Le rachat (10) : l’aimable monsieur Armand et la charge d’écrivain public

Résumé du précédent épisode : Décidément, le père Gringoire est plein de ressources : non content d’être un vigoureux trousseur d’horizontales, il est aussi habile manieur de couteau, pouvant ajuster et tuer une taupe à vingt pas, est capable de savoir rien qu’en la voyant si une femme est habituée à la chosette ou non, enfin est le seul homme de la contrée capable de terroriser un ours en l’accablant d’injures de sa grosse voix. Alors qu’il est justement occupé à tirer l’oreille d’un plantigrade malappris voleur de miel, le narrateur des Callaïdes décide de reprendre sa promenade, toujours accompagné de Clément…

« Bon, père Gringoire, criai-je, nous vous laissons, merci pour l’œuf ! »

Il ne me répondit pas, occupé qu’il était à brandir le poing en direction de l’ours tout en lui vociférant quelques rasades supplémentaires d’insultes. Je crus distinguer un je vais le dire à ta carogne vérolée de mère, n’en doute pas ! mais je n’en fus pas sûr.

Nous poursuivîmes donc notre route et, après trois maisons, nous nous arrêtâmes à l’étape obligée de la promenade matinale : la demeure de monsieur Armand, le propriétaire le plus riche du village, et le plus lettré.

Armand fut le seul à se montrer méfiant et un peu sournois concernant notre arrivée. C’est que sachant lire et écrire, il avait un statut privilégié, celui de lecteur et d’écrivain public, rôle précieux dans des villages où l’essentiel de la population ne sait lire ni écrire. Avoir une personne dotée de lettres – même un peu – dans un village, c’était l’assurance de pouvoir dialoguer avec des parents habitant dans une autre contrée. La missive arrivait, était remise pour la déchiffrer à l’érudit du coin, du moins la personne qui savait un peu décrotter des textes, et l’on pouvait à son tour y répondre en échange de quelques sous. À cela s’ajoutait le prestige de la lecture du soir en communauté, une à deux fois dans la semaine, coutume sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir plus tard.

Or, Armand aimait cette fonction. Ou du moins, il appréciait son prestige. Aussi ne vit-il pas d’un bon œil l’arrivée d’un nouveau venu maîtrisant bien plus les lettres que lui. Apprenant que j’écrivais et que j’avais été autrefois précepteur, ce furent d’abord nos voisins immédiats qui vinrent timidement toquer à notre porte pour me demander d’écrire un message à des parents vivant à cinq lieues. Ce que je fis bien volontiers puisque j’espérais cette modeste manne de revenus pour compléter les maillettes que mon détestable libraire daignait me glisser dans la main pour les livraisons des chapitres des Callaïdes. Ils furent enchantés de mon travail, très élogieux même.

« Or çà ! s’exclamèrent-ils, quelle belle écriture que vous avez ! Bien plus belle que celle de monsieur Armand qui tremble comme si elle avait pris refroidure ! »

C’est qu’Armand, je l’appris bientôt, était un peu dans le cas de Pauline, à savoir qu’il avait appris à lire sur le tard, avec pour lui surtout l’envie d’être capable de lire chaque jour La Gazette de Nantain, activité qui vous posait son homme érudit et qui permettait de jouir d’un prestige certain en tant que source d’informations fiables sur ce qui pouvait affecter le quotidien du village, même s’il m’avoua par la suite que tout ne lui était pas aisément accessible. Beaucoup d’ouvrages, d’articles, résistaient à son esprit. Et pour ce qui était d’écrire, c’était pis. Il essayait de rester simple quand il prenait la plume, mais avouait qu’il n’était pas toujours bien sûr du résultat. Aussi vint-il un soir toquer lui aussi à notre porte, non pour me demander d’écrire un message, mais de s’occuper dorénavant des requêtes des paysans.

