceux-là, moins dangereux) pour y remédier. Elle se demandait d’ailleurs si elle ne pouvait pas tenter d’appliquer une deuxième rasade de contre-baumes, pour voir. Peut-être pas tous d’un coup (elle avait appris à se méfier du maudit livre de l’aïeule), mais juste un peu sur les lèvres, rien que pour voir… bon, elle verrait. En attendant, il lui fallait se préparer pour opérer son grand retour à la gazette, et surtout au Château. Pour ce dernier, elle attendrait une journée de plus, pour le cas où les contre-baumes ajouteraient encore en effets bienfaisants.

On le voit, Diane avait retrouvé les griffes du fauve, comme on disait alors. Sa petite vanité et son petit égoïsme, ébranlés, en proie au doute et au désespoir, se refaisaient une santé et ce n’était plus qu’une question d’heures avant qu’un détestable aplomb ne vienne compléter le costume. Malgré tout, alors qu’elle s’affairait devant son miroir pour tenter de rehausser la beauté de son visage, s’apercevant qu’elle faisait ce qu’elle déconseillait à longueur d’articles, à savoir ne surtout pas avoir la main trop lourde, elle ressentit une pointe d’amertume. Elle n’avait que vingt-deux ans et voilà qu’elle se fardait comme une de ces femmes de trente, à cet âge périlleux que beaucoup d’hommes considéraient comme déjà les derniers feux avant l’indifférence. Cela n’entamait pas sa volonté de briller de nouveau mais, au milieu de l’excitation sourdait comme une lassitude, lassitude qui pouvait se résumer en ces trois mots : à quoi bon ?

Effectivement, à quoi bon vouloir devenir une très grande écrivelle ? À quoi bon vouloir pénétrer dans la Haute Noblesse ? À quoi bon passer son temps à manipuler son monde pour y parvenir ? Ce n’était pas non plus un revirement complet de son âme que Diane opérait, mais à la vue de ce visage qui avait indéniablement perdu de son éclat, elle eut conscience de la précieuseté du temps, ce temps qui lui avait ôté une partie de sa beauté, mais peut-être, aussi, de sa vie et de son esprit. Depuis qu’elle était arrivée à la Capitale, elle avait voulu aller au plus vite, trouver des raccourcis pour toucher rapidement son but. Le hasard l’avait mise sur le chemin d’Isolde, puis de Faumiel, de Gollard et d’autres « amies » au Château qui lui avait permis de tisser une belle toile pour faire connaître son nom. Oui, tout cela était allé vite, à l’image des effets des recettes de beauté.

Elle eût pu se contenter de sa place au sein de la gazette, comme Élodie ou Lucinde.

Mais non, obtenir la protection d’Isolde avait été par trop tentant.

Et pour cela aussi, elle eût pu s’en contenter.

Mais non, elle avait accueilli avec ivresse sa proposition de la faire pénétrer dans le monde luxueux du Château, accession qui, bien sûr, ne la contenta pas non plus.

Elle avait pourtant pleinement conscience de son obsession de toujours monter davantage plus haut mais, rien à faire, elle ne voyait aucune échappatoire, comme si cette ambition qui la dévorait jusqu’à l’absurde, comme si cette compromission permanente qui la définissait, étaient constitutives de tout son être.

Et elle en souffrait. Ou plutôt il lui semblait en souffrir. Elle n’en était pas totalement sûre non plus, mettant cette pointe qu’elle ressentait en son cœur sur le compte de la frustration que son élévation sociale ne soit pas plus rapide. Reste que, devant l’image légèrement défaite que lui renvoyait son miroir, elle se demandait s’il n’y avait pas là une leçon à tirer, une mise en garde que lui avait envoyée la défunte aïeule. Pourquoi la vieille avait-elle dissimulé les recettes des contre-baumes ? Quel intérêt ? Elle le sentait, dans tout cela elle avait fait une erreur, elle s’était trop précipitée à essayer les baumes. Elle eût dû à la place se renseigner sur cette Astasie de Mirambeau qui s’était terrée dans un des nombreux appartements de l’aile ouest du Château. Quel avait été son caractère et, surtout, à quoi avait-elle ressemblé à la fin de sa vie ? À une vieillarde encore armide ou, au contraire, à une atroce vieille au visage de sorcière parce qu’elle s’était trop appliqué sur la face ses maudits baumes ? Dans ce dernier cas, Diane se serait bien sûr méfiée et ne les aurait sans doute pas appliqués. Finalement, son envie d’aller trop vite lui avait fait faire un pas en arrière. Un peu comme une partie de jeu de l’oye, finalement. Elle avait mis à pieds joints en plein sur une case porte-malheur. Bon, ça pouvait arriver, et il était toujours consolatif de se dire qu’elle n’avait pas donné sur les cases les plus fatales du jeu.

