La Conteuse d’elle-même (31) : Nuages intimes

Résumé de l’épisode précédent : après avoir découvert que le père Gringoire disposait dorénavant d’un ours de garde, le narrateur des Callaïdes décide de prendre poste dans une charmante prairie où il a habitude de se rendre pour lire, afin d’explorer les arcanes de L’Amour en nueté, d’Anaïs Doucet, et réfléchir sur l’art de l’égorécit…

Je soupirai et me rendis à une petite prairie où il faisait bon s’installer armé d’un bon livre pour passer le temps sous le défilé d’un troupeau de moutons nuageux. Je ne sais pas si le livre que j’avais mis dans ma poche serait intéressant (il s’agissait de L’Amour en nueté, d’Anaïs), mais je comptais bien employer au moins deux heures pour en extraire son art.

Étrange besoin que celui de parler de soi, me dis-je en lisant les premières pages. Certes, je ne fais pas autre chose en écrivant cette histoire intitulée La Conteuse d’elle-même, mais enfin, je l’écris pour moi, pour le plaisir et surtout pour faire mon compte sur ma relation avec Pauline. Je suis pour ainsi dire mon seul lecteur. Là, avec ce que faisait Anaïs et tous ces auteurs adeptes de l’égorécit et qui étaient publiés dans La Gazette de Nantain, c’était différent. J’avais vu Anaïs dans le bureau de Brigandin, bien vêtue de sa robe rubis. Là, dans ces pages, elle défaisait sa robe pour me montrer ses charmes, qu’elle détaillait certes avec mesure mais aussi avec une certaine précision. J’avais un avantage par rapport à ses lecteurs : je l’avais encontrée dans la réalité, ne m’étais pas contenté d’un simple portrait d’elle en médaillon dans les pages de La Gazette. Aussi bien toute son image se superposait à ce que je lisais. Il s’agissait justement du livre que m’avait tendu Brigandin et dans lequel elle commençait par raconter comment sa servante s’occupait de son bain. Je ne savais pas si c’était vrai, si Anaïs avait vraiment une servante, mais en lisant, mon imagination fut tout de suite très vive, très picturale. Quand on commence une histoire, que l’on découvre des personnages inconnus, quelle apparence prennent-ils dans notre esprit ? Ce ne sont bien souvent que des apparences. Ils peuvent avoir certains traits marqués mais la plupart du temps, ils ne vont pas au-delà de l’esquisse. Là, rien de tel. Mon esprit avait vu la taille d’Anaïs, compris par les renflements sur l’amigaut de sa robe que la poitrine était de taille appréciable et, à la vue de l’évasement au niveau de la taille, que les fesses étaient amples et pleines. Inutile de dire qu’en relisant la scène de la baignade, il y eut un petit déduit supplémentaire, déduit qui prit progressivement ses aises dans le bas ventre. Au passage, je me félicitai que Pauline ait choisi de décliner ma proposition de m’aider dans l’écriture de quelques passages…

Puis arrivèrent les pages contant sa relation avec un amant, le Tristan évoqué au tout début. C’est là que je compris les faiblesses de l’égorécit quand il se contentait des affres amoureuses. Non que ce thème ne soit pas intéressant, je l’apprécie toujours dans une bonne tragédie ou dans de beaux poèmes. Mais là, sous la plume de quelqu’un ne cessant de dire « je », et venant surtout d’une personne qui n’est ni une reine, ni une princesse, ni une poète éthérée au contact avec de mystiques augures, une personne ordinaire en fait, je trouvai que cela manquait de nerfs et que ça pouvait vite devenir ennuyeux. N’empêche… là aussi, le fait de l’avoir encontrée, et même doublement grâce à mon rêve, changeait la donne. J’imaginais la narratrice dans son fauteuil en train de s’éventer tout en se rongeant les ongles, comme évoquée dans un paragraphe, et je voyais Anaïs. Et ce qui m’eût semblé mièvre et agaçant me parut du coup assez charmant.

Et je poursuivis la lecture étendu sur l’herbe, les moutons toujours défilant au-dessus de moi, tout comme les pages. J’entrai dans le vif du sujet concernant sa relation avec cet heureux Tristan et je fus sidéré par la précision des détails qu’elle donnait pour conter la première escarmouche sous la courtepointe. Je ne faisais pas autrement dans certains passages des Callaïdes mais, encore une fois, il s’agissait dans le cas d’Anaïs d’une personne qui existait et qui racontait sa vie.

Quelle réputation doit-elle avoir auprès de ses voisins si ceux-ci lisent La Gazette ? Médiocre réflexion, j’en conviens, mais enfin, il faut bien admettre que la vie privée, encore plus quand elle touche à l’intimité, est matière destinée à rester cachée, c’est ainsi.

Je fus encore plus bouleversé lorsque je revis un peu plus tard Isabelle, de nouveau habillée et arborant son habituel visage de grande sœur sage, posée, et que j’avais toujours admirée pour cela. Son image s’était, non pas dégradée, mais troublée, assurément, et je ne pouvais dire si je l’aimais autant qu’auparavant. Je compris en tout cas pourquoi, quelques mois avant mon indiscrétion, je m’étais trouvé un matin, sans comprendre pourquoi, bien bandochant alors qu’Isabelle était en train de se toiletter toute nue et que j’avais cru bon de me débraguetter pour lui montrer, tout rigolard, mon vit bien roide de garçonnet, je compris donc pourquoi elle m’avait aussitôt envoyé une paire de claques en récompense du résultat sur ma personne des effets de la sienne. Sur le coup, sa réaction m’était apparue comme celle d’une folle mais je saisis, après l’affaire du trou de la serrure et en faisant le lien avec les chiens qui parfois s’amusaient à faire je ne savais quoi, qu’il n’en était rien. Je regrettai d’avoir poussé l’indiscrétion à regarder par le trou de la serrure, comprenant qu’Isabelle n’était pas une chienne et que son occupation n’était pas destinée à être partagée avec un témoin trop curieux. Et pourtant… lorsque m’on esprit s’y attarderait plus tard, alors que je deviendrais en âge de verser ma semence et que je m’adonnerais à une occupation à la fois détestable et salvatrice, je ne pourrais nier que cette intimité volée avait été une chance précieuse. Après tout, mieux valait comprendre l’utilité de ce qui pendait entre mes gambes dans la vision du beau corps de ma sœur et de son visage fondant d’exstasie plutôt que celle de deux hourets s’accouplant grossièrement dans la cour. Et pour compléter cette vision, j’en imaginerais d’autres, durant mes séances de manustupration, où j’interviendrais moi-même et découvrirais toute les possibilités du corps de ma belle et grande sœur bienaimée.

C’est curieux… alors que j’écris ceci, que je devrais en être gêné, je m’aperçois que ce n’est nullement le cas, qu’au contraire il y a un certain plaisir, plaisir qui fut le même lorsque ces pensées me vinrent quand j’observais les nuages passer au-dessus de moi. D’ailleurs, l’un d’eux, tout en verticalité, m’évoqua le buste d’une femme en train de se coiffer. En forçant l’imagination, je me dis qu’il ressemblait à Anaïs qui avait décidé de me rendre visite sous cette forme pour stimuler mon imagination.

Cela fonctionna : je cessai de paresser sur l’herbe et revins à la maison pour m’empresser de parcourir ses livres, plume à la main, afin de faire la liste de toutes ses manies d’écriture.

À suivre…

 

 

 

 

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