Les trésors du Al-Raml al-Nazir (1) : L’art du roulis

Dans le royaume de Cymbadie, si on n’a pas de fameux précis de guerre, on a en revanche le Al-Raml-Nazir. Raml est un nom désignant aussi bien la terre que la sensualité et Nazir un adjectif signifiant “scintillant”.

À quoi peut donc renvoyer ce sable scintillant ? Au corps de la femme cymbadienne, pardi ! Plus précisément, son corps avant, pendant et après la volupté. Rédigé sous l’ère de la reine Jasira el’ Azumi, ce précis recense toutes les postures intimes, tous les secrets de beauté, toutes les techniques de séduction qu’une noble dame cymbadienne se doit de connaître. Parmi ces dernières, citons les dix “roulis” qu’une femme peu adopter en marchant afin de donner à sa démarche un tangage qui, contrairement à celui d’un navire en pleine tempête, ne devrait certes pas lever le coeur du passant (à la rigueur une autre partie de l’anatomie). Voici les neuf premiers :

Le balancement des palmes luxurieuses : Les hanches oscillent avec la légèreté des palmes dans la brise, chaque mouvement des fesses semblant caresser l’air avec sensualité.

La danse des dunes en été : Une démarche fluide où les hanches ondulent comme des dunes au gré du vent chaud, chaque mouvement des fesses vibrant d’une élégance envoûtante.

Le roulis des vagues en fête : Les hanches se balancent comme des vagues joyeuses, les fesses ondulant en un rythme captivant, chaque pas créant une vague de séduction.

L’ondulation des coussins de velours : Les hanches se meuvent comme des coussins de velours sous des caresses délicates, chaque mouvement des fesses exhalant une douceur voluptueuse.

Le balancement des lanternes suspendues : Une démarche où les hanches se balancent comme des lanternes légères dans une nuit étoilée, chaque mouvement des fesses scintillant d’une grâce mystérieuse.

Le tourbillon des ombres voluptueuses : Les hanches tournoient comme des ombres dansantes au clair de lune, les fesses suivant le mouvement avec une sensualité énigmatique.

L’ondulation des serpents en fête : Les hanches se meuvent comme des serpents lors d’une danse, chaque mouvement des fesses ondulant avec une élégance envoûtante et séduisante.

Le balancement des fruits mûrs : Les hanches oscillent avec la volupté des fruits mûrs prêts à être cueillis, chaque mouvement des fesses suggérant une tentation irrésistible.

Le balancement des voiles de soie : Une marche où les hanches se balancent gracieusement comme les voiles d’un bateau en mer calme, chaque mouvement soulignant une élégance aérienne.

Évidemment, il faut être né dans ce beau royaume pour saisir les subtilités entre les différents types de roulis. Pour le regard barbare, ils se ressemblent tous. D’ailleurs, Alexandre Masud, dans son fameux Voyage en Cymbadie déjà évoqué, n’écrit pas autre chose :

Quand on est un homme invité à se prélasser dans le palais royal de Cymbadie, mieux vaut rester allongé que marcher. D’abord parce qu’il fait trop chaud. Ensuite parce que cela permet d’admirer tout à son aise les roulis des courageuses qui décideraient de marcher sous vos yeux. La princesse Israa me parla le soir de ma quatrième journée dans son merveilleux palais d’un livre intéressant, l’Al-Raml al-Nazir, un manuel ayant trait aux choses de l’amour et aux moyens qu’une belle dame dispose pour séduire et exalter sa beauté. Parmi ces moyens, les roulis, c’est-à-dire les différentes ondulations qu’une femme peut imprimer à ses hanches, à sa croupe et à ses jambes en marchant. Selon le livre, il en existe dix. Voyant mon incrédulité, la princesse ordonna à des servantes de défiler devant moi.

— Voyez, cher Alexandre, cette servante vous montre ce qu’est la danse des dunes en été, qui convient davantage aux dames jeunes et un peu réservées. En revanche, celui-ci est le balancement des fruits mûrs. On en use pour faire comprendre à son amant ou sa maîtresse que l’on est disposée à partager certains plaisirs. L’ondulation des coussins de velours s’exécute en revanche pour faire comprendre que l’on se sent lasse et que l’on veut rester tranquille. C’est en quelques sorte en cadeau de consolation. Saisissez-vous bien les nuances ?

