Le rachat (29) : l’armide devenue ogresse

Résumé de l’épisode précédent : le narrateur des Callaïdes est sur le point de conclure le récit des terribles événements qui lui sont arrivés. Arrivé à Nantain avec Lauraine, il est allé se recueillir à l’endroit où Laurette a été assassinée, bouclant ainsi la boucle et persuadé que son rachat est à cet instant total. Il lui faut maintenant remettre Lauraine entre les bonnes mains de sa tante Mathilde…

Tante Mathilde était matinale, je ne craignais pas de la rendre exécrable en toquant à sa porte aux aurores. De fait, nous entendîmes un pas lourd s’approcher quelques secondes après. La porte s’ouvrit, et une silhouette apparût : massive, me dépassant d’une tête, prenant tout la largeur du chambranle et ajoutons aussi ventripotente, mamelue, ventrue et surmontée d’un visage bouffi aux yeux de taupe cerclés de minuscules bésicles. Je précise qu’il ne s’agissait pas d’une ogresse mais bien de ma tante Mathilde. Je crois que Lauraine eut un peu peur car je sentis sa petite main serrer davantage la mienne.

Les yeux de taupe allèrent de moi à Lauraine puis de Lauraine à moi. Alors la bouche s’ouvrit et, d’une voix qui n’avait jamais su ce que c’était que parler doucement :

« Oh ! Toi, tu radines avec une bâtarde que tu as faite dans le dos de ta Pauline qui s’en est aperçue et qui t’as foutu à la porte de chez toi ! Et elle a bien raison, quelle idée ! M’enfin, entre mon neveu, tu sais que tu peux compter sur ta tante Mathilde pour te consoler. On va trouver un moyen pour vous rencoigner, va ! Ce serait dommage de perdre une jolie petite femelle comme ta Pauline, hein ! Les accidents d’enconnage, ça arrive parfois ! Ça ne se contrôle pas toujours, ces choses-là ! Mais tu es bien sot tout de même ! »

La main de Lauraine se desserra. Au-delà de la grosse voix qui avait empli l’espace, la fillette avait dû comprendre d’instinct qu’il s’agissait là d’une présence amie. Du reste, il n’y avait pas plus opposé physiquement à la Voison qu cette femme robuste toute en largeur, ce qui devait achever de la rassurer. Pour ma part, je m’aperçus que si elle n’avait pas totalement saisi mon caractère (comment m’imaginer voir d’autres femmes alors que j’avais Pauline ?), elle avait totalement intégré celui de ma femme, car rien de plus plausible que de l’imaginer me mettre à la porte de chez moi après avoir appris sa cocufication. Je n’en souris pas moins à la fautive hypothèse de ma tante et j’allais la détromper quand…

« Attends, attends ! Cause pas tes histoires sur le seuil, entre avec ta drôlesse mon neveu, je vas écouter cela avec une bonne tasse de thé ».

Dans la langue de Mathilde, bonne tasse de thé signifiait une tasse, effectivement de thé, mais arrosée d’une rasade de vin rouge, vieille coutume paysanne qu’elle disait avoir hérité de sa mère. Elle nous installa dans un petit salon assez peu porté sur la coquetterie mais tout à son image : robuste et allant à l’essentiel. Ma tante était relativement riche pourtant, elle eût pu vivre dans une maison plus grande, mais comme elle avait toujours vécu ici et que ses besoins n’avaient jamais changé, elle n’avait jamais ressenti celui de changer de quartier.

« Je connais les gens d’ici depuis toujours, m’avait-elle dit un jour, et pis ils sont gentils. Sauf peut-être cette vieille carne de Thérèse qui… »

Et avait suivi alors un chapelet de récriminations sur différentes voisines.

