Résumé de l’épisode précédent : Après s’être plâtrée des différents baumes miraculeux d’Astasie de Mirambeau, Diane s’aperçoit de leurs terribles effets indésirables qui la font ressembler à une sorcière de conte de fées. Terrée chez elle, elle inspecte de nouveau le livre de recettes de beauté, espérant y trouver quelque indice pour sortir du désatre, en vain. De colère elle envoie rudement voler l’ouvrage dans son salon…
Elle allait s’y plonger corps et âmes, des larmes de rage lui montaient et s’apprêtaient à se déverser sur ses joues rassies, quand elle tourna subitement la tête en direction du livre, comme si un détail aperçu fugitivement venait avec quelque retard de frapper son esprit.
Il s’agissait du contreplat… Tel qu’elle le voyait, avec l’angle par lequel il recueillait la frêle lumière de la fenestre, il semblait avoir un léger relief. Elle s’approcha aussitôt pour saisir le livre et l’observer, le toucher : c’était bien cela, les doigts s’enfonçaient légèrement, comme si quelques papiers avaient été camouflés, recouverts par une page dont les bords avaient été collés sur le contreplat.
Se saisissant cette fois-ci d’un petit stylet qu’elle utilisait pour se curer les ongles, elle glissa la lame dans un coin, entre la feuille et le contreplat avant de gratter légèrement pour la décoller. Elle y parvint facilement et, alors que la lame descendait et arrivait à mi-chemin du côté long, elle s’arrêta, n’en pouvant plus de curiosité. Écartant doucement la page, elle jeta un œil à l’intérieur : c’était bien cela, quelques feuilles s’y trouvaient !
Au diable le stylet ! glissant ses ongles sous la page, elle l’arracha brutalement et apparurent deux petits feuillets, pliés en deux et recouverts de la même écriture utilisée dans le reste du carnet. Des numéros apparaissaient, Diane comprit d’instinct qu’ils renvoyaient à ceux des recettes. Il y en avait trente-quatre, or le carnet comprenait justement ce nombre de recettes. Ses yeux tombèrent sur le vingt-deux. Elle le connaissait bien, celui-là, c’était l’Elixir Mystique pour lèvres de velours, lèvres qui depuis étaient devenues sèches, sans relief, brunâtres, évoquant davantage l’anus d’une guenon qu’une bouche d’armide. Sous le numéro, elle lut ces vers (car oui, elle découvrait qu’Astasie de Mirambeau se piquait de poésie !) :
Cire fondue d’abord, dans l’ombre mêlée,
Puis la sève et le venin, en rond agités.
Pétales réduits s’unissent aux perles noires,
Chante un vers à la lune pour sceller l’espoir
Alors, elle comprit.
Enfin elle comprit… un doute subsistait. Quand elle avait entrepris de réaliser des recettes, ce qui l’avait surprise était qu’il n’y avait nulle recommandation quant à l’ordre avec lequel procéder. À chaque fois elle s’était contentée de rassembler les ingrédients et de les broyer dans un petit pot avec un pilon. D’où probablement sa déchéance physique. Ces recettes disposaient d’un secret, d’une clé qui permettait d’empêcher le désastre. Cette clé consistait en un ordre avec lequel les ingrédients devaient être intégrés à la recette. À moins que… oui, à moins que le désastre soit inéluctable sans ce qu’elle avait sous les yeux, c’est-à-dire des sortes de contre-recettes permettant de revenir au point de départ une fois que les effets bénéfiques devenaient cauchemardesques. Il fallait du moins l’espérer car dans le cas contraire, cela signifiait que le livre était un abominable piège, sans espoir de retour en arrière.
Diane renasqua. Mais pourquoi la vieille n’avait-elle pas exprimé plus clairement ses secrets ? Pourquoi avait-elle caché ces feuillets dans le contreplat ? Par malice et défi envers celles qui hériteraient du livre, comme si la beauté devait se mériter ? Par amertume envers celles qui disposent encore de leur jeunesse, laissant dans leur main une arme à double tranchant ? Par simple gâtisme ? Une envie de meurtre lui vint, mais cette envie fut vitement empêchée par un autre sentiment, plus doux celui-là, l’espoir. Hé ! N’était-ce pas le dernier mot des quatre vers qu’elle venait de lire ?
À moins que ce ne fut de nouveau quelque chausse-trappe. Mais Diane ne voulait y croire. Il fallait que ce fût l’antidote à ses malheurs. Du reste, il n’y avait pas le choix. Elle sentait que si la situation devait perdurer, elle n’aurait d’autre choix que s’acorer. Elle ! Une Diane de Monjouy gravissant les échelons de la société grimée en fée Malgraine ! après avoir connu et arboré une beauté qui avait fait d’elle l’égale de Félicia, déesse de la beauté ? Allons donc !
