La Conteuse d’elle-même (32) : déshabillage de marionnette

Résumé de l’épisode précédent : plus il y pense, plus le narrateur des Callaïdes se dit que oui, cet art de l’égorécit n’est pas si incongru qu’il n’y paraît et qu’il peut y avoir plaisir à se mettre dans la peau d’Anaïs Doucet…

Cela fonctionna : je cessai de paresser sur l’herbe et revins à la maison pour m’empresser de parcourir ses livres, plume à la main, afin de faire la liste de toutes ses manies d’écriture. Il m’apparut assez vite qu’elle faisait dans les phrases courtes, apposant, juxtaposant bref, évitant les raccords pour donner des effets poétiques qui à la vérité me semblaient bon marché et assez détestables, mais qui plaisaient apparemment à ses lecteurs. À cela s’ajoutaient des adjectifs presque toujours placés devant leurs noms et de fréquentes inversions de sujets. En revanche, le souci d’élégance n’allait pas jusqu’à user de temps rares, préférant se contenter du présent, quel que soit le mode. Il s’en dégageait une simplicité agréable, même si j’avais un peu de mal à me faire à cette absence de nos bonnes vieilles conjonctions au profit d’un fatras de virgules donnant à la phrase une allure prétentieuse, comme si chaque apposition et chaque juxtaposition se donnait des airs de duchesse alors qu’elle était à peine une demi-bourgeoise. Bon, il faudrait s’y faire et copier tout cela.

Plus amusante était la tentation d’Anaïs pour la préciosité, notamment tout ce qui touchait aux choses de la courtepointe. Tentation et non obligation, car elle pouvait volontiers user de termes comme « membre » ou « tétin » qui, par leur proximité avec des expressions plus élevées, faisait jaillir une certaine crudité. J’aimais assez ce mélange qui permettait de se jouer des expressions précieuses et de ce qu’elles peuvent avoir à la longue de fatigant et de ridicule. Anaïs, au plus fort du déduit, ne dira ainsi pas « je jouis » mais : « je me meurs de vie ». Sa crudité épisodique n’ira jamais jusqu’à écrire « le con » mais « le gouffre des plaisirs » et, au lieu de « vit », « le cinquième membre », « le pilon de chair » ou encore « le sceptre de virilité ». C’était parfois bien bouffon mais, encore une fois, avec la proximité de termes plus crus, c’était à se demander si elle ne se jouait pas avec malice de sa préciosité. Au bout de cinquante pages, j’eus d’ailleurs un doute : cette écriture un peu prétentieuse ne faisait-elle pas en réalité dans la dérision de soi ? C’était une idée intéressante mais peut-être glissante pour moi. Imiter le style ne me semblait pas bien difficile, en revanche, je ne savais pas si l’aborder comme un exercice de style comique était une bonne chose. En tout cas, c’était certain, j’allais bien m’amuser lorsque j’allais avoir à user d’Anaïs comme d’une marionnette et la mettre dans des situations inconvenantes. Mais il conviendrait de bien préserver le verni poético-sérieux pour ne pas tomber dans une dérision trop apparente.