Cette idée du jeu de l’oye, alors qu’elle mettait la dernière touche à son fardage, lui laissa une funeste impression. Le hasard l’avait sauvée du désastre en lui permettant de découvrir l’existence des contre-baumes. C’était une « bonne case » qui lui avait fait échapper in extremis aux ténèbres. Ouf ! Fort bien. Mais à ce jeu, la plupart du temps une mauvaise case ne demandait qu’à suivre. Quelle serait la prochaine ?

Sa gorge se serra. Elle le pressentait, elle n’en avait pas encore fini avec cette histoire. D’ailleurs… derrière sa porte qui tamisait bien peu les bruits de la cage d’escalier, n’entendait-elle pas les pas de quelqu’un montant les marches ? Il était idiot de s’en inquiéter, ce pouvait-être aussi bien un voisin du dessus qu’un quidam rendant une visite à un autre locataire. Mais Diane ne l’entendait pas ainsi, au fur et à mesure que le bruit se rapprochait, elle fut persuadée qu’elle se rapprochait d’une case fatale.

De fait, comme pour lui confirmer cette intuition, les pas n’enchaînèrent pas avec la montée de l’escalier pour accéder au deuxième étage. Ils filèrent dans le couloir, en direction de sa porte. Ou de celle de la voisine qui vivait en face, il y avait encore une chance… mais Diane n’y croyait pas. Non, elle le sentait, l’heure de la chute était venue pour elle. Juste après avoir recouvré la quasi-totalité de sa beauté, il ne pouvait qu’en être ainsi…

Les pas s’arrêtèrent, évidemment juste devant sa porte. Dans un instant, le malheur allait toquer.

Diane, les doigts entremêlés, s’écornant les ongles et les peaux autour, attendait en retenant son souffle, comme le condamné attendant que la hache du bourreau lui tombe sur le col.

Une main toqua.

Le sang reflua aussitôt de son cœur. Le moment arrivait, celui où Diane poserait le bout du pied sur une nouvelle case funeste. Pouvait-elle y échapper ? Il lui semblait que non, ce qui devait advenir finissait toujours par advenir. Cependant elle se disait que ne pas répondre, ne pas donner le moindre signe de présence, allait peut-être permettre d’éloigner la funeste échéance. Et peut-être qu’entre-temps, qui sait ? le destin connaîtrait-il une de ces petites fluctuations qui casserait l’engrenage des fortunes, pour user de l’expression consacrée des vieilles superstitieuses.

Aussi bien Diane se figea-t-elle, allant jusqu’à mettre ses mains devant sa bouche pour camoufler sa respiration.

Une deuxième fois, on toqua. Plus fermement.

Toujours cette impression que le sang fuyait son cœur ! Elle se demandait si cette case funeste ne venait pas davantage de cette terreur qui allait finir par lui prendre la vie plutôt que de la rencontre avec l’inconnu derrière la porte. Hé ! Après tout, peut-être ne s’agissait-il que d’un messager envoyé par Faumiel ! Ou bien par Isolde ! Cela arrivait. Pourquoi s’angoisser d’une situation qui…

« Je me nomme Aurore des Touches. Je suis la mère de Capucine. »

Et une troisième fois, le sang reflua. Et pas que du cœur. En fait, Diane se demanda si tout son sang ne s’était pas volatilisé d’un coup, la faisant se sentir, dans le tréfonds de son être, aussi froide que la plus glaciale des banquises au nord du Slavring. Absolument figée, elle se dit confusément que finalement, cette pétrification de tout son être était le meilleur moyen de ne pas répondre. Oui, elle ferait ainsi, elle ne…

« Ouvrez. »

Le ton était calme. Ce n’était pas un ordre qui avait été crié. Mais derrière ce calme, Diane perçut la fermeté de la noble habituée depuis tout temps à être obéie. C’était un ton que Diane se promettait bien de posséder un jour, mais en attendant, elle n’en disposait pas, étant encore du côté de ceux qui obéissent. Qu’adviendait-il si elle continuait de ne pas répondre ? La mère de Capucine ne s’encolérerait pas, non. Mais elle redescendrait dans la rue, là où devait se trouver son carrosse, et elle demanderait à son cocher – un rude gaillard comme étaient du reste tous ces cochers faisant promener ces nobles dames en passant parfois dans des rues où l’absence de danger était très relative – de remonter avec elle pour forcer la porte. La situation s’imposa avec une effrayante netteté à son esprit, tandis que son corps avait mécaniquement exécuté, comme un bon pantin manipulé par une force supérieure, les cinq pas le séparant de la porte. Diane vit alors ses mains, comme séparées de sa volonté, s’approcher de la clé dans la serrure, et elle entendit sa bouche prononcer ces mots dans une voix étranglée : « Je… je vais vous ouvrir. »

Le pêne glissa, la poignée s’abaissa, la porte s’ouvrit.

Et devant Diane apparut une dame dont elle n’eût jamais pu deviner le lien avec Capucine.

À suivre…

Leave a Reply