Pauline lui avait plu tout de suite. Quand elle n’était pas avec moi, elle l’appelait toujours ta jolie petite femelle de Pauline. Mathilde l’avait-elle été elle-même, autrefois ? Quand je me rendais chez elle, je ne pouvais m’empêcher de contempler un portrait d’elle que son défunt mari avait commandé à un artiste. C’était un portrait en buste qui montrait que dans sa jeunesse, Mathilde avait déjà une carrure d’homme fort : épaules larges et bras imposants. Sur la toile, elle arborait une pose tranquille, le bras droit accoudé sur le haut d’un meuble, laissant apparaître la peau de l’avant-bras. En revanche pas de poils virils sur celui-ci, la peau semblait du plus beau satiné. Car il n’y avait qu’à lever les yeux vers le visage pour comprendre : oui, Mathilde avait été belle. Sa jolie chevelure châtain claire recouverte d’une belle torsade couronnait un visage qui respirait la quiétude et la fraîcheur. Je me l’imaginais à chaque fois à la cour, vêtue des plus belles parures, et à chaque fois je me disais qu’elle aurait mis tout le monde à ses pieds. Non, elle n’avait pas été que belle, elle avait été une véritable armide. Bien sûr, cinquante ans plus tard, on avait peine à retrouver des survivances de cette beauté : son corps et son visage étaient partis dans tous les sens. Mais elle en riait. « Dame ! Qu’y faire ? J’suis juste une victime de plus des chamailleries entre monsieur Temps et dame Nature ! » disait-elle. Elle ne gardait pas moins ce portrait d’elle dans son petit salon, le donnant sans doute à admirer à quiconque entrait chez elle pour la première fois (elle le fit d’ailleurs avec Lauraine).

Pour en revenir à son goût concernant Pauline, j’imagine que le modèle physique de ma femme correspondait dans son esprit à une sorte d’idéal de paysanne. Robuste, Pauline l’était un peu mais cette robustesse n’avait jamais annihilé de ces formes et de ces traits qui plaisent chez certains spécimens du gent sexe de la ville et plus habitués à caresser les touches et les cordes d’instruments que de manier une houe ou une serpette.

Quant à Pauline, elle adorait Mathilde car elle savait que, fort bavarde, ma tante lui conterait une multitude d’anecdotes plus ou moins douteuses me concernant et qui lui permettraient de me faire enrager lors des journées qui suivraient.

Voilà rapidement, en quelques mots, qui était l’affable ogresse qui nous installa autour d’une petite table napée de blanc et qui nous mis d’autorité devant nous une tasse de thé brûlant enrougi de vin. Pour faire bonne mesure, elle mit une galette beurrée à côté de celle de Lauraine.

« Toi t’en n’as pas, chenapan ! T’as croqué la galette d’une autre que celle de ta femme, je vas pas t’en donner une quand même ! Ho ! Ho ! »

Les murs tremblèrent à son rire. Je songeai à Grégorius.

Mais il fallait ramener ma tante à la vérité. Je pris le chemin le plus court.

« Ma tante, tu te trompes. Cette enfant n’est pas de moi. C’est une orpheline qui habite dans mon village et que j’ai arrachée à la vilaine houlière qui la retenait enfermée et qui voulait la vendre à un vieux sale de Nantain. »

À cette nouvelle, Mathilde avala de travers sa gorgée de thé au vin, ou plutôt de vin au thé, et un liquide rouge lui remonta au nez pour en couler par les narines.

« Hein ?! Quoi t’est-ce ? Répète voir !

— C’est comme je te dis. Mais attends, calme-toi, je vais tout te raconter. »

C’est qu’un regard venimeux commençait déjà à se faire derrière les bésicles et je craignais que ce regard fît croire à Lauraine qu’elle en était la responsable.

Comme pour Pauline, je lui contai tout, n’occultant aucun détail, passant tout au plus sur ceux de la répugnante débauche que je n’avais fait qu’entendre, Dieu merci ! Progressivement, Mathilde se transforma à mon récit. Gentille ogresse au début, elle se mua en terrifiante démone obèse. Lauraine, grignotant sa galette qu’elle trempait dans son thé au vin, le rouge déjà aux joues, ne la quittait pas des yeux, pas terrifiée mais visiblement fascinée, se disant peut-être que le surgissement de cette femme dans la maison de la Voison eût pu régler son problème de manière plus radicale que la mienne.