D’ailleurs… user d’Anaïs comme d’une marionnette. En y repensant, ce que m’avait demandé cette femme était tout de même bien surprenant. Une conteuse d’elle-même qui décide de ne plus l’être totalement et qui demande à un écrivain d’user de son imagination pour la mettre en scène ! Je n’avais pas encore inspecté les feuillets où se trouvaient les astérisques mais je me demandai dans quel état d’esprit j’allais me trouver quand j’allais avoir à tremper ma plume dans l’encrier pour commencer mon travail. Bon, je ne me le demandai pas longtemps non plus. Me connaissant, je me dis que je n’allais guère résister à la tentation de jouer pour ainsi dire à la poupée avec mon sujet. Un peu comme les fillettes qui dévêtent leur poupine pour lui enfiler d’autres robes, je sentais que j’allais en profiter pour m’offrir d’intéressantes séances de déshabillage. Bah ! C’était elle qui l’avait voulu après tout. Elle voulait de l’imagination, elle en aurait. Moi, en échange, j’aurais mes sept écus et mes séances personnelles de dénudage. Je ne m’étais rendu qu’une fois dans ce que l’on nomme les « tripots de dénudage » dans lesquels on peut boire tout en admirant l’effeuillage lascif d’une jolie fille. Je crois que le choix de « tripot » plutôt que de « taverne » a été fait parce qu’on échange de quelques piécettes on peut tripoter un peu le dénudage. Ah ! plût à Dieu que j’eusse le droit de tripoter la sublime Anaïs Doucet ! me dis-je en souriant. D’une certaine manière, le tripotage aurait lieu, mais ce serait par le grattement de ma plume sur mes feuillets. Allons, ce n’était déjà pas si mal. Voirement, je commençais à m’échauffer joliment la cervelle et me dis que ces écus seraient un plaisir à gagner.

En revanche, du plaisir, Pauline n’en avait manifestement aucun alors que j’étais occupé à lire et à annoter sur la grande table de la cuisine. Elle s’était mise à l’autre bout, respectueuse pour ne pas me déranger dans ma lecture, et écossait inlassablement un beau tas de haricots. Je jetai un coup d’œil vers elle : les traits tirés, gonflés, fatigués bref tout ce que vous voudrez mais assurément pas plaisants, elle écossait en ne songeant à rien. Et il y aurait encore cinq mois ainsi avant qu’elle ne soit délivrée de ce qui lui occupait le ventre ! Décidément, ce travail sur le manuscrit d’Anaïs serait d’autant plus profitable pour m’égayer de la proximité d’une épouse à la fois remplie et subitement vide.

— Alors ? Est-ce intéressant ce que tu lis ? me demanda-t-elle malgré tout entre deux haricots.

Chose étrange, je ressentis la même émotion que la fois où ma grande sœur Isabelle avait découvert que je lisais un roman érotographique d’Andréa d’Argens.

— Assez peu en fait. Moins en tout cas que l’idée d’avoir à mettre mon grain de sel dans une œuvre qui n’est pas mon fait. C’est un exercice amusant que celui de l’imitation, je n’y vois rien d’autre, tu sais.

Quelques secondes… qui paraissent comme des minutes tant l’atmosphère semble lourde, ponctuée seulement par le bruit des cosses que Pauline déchire de ses ongles et par l’écho de mon « tu sais » assez peu heureux, comme si j’avais voulu rassurer et, partant, justifier la possibilité qu’il y ait bien quelque chose d’« autre » en dehors d’une simple imitation. Le silence finit par s’interrompre, de nouveau par le fait de Pauline.

— Eh bien imite, que veux-tu que je te dises ? imite.

Peu de mots, mais assez pour me faire sentir une amertume mêlée à du mépris. L’envie de lui rétorquer « Hé ! si j’imite le style d’écriture d’Anaïs, tu serais bien inspirée quant à toi d’imiter son apparence ! » me brûle les lèvres tant son négligé de femme grosse devenue peu soucieuse d’elle-même commence à m’insupporter. Je me saisis de l’Amour en nueté et me lève brusquement pour prendre la direction de la porte, au moins serais-je plus tranquille dans le jardin pour en achever la lecture.

Mais alors que j’actionne brutalement la poignée, une idée me vient. Non, inutile d’achever la lecture, j’en ai lu bien assez. Il faut passer maintenant à l’écriture. Je fais donc demi-tour, laisse tomber assez grossièrement le livre sur la table pour me saisir ostensiblement des feuillets qui allaient m’amener à « imiter » et, toujours sans un mot, sortis de cette maison en prenant soin de fermer derrière moi la porte avec rudesse. Ces remarques, Pauline, elle pouvait bien se les garder. Ou les manger, comme ses haricots.

À suivre…

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