Résumé de l’épisode précédent : Diane est arrivée au bal littéraire et… tout se passe bien pour elle ! Elle signe ses premiers exemplaires, belle, fière et radieuse, à des admiratrices qui ne manqueront pas de dire à d’autres vistiteuses que la grande Diane de monjouy se trouve au bal littéraire…
Oui, la promesse de succès était en train de prendre forme pour Diane. Une jouvencelle lui acheta un exemplaire, puis ce fut au tour d’une bourgeoise, enfin d’un homme qui, à la fois conquis par la gravure la représentant à côté de son cerf et la belle apparence du modèle qui avait servi à son exécution, confondit estrangement dans son esprit apparence et style littéraire, comme s’il était impossible que ce dernier fût décevant, en contradiction avec ce que promettait la beauté de l’armide.
Voyant cela, Gollard, satisfait, laissa son écrivelle tranquille. Pourtant, l’heure de la première activité approchait (la « joute de lectures ») mais d’expérience, il savait qu’il ne fallait pas interrompre une séance de signatures, on courait le risque de ne pas voir revenir de potentiels clients.
Il attendit que le dernier lecteur acquière son bien (il y en eut dix en tout) avant d’inviter Diane à se rendre à la salle où se tenait la joute. Son écrivelle partie, il plaça alors sur sa table cette pancarte :
Devant le succès des Secrets de l’Éventail, nous procédons à un ravitaillement en exemplaires pour la suite de la journée. En attendant le retour de Diane de Monjouy pour d’autres signatures, n’hésitez pas à vous rendre à la salle du Jardin des Mots pour l’écouter. Elle sera de nouveau présente dans une heure (nous ne réservons pas d’exemplaires, merci de votre compréhension).
Réserver un livre, c’était courir le risque que l’intéressé ne revienne pas et que l’on se retrouve avec un ouvrage sur les bras. Gollard préférait l’idée d’un petit attroupement devant la table d’un de ses écrivains. Ça attirait infailliblement le badaud qui se disait que s’il y avait attroupement, c’était parce que se trouvait un auteur de première force.
Alors qu’il rédigeait la petite pancarte, trois jouvencelles colorées s’approchaient de l’entrée, les pimpantes A***, S*** et C***… oh ! et puis bran ! arrêtons donc cette nomination surannée et faussement mystérieuse qui sent son romancier précieux et appelons-les dorénavant par leurs véritables prénoms, à savoir Aalis, Sybil et Charis.
AALIS — Nous voilà donc arrivées au temple des Belles Lettres. Mon dieu Charis ! Avec tous les précieux livres qui doivent s’y trouver, comment vas-tu faire ma pauvre ? J’espère que tu as apporté avec toi des culottes de rechange.
CHARIS — Arrête avec ça ! Je n’aime pas ce genre de vulgarité, tu le sais.
SYBIL — Dis celle qui possède en secret toute une collection d’œuvres érotographiques.
CHARIS — Ça n’a rien à voir, j’adore les livres quels qu’ils soient, c’est tout. Tous les sujets ont leur propre poésie, il suffit d’y être sensible.
AALIS — Dame Odile serait bien surprise de les voir, les livres de sa choupeton. Mais n’importe, comment faisons-nous pour rentrer ? Tenez, apparemment il faut payer un tribut à ce vieux drôle qui donne en échange d’hideux médaillons en carton. Holà mon ami ! Trois entrées je vous prie, mon brave !
Surpris de s’entendre appeler « mon brave », ledit vieux drôle tourna le chef dans la direction du trio, un peu fâché… avant de se mettre à admirer sans retenue l’échantillon d’éclatante jeunesse qu’il avait sous les yeux. Un sourire édenté apparut sur son visage ridé, tandis qu’il faisait rouler entre ses doigts un des médaillons en carton qu’il avait à distribuer.
— Trois entrées, mademoiselle ? Voilà donc trois jeunes demoiselles bien pressées de pénétrer dans l’antre des lettres, dit-il d’une voix rauque.
— Oui-da, nos bonnes mamans nous l’ont permis, fit Aalis. Donnez mon ami, donnez.
— Mes petites demoiselles, vous n’êtes pas n’importe quelles visiteuses, n’est-ce pas ? murmura-t-il en se penchant légèrement, comme s’il voulait leur confier un secret. Ces médaillons, pour vous… il est bien difficile de vous demander un écu. Après tout, le bal n’aurait pas la même saveur sans de si charmantes créatures. Et puis, je peux vous le dire, l’entrée est gratis pour les enfants de moins de quinze ans.
D’emblée amusée par le vieux drôle qui lui rappelait des clochards aperçus dans son cher quartier de Tabarin, Aalis éclata de rire.
