La Conteuse d’elle-même (35) : S’enfermer dans une prairie

Résumé de l’épisode précédent : Le narrateur des Callaïdes a commencé l’écriture d’une intrigue secondaire devant apparaître dans le manuscrit d’Anaïs Doucet. Il a tout simplement imaginé l’histoire d’un dangereux suiveux hantant le quotidien de la “conteuse d’elle-même”. Ne reste plus qu’à la revoir pour lui soumettre son travail…

Quand je la reverrai… Cette perspective me parut subitement bien éloignée. Que n’avait-elle proposé dans trois jours seulement ? Et puis, j’avais à charge de traiter entretemps l’ensemble des dix astérisques et cela m’ennuyait car, une fois la tâche accomplie, je ne la reverrai probablement plus (à moins que la collaboration ne perdure). Je me dis que le plus sage était d’en traiter seulement cinq et de prétexter que je voulais avoir son avis sur cette histoire de suiveux avant de poursuivre l’histoire dans l’histoire que je projetais de développer. Oui, comme cela je la reverrais au moins une deuxième fois.

Je songeai à cette perspective sans vergogne, sans scrupules vis-à-vis de Pauline. Ce n’était pas que je voulais l’abuser avec Anaïs, non. C’était juste que cette dernière, je m’en apercevais, me plaisait – en dépit du fait qu’elle s’adonnait à un type de récit qui m’était complétement étranger et qui suscitait en moi un intérêt nul –, et que la revoir allait contenter mes yeux mais aussi séduire mon imagination, quelque chose en elle, dans son apparence, sa manière de parler, pouvant aider au façonnage de tel ou tel personnage. Et puis, à cela s’ajoutait le besoin de respirer un autre air, tout simplement. L’air de Taillefontaine n’avait pourtant rien de vicié, bien au contraire. C’était plutôt celui de la maison. Une femme grosse devait respirer pour deux et du coup, il me semblait que l’air était devenu plus pesant. Que cela allait-il devenir quand l’enfantelet naîtrait ? songeais-je non sans crainte. C’était bien joli de se sentir tout fiérot après avoir versé de la semence dans la matrice de Pauline et constaté que son ventre s’arrondissait, mais avais-je vraiment envie d’un autre enfant qui geindrait tout son soûl dans les parages et qui m’empêcherait de bien travailler ? J’avais pourtant connu cette situation du temps où Pauline était simple servante chez moi et Clément la tétait. Mais Clément, comme son nom l’indique justement, avait été clément avec mes oreilles. Et il y avait eu le plaisir d’une situation inhabituelle : celle de se sentir proche d’une jeune et jolie servante, mère et bientôt veuve. Ce furent de doux moments, je ne le nie pas, et les rares moments où Clément avait pleuré n’avaient été à mes oreilles que mélodies et chants divins.

Et puis, après avoir pris notre décision de vivre ensemble dorénavant, un autre visage de Pauline était apparu. Celui d’une femme désirant s’instruire auprès de moi d’abord, ensuite celui d’une femme de caractère. En soi, deux facettes estimables et qui me plurent, même la deuxième. Car Pauline n’était pas non plus comme ces épouses brisebilles, toujours à voleter comme un vautour auprès de leur mari pour les piquer d’une méchanceté à la moindre faute. Elle était davantage comme une mère qui pouvait reprendre avec un peu d’acrimonie les écarts d’un enfant étourdi. Ou plutôt, elle avait été car, avec la porture de son enfant, les reproches maternels s’étaient mués, à ce qu’il me semblait, en une sorte d’assurance morgueuse qui me déplaisait, qui même me faisait mal, comme si… oui, comme si j’en étais tisonné et je compris lors l’explication des yeux rouges dans mon rêve, yeux qui m’avaient tisonné et littéralement fait fuir de la maison.

Alors… c’en était donc fini ? Pourtant, le « sot » prodigué et accompagné d’un enlacement tétonnier avait été un doux moment et je ne doutais pas qu’il y en aurait d’autres. Abandonner Pauline, Clément et l’enfant à naître ? J’en étais bien sûr incapable, sans compter que je n’ose imaginer l’horreur et le dégoût qu’un tel acte susciterait dans la famille Mercier, notamment chez ma tante Mathilde, parfaitement capable de sortir de son antre de Nantain pour venir me tirer les oreilles avec ses mains d’ogresse. Mais comment remédier alors, faire en sorte que tout redevienne comme avant, c’est-à-dire que Pauline se fasse moins pesante, moins sombre ?

Ici je ne mis pas longtemps à trouver la réponse. Elle avait pour nom Anaïs. Non que je désire accrocher ses gambes à mes hanches, c’était juste que je la voyais comme une âme consolatrice apte à refroidir mes plaies tisonnées par les yeux de Pauline. D’une certaine manière, j’aurais le feu et la glace, en espérant que le feu se calmât à la fin de la porture.

Je verrais cela. En attendant, oui, il fallait surtout que je revoie l’élégante Anaïs Doucet.

Les six jours s’égrenèrent de morne manière, Pauline me faisant toujours des groins et moi ne cherchant guère à les dissiper. Même Clément, invariablement gai et toujours capable, par son innocence et sa bonne humeur, de dissoudre nos nuages conjugaux, avait l’air tout triste. Je resongeai à sa terrible apparence dans mon songe, celle d’une hideuse créature pourvue de bras tentaculaires essayant de m’attraper ou plutôt… de me retenir. Le pauvret n’y était pour rien, mais n’était-ce pas là la confirmation que je m’étais de moi-même pris dans un piège, celui de l’honnête vie de famille et des responsabilités qui vont avec, nourrir des bouches, élever des enfants, et que dorénavant, je ne pouvais plus m’en libérer, tisonné par des yeux, retenu par des bras auxquels s’ajouteraient deux autres bientôt ?

En tout cas Clément montra des signes de morosité et on le vit moins présent à la maison, comme désireux justement de la fuir, pour errer dans le village, voir Gringoire qui se fit un plaisir de lui montrer son imbécile d’ours, mais aussi les Armand, toujours enchantés de voir le garçonnet leur rendre visite.

Moi, je m’enfermai dans ma prairie pour lire et écrire. C’est étrange d’écrire que l’on s’enferme dans une prairie mais l’image est juste. À l’enfermement pesant de la maison, près d’une femme qui avait dans son ventre un enfantelet enfermé, je préférai cet enfermement à ciel ouvert, celui de mon esprit dans un univers de mots, de phrases, de chapitres… et d’astérisques.

À suivre…

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