Au récit de la séance d’enfouet appliqué sur le dos de Lauraine pour la punir de nous avoir parlé, à moi et à Clément, elle rumina :

« Mon neveu, tu songeras à me faire un portrait précis de cette salaude, comme ça, si je le croise dans la rue, je lui règle son compte. »

C’était plausible car dans sa folle jeunesse, quand elle montait à Nantain avec ses parents pour vendre les produits de leur terre, elle s’était trouvé la vocation de participer aux combats de lutteuses de foire sous le sobriquet de « Mathilde la terreuse de l’enfer ». Cela avait duré deux ans, le temps d’accumuler une jolie somme (sur 87 combats, elle n’en avait perdu que deux, et encore parce qu’elle avait attrapé un mauvais rhume) et de taper dans l’œil d’un jeune bourgeois qui raffolait de ce type de spectacle et surtout des formes des rares pratiquantes de cet art populaire. Certains ne jurent que par d’aimables petites poitrines et des mollets avec peu de chair, lui avait son cœur qui ne battait que pour des mains pouvant casser des noix, des poitrines grosses comme trois oreillers superposés et des culs impossibles à tenir complètement à pleines mains. Et comme Mathilde avait lors un visage d’armide, autant dire qu’il fut comblé avec ma tante et qu’elle-même se trouva fort bien de son gentil mari bourgeois. Bref, pour en revenir à sa menace (je m’aperçois qu’avec Mathilde, il est impossible de ne pas faire comme elle, c’est-à-dire digresser et bavarder), elle était totalement concevable et j’imaginai avec délices ma tante tomber en pleine rue sur le râble de la Voison pour lui faire tâter certains de ses coups qui avaient fait sa réputation, tels que « la bêche démoniale », « la serpette infernale » ou encore « la brouette inversée ».

Quant au récit de ma découverte de Lauraine pendue, il lui fit perdre toute contenance. Elle quitta sa chaise qui gémissait dangereusement depuis quelques minutes pour serrer très fort la pauvre Lauraine entre ses deux énormes nichons. Elle me fit peur d’ailleurs car après l’avoir sauvée de la pendaison, je crus que j’allais assister impuissant à sa mort par étouffement.

« Hou ! hou ! Ma pauvre petiote, bêla-t-elle, c’est-i pas permis de vouloir faire du mal à une petite éfant comme toi ! Mais ne t’en fais pas, chez la tante Mathilde, tu es en sécurité, j’ai même trois sergents de ville comme amis, je leur demanderai de s’occuper de… »

Je l’interrompis pour couper court à la dangereuse étreinte.

« Je songeais plutôt à ce que tu te rendes avec elle chez Émilie pour qu’elle devienne sa mère. »

La ruse fonctionna : les bras se desserrèrent aussitôt et Mathilde me regarda, stupéfaite :

« Hein ? Qu’Émilie l’adopte ? Mais au fait… ça fait encore un an qu’elle essaye en vain de se faire croquer la galette par son mari pour enfin pondre un môme. Et je sais que ça la rend malheureuse. Je suis persuadée que ça vient davantage d’une semence de mauvais qualité plutôt que d’un œuf sans porte mais enfin, tu me connais, je ne vais pas maldire. Adopter Lauraine !… Ma foi, oui, ça peut fonctionner. Elle est bien grande déjà, mais tu connais comme moi la sensivité d’Émilie, quand je lui raconterai tout ce que tu m’as conté, elle fondra et voudra faire son bonheur, j’en suis sûr”. »

Ce n’était pas exactement faire le bonheur de Lauraine qui m’intéressait, mais plutôt faire en sorte qu’elle ait une véritable mère. Car je prévoyais une difficulté.