— Ho ! ho ! Quinze ans ! Entendez-vous cela les amies ? Malgré tous nos efforts pour avoir l’air de vraies dames, nous voilà rabaissées à des jouvencelles encore en train de cueillir des fleurs dans le jardin de leur maman !
— Eh bien, Aalis, au moins on peut dire qu’on a l’air fraîches et innocentes ! fit Sybil.
Charis, tentant de garder son sérieux, leva les yeux au ciel tout en essayant de dissimuler un sourire.
— Oui, innocentes, c’est exactement le mot qui me vient à l’esprit quand je pense à nous…
— Voyons, grand-père, reprit Aalis, es-tu donc incapable de différencier une gamine avec une jeune fille de seize ans ?
— Vous avez seize ans ?
— Mais comment donc ! Tiens, regarde !
Aalis, avec un sourire malicieux aux lèvres, prit une grande inspiration, gonflant fièrement sa poitrine sous le regard du vieux. Ses épaules se redressèrent, et sa très chaste décollade (à l’école de dame Adèle, on veillait à ce que les ouailles ne s’habillent pas n’importe comment) se tendit. Ses seins, bien dessinés et haut perchés, semblaient vouloir s’échapper de l’étoffe qui peinait à les contenir. Elle fit un pas en avant, comme pour lui offrir une meilleure vue, son regard espiègle braqué sur l’homme.
— Grand-père, comprends-tu maintenant ? Il nous faut bien payer. N’aie crainte, un écu, pour nous, c’est peu de choses, va !
Mais le vieux, remis de son bref éblouissement à la vue de la fraîche poitrine qui lui rappelait peut-être de vieux souvenirs enfouis, se reprit :
— Attendez mamzelle, attendez, j’ai une meilleure idée. Et si, par chance, je fermais les yeux ? Z’entrez gratuitement, comme des invitées d’honneur. En échange, je ne demande qu’un sourire, un seul sourire radieux, et vous franchissez la porte sans bourse délier. Alors ?
Il agita doucement les médaillons, s’amusant de leur réaction.
— Alors, qu’en dites-vous, mes petites muses ? Un vieux fou comme moi a bien le droit de rêver un peu, non ?
Mes petites muses ! De probables futures Callaïdes destinées à distraire la reine Catelyne ! Le vieux débris avait une haute opinion de lui-même. Mais charmées par son culot, les jouvencelles acceptèrent.
Aalis, la première, esquissa un sourire lent et lascif, laissant ses lèvres s’étirer avec une assurance déconcertante. Ses paupières mi-closes, elle posa ses yeux sur le vieux vendeur avec une lueur espiègle, presque prédatrice, qui semblait lui murmurer silencieusement des promesses teintées de provocation.
— Allons, mon cher, tu vois bien qu’on est des demoiselles de qualité, pas vrai ? murmura-t-elle d’une voix feutrée, en penchant légèrement la tête sur le côté.
À côté d’elle, Sybil, dans toute sa fausse majesté, se redressa en jouant la grande dame bienveillante, offrant au vieillard un sourire tout en noblesse. Elle hocha légèrement la tête, ses yeux brillants d’une bienveillance théâtrale.
— Voyez-vous, bon homme, il est rare de croiser des personnes aussi généreuses que vous, dit-elle avec une fausse gravité. Nous saurons nous souvenir de votre grand cœur.
Quant à Charis, plus discrète mais au fond bien amusée par le marché, elle se prit aussi au jeu en adoptant une attitude de jeune bergère innocente. Ses lèvres arborèrent un sourire timide, presque pudique, les joues légèrement rosies. Elle baissa les yeux comme une jeune fille modeste, puis releva le regard avec une douceur empreinte de bonté.
— C’est que nous n’avons pas beaucoup de moyens, vous savez… fit-elle d’une petite voix douce. Mais nous vous sommes reconnaissantes de votre grande générosité.
Et perça alors un frais sourire qui alla droit au cœur du vieillard. Charis fit même mieux que de lui sourire, au moment de le dépasser, elle lui déposa un chaste baiser sur la joue. Le vieux fut tout près de bouffer ses médailles en carton à pleines mains.
À l’intérieur de la salle principale, munie de leur précieux médaillon rudement acquis, le trio observa attentivement un plan indiquant les différentes salles.
— Tenez, je vais d’abord me rendre ici !
Charis avait grand-peine à cacher son excitation alors qu’elle pointait du doigt une salle où était écrit : « Bourse aux livres rares et précieux. »
— Déjà ? Fouchtra ! Quelle ivrogneuse des lettres, incapable de te retenir, fit Aalis. Va, mon enfant, va. Avec Sybil nous allons nous promener, humer tranquillement l’atmosphère.
Et, avec le même empressement qu’un houret de chasse se précipitant pour chercher un faisan proprement tiré par son maître, la jolie brune fila en direction de son paradis livresque. Mais elle n’avait pas fait six pas, que…
— Hé ! Charis ! cria Aalis sans chercher à être discrète.