Je les saisissais à travers ses explications seulement, parce que concernant ce que j’avais sous les yeux, tout me semblait bien moins clair tant les roulis se ressemblaient tous. En fait, ce qui était surtout clair, c’était que les vêtements amples que l’on m’avait offerts afin d’être plus à mon aise s’avéraient fort commodes pour camoufler une réaction que mon corps ne sut réfréner devant l’infernale parade de roulis.

— Mais il me semble que vous n’avez évoqué que neuf roulis sur les dix promis, fis-je.

— Ah ! Il reste le roulis printanier de la lune. Mais vous ne verrez aucune de mes servantes l’exécuter sous vos yeux.

— Et pourquoi donc ?

— Il est associé à la déesse Zuhura dans la grande fresque poétique de notre royaume, le Kitab al-Bataliq. Ce serait faire un grave affront à la déité que de laisser une femme ordinaire l’exécuter. En revanche…

— En revanche ?

— Les femmes de haute lignée et à la beauté dépassant l’entendement ont tout à fait le droit, elles.

— De sorte que…

Les joues d’Israa se colorèrent légèrement. Je voyais bien que son orgueil proverbial brûlait de se déverser.

— De sorte que vous vous doutez bien que je maîtrise le roulis printanier de la lune. D’ailleurs, moi seule l’arbore dans le palais. Ma mère le pourrait, elle aussi, mais elle estime qu’il doit être le privilège de la jeunesse. Et puis, quand elle me voit l’exécuter, ça l’attendrit, ça lui rappelle les beaux jours de sa jeunesse. Mais dites-moi, cher ami, aimeriez-vous que je vous en fasse la démonstration ?

Ce n’était sans doute pas très sage d’accepter, l’ample robe dont j’étais vêtu commençait à avoir du mal à camoufler la protubérance de mon zebb, comme on dit en Cymbadie, toujours sous la vive émotion causée par la vue des autres roulis. Et si Israa s’en apercevait au moment de sa démonstration, je n’étais pas sûr d’échapper à une rasade de coups de fouet — même si, je l’ai remarqué, ces coups avaient le pouvoir de faire rougir les pauvres pénitents qui avaient eu le malheur de lui déplaire, et je puis vous assurer que ce n’était pas la souffrance qui causait cette rougeur ! Mais refuser, c’était d’une part avoir des regrets jusqu’à la fin de ma vie, d’autre part d’insulter Israa en lui laissant entendre qu’après les ondulations de ses servantes, la sienne était bien moins intéressante.

Bref, j’acceptai et me remis sur mon séant en tailleur, afin de faire en sorte que mon zebb soit aussi discret que la racine d’un palmier sous le sable.

Pour l’autre sable, je veux parler du sable scintillant d’Israa… comment dire ?… ce qui suivit… ce que mes yeux ont vu… je renonce à le décrire. Très vaniteuse, la princesse n’avait de cesse de dire que sa beauté rendait folle de jalousie les déesses. Je ne sais pas si c’est vrai, mais elle rendit assurément mon zebb fou de désir. C’était d’autant plus douloureux et embarassant que je m’étais candidement gavé de dattes et de grenades, fruits bien connus là-bas pour rendre le zebb aussi dur qu’une des colonnes de la cathédrale de Nantain.

Ma manière piteuse d’entourer la protubérance de mes mains croisées ne trompa pas Israa qui, se rasseyant :

— Ah là là ! Je vois que la lune de Cymbadie n’est pas la seule à se lever ce soir. Remettez-vous, mon ami, car la nuit est encore longue, et ses mystères à peine dévoilés.

De fait, j’eus droit à quatre heures d’explications de certains passages du Al-Raml al-Nazir, explications illustrées par les mignonnes et les servantes, la Princesse ayant le goût de l’inculcation précise des savoirs dans le chef d’ignares tels que moi. À l’aube, après une nuit dont vous me permettrez de passer les détails, je me dis qu’il serait bon, si je devais mourir prématurément, de me réincarner en l’un de ces coussins colorés jonchant le kharémi de la Princesse.

Alexandre Masud et l’inénarrable princesse Israa el’ Azumi apparaissent dans le Livre III des Callaïdes, Les Trois Ordres d’Aalis.

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