« Il faut tout de même que je te parle d’un détail. »

Et, m’approchant d’elle pour lui parler à l’oreille sans être entendu de Lauraine :

« Elle a été marquée au-dessus de sa gorge d’un message ineffaçable qui lui rappellera toute sa vie ce qu’elle a vécu, et je crains que… »

Ma discrétion ne servit à rien car aussitôt elle avança ses grosses mains vers le lacet de la robe de Lauraine pour le défaire. Je voulus l’en empêcher car me rappelant le refus farouche de la fillette quand moi et Pauline avions voulu la dévêtir pour soigner ses plaies, je craignais que la brusquerie de ma tante ne la heurte. Mais non, Lauraine avait été basculée de nouveau contre la colossale poitrine pour permettre de défaire le lacet derrière elle et elle ne bougeait pas, se laissait tranquillement faire, s’apercevant sans doute qu’elle se trouvait bien de ce nid douillet qu’elle n’avait évidemment pas connu chez la Voison.

Enfin les gros doigts de Mathilde parvinrent – non sans mal – à vaincre le lacet et la robe fut rabattue aux hanche, permettant à ma tante de voir d’abord les plaies de l’enfouet et de grommeler un Ah ! foutre ! puis, une fois Lauraine redressée, de constater par elle-même la hideuse inscription.

Ses petits yeux de taupes se perdirent longtemps dans la contemplation des six caractères gravés dans la chair, petits yeux qui devinrent d’ailleurs humides, et ce n’était pas à cause de la troisième tasse de thé au vin qu’elle s’était servie.

« Ah ! Seigneur ! C’est une malédiction que cette inscription ! Et ce sera bien dur de trouver plus tard un mari avec cette saloperie. Mais qu’y faire ? C’est fait, c’est fait. Et je maintiens que la mère Émilie en sera chagrinée et l’aimera quand même. Et d’ailleurs, si c’était pas le cas, bran ! je garderai alors la petite pour moi. Je suis restée seule trop longtemps. J’avais songé dernièrement de m’acheter un chat ou un chien, je crois que j’ai trouvé bien mieux ! »

À ces mots, Lauraine leva son petit visage vers Mathilde et lui sourit. L’idée d’être une petite chatte ou une petite chienne acagnardée aux pieds de cette femme redoutable mais bonne semblait lui plaire et je dois dire que moi-même j’hésitais : était-il nécessaire finalement de l’envoyer auprès de ma cousine ? Et l’avoir chez ma tante aurait permis, à moi et à Pauline, de la voir plus souvent. Mais je repoussai l’idée : quoiqu’en excellente santé, Mathilde allait sur ses soixante-dix ans et quitte à permettre à Lauraine de suivre une nouvelle voie dans sa vie, autant faire en sorte que cette voie dure le plus longtemps possible en la confiant dans les mains d’une personne plus jeune (Émilie, je crois, venais d’avoir quarante ans).

« Ma foi, ma tante, oui, je crois aussi que cela peut être une bonne idée. Mais essayons tout de même avec Émilie. Te sens-tu capable de mener Lauraine chez elle ?

— Bien entendu ! Et dès aujourd’hui même, il y a des voitures qui partent de Nantain tous les jours. Je n’aime plus guère à mon âge les longs voyages mais je ferai une exception. »

Je ne cherchai pas à lui dire de prendre son temps, d’attendre le lendemain pour mettre le projet à exécution. Plus tôt Lauraine s’éloignait de Nantain, mieux c’était.

Nous avions tout dit, il me fallait retourner à Taillefontaine auprès de Pauline et de Clément.

« Claque bien la bise à ta jolie petite femelle et à ton môme. Venez me voir dans quatre jours, je serai revenue, ça me fera plaisir et je vous raconterai comment ça s’est passé. »

Je le lui promis.

Enfin, il fallut dire au revoir à Lauraine.

Dernier épisode à suivre…

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