— Oui ? demanda Charis en s’arrêtant subitement pour se retourner.
— Tu es bien sûre que tu n’as pas apporté d’autres culottes de rechange ?
— Oh !
Furieuse, se contentant d’un de ces innombrables Oh ! qu’elle proférait quotidiennement pour protester aux gausses de ses amies, elle reprit son chemin… non sans esquisser à l’adresse d’Aalis un vilain annulaire tendu qui fit redoubler d’hilarité la rousse.
— Voilà que notre rêveuse se met à faire des annulaires d’honneur ! Parole, elle tournera mal et finira pierreuse à Claquart, je te le dis ! Bon, ce n’est pas le tout, mais elle est où, notre gazetière enragée ? C’est le moment de la battue, j’ai les dents, moi !
— Allons déjà voir à cette cour des écrivains. Elle s’est vantée d’être publiée par Gollard, le libraire.
— D’accord, je te suis.
Les deux jeunes filles fendirent la foule et accédèrent à la fameuse cour où se trouvaient bien trois cents personnes entassées. Si Aalis trouva la cohue assez charmante, lui rappelant celle de la foire de Tabarin, le quartier populaire de son enfance, Sybil ne goûta guère l’expérience de se tenir aussi près de bourgeois et semi-bourgeois exsudant un peu trop la sueur.
— Songe qu’aujourd’hui il y avait leçon de danse et que nous y échappons ! répondit Aalis à qui Sybil avait fait part de son mécontentement. Tiens, regarde !
Sur une poutre avait été fixé un gros panonceau sur lequel était écrit en lettres majestueuses « GOLLARD ».
— Curieux comme certains noms ont le pouvoir de susciter la moquerie, commenta Aalis.
— Tout comme ça.
Ça, c’était le portrait de Diane avec son cerf posé à côté d’une pile d’exemplaire des Secrets de l’éventail.
— Or çà ! GDR ! s’exclama Aalis.
GDR était une petite abréviation très à la mode chez certains jeunes gens de ce temps. Elle signifiait « gorgée de rire » et était utilisée pour souligner le ridicule d’une personne ou d’une situation. Si Aalis l’utilisait souvent, Sybil avait tendance à s’abstenir de l’employer. Elle faisait en revanche bouillir les sangs de Charis la lettrée quand elle l’entendait, trouvant que c’était là des expressions peu faites pour enrichir noblement la langue.
Percevant un peu d’excitation devant la table de Diane, Gollard tourna la tête et découvrit deux petites bourgeoises assez étonnnantes. Une spirituelle rousse aux yeux verts flanquée d’une beauté blonde aux yeux bleus de glace. Il s’approcha.
— Mesdemoiselles, comme indiqué sur le panonceau, Diane de Monjouy reviendra bientôt, pour le cas où vous voudriez acheter son livre.
— Oh ! quelle joie ! répartit immédiatement Aalis, je ne suis venue que pour elle. Restera-t-il des livres ?
— Ho ! ho ! Quel bel enthousiasme ! Mademoiselle de Monjouy sera ravie de rencontrer de jeunes admiratrices telles que vous, j’en suis sûr. Mais oui, n’ayez crainte, il restera des livres.
— A-t-elle déjà beaucoup vendu ?
— Ma foi, je dois dire qu’elle est mon auteur qui a le plus vendu depuis l’ouverture du bal.
Réponse un peu inconsidérée qu’entendirent Théobald Ruisseau, Raoul de Montcaste, Léonide Gonthier et Albane Fiorac. Mais était-elle si inconsidérée ? Ne pouvait-elle pas être perçue comme un message déguisé à l’adresse des quatre écrivains qui, quoique plus expérimentés, avaient moins vendu que la nouvelle ? Allez savoir. En tout cas, la mine des quatre se pinça fort vilainement.
Sybil, ayant un instinct assez développé pour saisir certaines choses vexatoires et en jouer, se tourna vers Albane Fiorac qui attendait désespérément à sa table la venue de nouveaux clients (précisons tout de même qu’elle était parvenue à écouler cinq livres), et dit :
— C’est que Mademoiselle de Monjouy a tellement de talent ! Et elle est si belle, ne trouvez-vous pas Madame ?
En fait, Albane avait le même âge que Diane et, comme elle, n’était pas alliancée. Mais l’entendre se faire appeler « Madame » fit quelque peu saigner son cœur, tout comme se voir prendre à témoin sur le supposé talent de l’autre. Elle hocha péniblement la tête, un sourire de mauvais plâtre lui fendant la gueule, n’ayant pas la force de murmurer un oui, certes.
Satisfaites, les deux rouées reprirent alors leur chemin, faisant au passage retourner des regards sur leur insolente et fraîche beauté juvénile.
À suivre…