Comme elle disposait de ces ingrédients, elle les réunit pour appliquer un baume à ses lèvres. Observant le premier vers, elle rumina, déjà une difficulté ! Cire fondue d’abord, dans l’ombre mêlée. La cire, elle voyait, ce devait être la cire de lune de la recette de base. Mais l’ombre mêlée ? Elle réfléchit, rassemblant des souvenirs de lecture. Il était possible que ce fût une expression consacrée pour désigner le crépuscule, ce moment où lumière et obscurité s’entremêlaient. Cela tombait bien, la journée touchait justement à sa fin. Elle mit donc dans un petit pot une cuillère de cire de lune. La suite maintenant… puis la sève et le venin, en rond agités. Il s’agissait de la sève de mandragore et du venin de serpent des brumes. Elle versa les ingrédients dans la cire et, avec une petite cuillère, les mélangea par des mouvements circulaires. En le faisant, Diane sentit une goutte de sueur perler sur son front. Elle tournait la cuillère de la droite vers la gauche ? Et s’il fallait faire au contraire l’inverse ? n’était-ce pas encore un nouveau piège ? Après, au point où sa laideur en était, elle ne risquait rien à connaître une nouvelle déconvenue. Le troisième vers… pétales réduits s’unissent aux perles noires, oui, décidément, c’était bien cela. Elle avait eu tort de mélanger les ingrédients à la diable, la recette nécessitait de suivre scrupuleusement un ordre. Elle ajouta une cuillère de poudre de perle noire et cinq pétales de rose noire. Surprise ! les pétales se désagrégèrent aussitôt dans la mixture ! Elle n’avait même pas besoin d’user de son pilon pour les dissoudre ! Elle était sur la bonne voie, c’était certain ! Enfin le dernier vers : chante un vers à la lune pour sceller l’espoir.
Que… que signifiait ? De nouveau, Diane fut submergée par une montée de mauvaise bile, imaginant l’ancêtre gloussant de satisfaction au moment d’écrire le vers, se félicitant de donner un faux espoir en conseillant une grotesque recommandation. Un déluge de viles insultes sortirent d’entre ses lèvres desséchées, parmi lesquelles « vieille bique puante », « sachet de merde », « grosse vache de charogne » et « vieux fard de pute ». L’ancienne Diane, s’efforçant de toujours bien se maîtriser en toutes circonstances, s’en serait étonnée et offusquée, mais pas la nouvelle. Ce devait être là aussi un des effets de toutes ces potions qu’elle s’était appliquées : à la déliquescence physique devait suivre une déliquescence mentale… à moins que cette déliquescence touchât surtout les barrières que Diane avait su ériger pour empêcher de montrer à tous quelle effroyable âme de goton elle pouvait avoir.
Dans sa rage et son désarroi, une idée cependant lui vint, idée qui était composée de deux mots : « forces lunaires ». Elle n’était pas tellement portée sur les choses horoscopiques, à la gazette elle laissait Sylvie pondre ses notules quotidiennes sur le sujet. Mais oui, ça lui revenait maintenant, ceux qui y croyaient étaient persuadés de supposées forces que l’astre distillait quand il rayonnait dans la nuit. Il lui faudrait donc chanter un vers en pleine nuit ? Que c’était ridicule ! Et quel vers, d’abord ? Son premier réflexe fut de prendre un des rares livres de poésie que sa maigre bibliothèque possédait afin d’en choisir un au hasard. Mais elle eut conscience de sa paresse et se demanda si la lune n’aimerait pas plutôt qu’elle chantât à sa gloire un vers de sa composition. La lune n’aimerait pas plutôt ! Elle eut envie de se donner des gifles. Fallait-il donc qu’elle soit sotte pour prêter foi à ces sornettes ! D’un autre côté, elle n’avait guère le choix. Elle s’était empressée de fabriquer ces recettes quelques septaines plus tôt, peut-être avait-elle intérêt à prendre son temps cette fois-ci.
Elle s’installa à son secrétaire, prit sa plume et griffonna des essais de vers sur une feuille. Ce ne fut guère aisé, son esprit était davantage porté sur des agencements de mots pour ses articles de gazetière ou pour des récits prévisibles aux phrases maniérées. Mais enfin, après plusieurs essais, elle parvint à ce résultat :
Ô lune reine, mêle à ma chair ton éclat d’ivoire éternel.
Allez, c’était pas mal. En tout cas, elle ne voyait pas comment faire mieux.
Dehors, la nuit était en train de s’installer. Diane décida de dormir un peu. Elle avait un sommeil léger qui toujours lui permettait d’entendre le bref carillon de la minuit. Elle se lèverait alors pour chanter son vers et appliquer le baume.
À suivre…