« Vous comprenez monsieur Mercier, cela fait huit ans que je le fais mais avec votre métier, vous serez plus capable de vous en charger. Et puis, accepter le peu d’argent des braves Taillefontanais en échange de l’écriture de quelques mots, cela commençait à devenir pesant. Je n’en ai pas besoin mais toujours ils vous mettent de force quelques sous dans la main. Vous et votre épouse, vous êtes plus jeunes, vous avez un enfant, vous n’avez pas de propriétés, ce maigre revenu vous sera sûrement plus utile qu’à moi. Et puis cela permettra de me faire pardonner le mauvais visage que j’ai pu vous faire à votre arrivée. Si, si ! Ne protestez pas, j’avoue avoir été bêtement jaloux. »

Le tout dit avec une simplicité de ton qui nous plu tout de suite. Et effectivement, je n’allais pas cracher sur ces sous qui allaient suppléer aux maigres revenus issus de mes livraisons de Callaïdes. Lors de la dernière après-midi de la semaine, au retour de leur travail, je propose depuis à quiconque ayant un besoin d’écrit de lettres de venir chez moi pour m’en expliquer le contenu. Souvent une file de dix personnes attend à l’entrée de notre chaumière et elles y entrent chacun leur tour pour ne pas entendre les secrets des autres. Du reste les secrets n’en étaient pas de bien grands. Il s’agissait la plupart du temps de lire des nouvelles reçues de proches ou bien de leur en envoyer. Mais je mettais un pied dans des masures que je ne connaissais pas, je faisais la connaissance de personnes qui me devenaient peu à peu familières, ce qui me permettait d’en plaisanter gaiement avec ceux qui venaient me voir. « Alors Thibault, ton frère est toujours accablé par son cheval rhumatisant ? », « Eh bien Gisette, comment se porte la mère ? Toujours aussi solide qu’un chêne ? », petites phrases qui mettaient en confiance car leur montrant que tout en sachant rester discret, j’accordais un peu d’importance à ces vies discrètes. Évidemment, c’était plus délicat pour les jeunes paysans, hommes comme femmes, qui venaient me voir pour me demander d’écrire une lettre à un suiveux ou une gentille amiette habitant dans un village voisin – les hommes n’étaient d’ailleurs pas les moins gênés. Et pendant que j’écrivais, Pauline allait voir régulièrement la file dehors pour la faire patienter de son frais minois, proposer quelques verres de vin et faire un peu la discussion. À la fin de la séance d’écriture, qui pouvait prendre trois heures mais qui ne m’était pénible en rien, nous avions une cinquantaine de sous, modeste trésor qui nous suffisait en attendant des jours meilleurs — j’espérais une part d’héritage émanant d’un oncle malade.

Pour en revenir à monsieur Armand, nous nous liâmes dès sa venue chez nous. Ce grand homme sec un peu élégant, en tout cas tranchant avec l’habituel de Taillefontaine, se montra plein d’attentions pour nous. Lisant La Gazette de Nantain, la recevant tous les jours et apprenant que j’étais ce Gaspard Mercier qui était derrière le feuilleton des Callaïdes, il m’accabla de questions sur mon travail. Il me proposa aussi de venir chercher chaque jour l’exemplaire de la gazette pour que nous en profitions. Ce qui avait mis en joie Pauline, boulimique de tout ce qui montrait un étalage de lettres depuis qu’elle savait lire, et me permettait de découvrir mes chapitres imprimés, moyen qui permet bien souvent de prendre conscience de certaines faiblesses.

J’allais donc lui rendre visite en fin de matinée pour discuter et prendre le journal, parfois c’était lui qui venait chez nous, autant pour me remettre la gazette que pour discuter en compagnie de Pauline, et profiter de ses beaux yeux et d’une voix clairette bien différente de celle que j’avais entendue ce matin-là. C’est que Pauline l’appréciait, et ce n’était pas sans parfois me piquer le cœur. Pauline était tombée amoureuse de quelqu’un de vingt ans son aîné, pourquoi ne pas le devenir d’un autre de trente ? Et puis, Armand était riche, lui. Cependant je ne cherchais pas à faire de maladroites allusions auprès de Pauline, préférant avoir une confiance aveugle. Néanmoins… peut-être que demander un discret avis au père Gringoire, qui s’y connaissait bien plus que moi en matière de femmes…

Je ne toquai pas moins à la porte d’Armand le cœur serein ce matin-là. C’était un tort car j’allais apprendre une rude nouvelle.

À suivre…

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