Résumé de l’épisode précédent : le narrateur des Callaïdes se trouve enfin face à Brigandin. Il est gros, laid et se gave de charcuterie en consultant des documents à son bureau. Il n’est pas forcément disposé à discuter des doléances financières de Gaspard Mercier mais enfin, il ne fait pas moins venir une employée – une certaine Mariette – pour apporter deux tasses de café. Une porte s’ouvre et, stupeur ! il s’avère que ladite Mariette a toutes les caractéristiques pour être en fait une des cinq Callaïdes, Mari de Mira, la danseuse des danseuses…
Après la goupile, la pesteuse. Après la maistresse de comédie, la danseuse des danseuses. Au premier coup d’œil, je remarque qu’elle est habillée comme les autres personnes de son sexe en ce lieu : petite chemise attachée sur le devant par de minuscules boutons (tous utilisés, eux, il est vrai que la Shimajinne n’a pas forcément beaucoup de poitrine à faire valoir), robette serrée au milieu des cuisses et… c’est tout car je m’aperçois qu’elle est nu-pieds. Et je devine pourquoi : marcher avec des chaussures d’équilibriste comme les bottes que portait Aalis est pour elle hors de question. Certes, avoir des talons démesurés permet de se rapprocher un peu des nuages mais pour cet être aérien qu’est Mari, cet artifice est inutile. L’élévation par la danse passe par le contact au sol. Les moindres parties de son corps, et les moindres parcelles de la plante de ses pieds ont été entraînées à apprivoiser ce sol qui attire vers lui afin d’en faire une sorte d’allié lui permettant de mieux s’élever. Dès lors, outre que des talons de jongleurs risqueraient d’abîmer ses précieuses chevilles, il lui est impossible de marcher autrement sur ce sol qui est la condition de sa magie dansatoire.
Je la vois s’avancer avec son plateau et j’observe attentivement sa démarche pour voir à quoi ressemble le pas d’un prodige de la danse. En fait je suis déçu car je sens que le service l’agace et du coup, pour la grâce aérienne, je repasserai. Par contre, pour l’air malaimable et les sourcils froncés, je suis amplement servi. Contournant le bureau pour arriver juste à côté du Brigandin, elle pose brutalement le plateau sur le bureau puis, se saisissant d’une tasse, la pose, elle aussi sans douceur, juste devant le gazetier. Le mouvement fait qu’une giclée déborde et tombe sur le bureau.
« Ala ! Zut ! »
Juste deux mots mais qui sont assez pour me faire entendre un timbre de voix clairet et hargneux fait, peut-être pas pour donner envie de distribuer des mornifles, mais pour hérisser les poils quand ce timbre est dirigé contre vous. Je comprends mieux tout à coup certaines mésaventures avec Aalis…
Cependant Mariette, en bonne servante de bureau, veut réparer sa maladresse et pour ce faire, elle prend le premier feuillet venu (justement celui que tenait Brigandin au moment de ma venue) et entreprend d’essuyer avec les giclures de café, ce qui fait immédiatement réagir son patron :
— Mais vous êtes folle ! Pas avec ça, c’est le dernier chef-d’œuvre de la conteuse d’elle-même !
Et de le lui arracher des mains, geste qui évidemment la mécontente.
— Pfouuu ! fait-elle pour la deuxième fois.
Là aussi, c’est un pfou qui, je le sens, a toute les vertus pour irriter les sens de celui qui en est la cause. Étrange pouvoir que celui du langage de Mari qui, à coups de Ala ! de zut ! et de pfou ! obtient une belle efficacité sur les nerfs de ses interlocuteurs. Mais Brigandin ne fait aucune remarque, occupé qu’il est à vérifier qu’aucun mot de la prose de cette conteuse d’elle-même n’a été recouvert de café. Pendant ce temps, Mari reprend son plateau pour contourner de nouveau le bureau afin de me servir. Si elle n’a toujours pas une démarche de danseuse (enfin ce que j’imagine être une telle démarche), j’ai alors la nette sensation, alors qu’elle s’approche de moi, de la légèreté de son enveloppe. C’est une impression indéfinissable, je ne sais d’où elle provient mais oui, il me semble que derrière cette enveloppe de chair, tout n’est que plumes et vents divins. Et tandis qu’elle se tient debout juste à côté pour poser ma tasse (cette fois-ci sans brutalité), j’observe attentivement son visage où je trouve des restes de la gamine qu’elle était, et qu’elle est encore un peu, mais restes qui tendent à disparaître au moment où se situe mon écriture dans le récit. « Vous serez belle, Mari », lui avait dit un jour la princesse Ayamé, alors que des sots surnommaient Mari « la naine jaune ». La beauté n’était pas encore pleinement là, mais on sentait qu’il ne fallait plus grand-chose – ici un léger épanouissement de trait, là une courbure moins poupine – pour y accéder. Ainsi ces yeux en fente, voilés dans leur tiers supérieur du fait de paupières ayant décidé de se rattacher à leurs sœurs du bas. Les sourcils arqués donnant une expression décidée n’auraient qu’à se détendre un peu pour illuminer la douceur que ces yeux ne manqueraient lors d’avoir.
En tout cas, je ne perds pas une miette de sa présence. Mes yeux ne sont pas voilés, eux, et ils font une intense provision d’images pour de futures scènes à rédiger. J’aimerais juste qu’elle parle autrement que par des zut et des pfouu afin de mieux saisir le son de sa voix et le léger accent shimabi que je lui ai prêté. Il n’y avait qu’à le souhaiter pour être exaucé car :
— La conteuse d’elle-même, la conteuse d’elle-même… moi, j’aime mieux les Callaïdes.
Ô divine surprise ! Mon cœur fond ! Adorable petite ! Elle a parfaitement compris comment faire plaisir à son créateur ! C’est décidé, elle est dès maintenant ma préférée et je m’arrangerai pour améliorer son sort dans mon histoire. D’autant que la voix est délicieuse, tout comme la surprise de Brigandin qui, alors qu’il prenait une dernière gorgée de vin avant son café, s’en étrangle, en bavouille et jette un regard mauvais sur Mari.
— Vous pouvez disposer Mariette, nous nous passerons de vos avis sur la littérature. Mais si nous avons besoin de l’avis d’une tierce personne, croyez bien que nous songerons tout de suite à vous et à votre plateau.
Suit un hu ! hu ! pâteux avant que le gros entreprenne d’achever un verre de vin moribond : je vois nettement qu’il ne dédaigne pas engloutir les ultime gouttes et leur dépôt.
Cela dit l’ironie à l’égard de la Callaïde m’inquiète car ce n’est certes pas le genre à laisser inchâtié pareil sarcasme. De fait, elle prend une mine de pimbêche méprisante, hausse ostensiblement les épaules et, surtout, laisse passer un fugitif sourire qui me donne à penser que l’affaire n’en restera sans doute pas là.
Puis elle tourne les talons et se dirige vers la porte par où elle est entrée.
Je remarque alors qu’elle a le derrière plat. Je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour son malheureux amant qui avait dû malgré tout le chérir avec dévotion. À ce souvenir un frisson me vient car je me dis que si j’avais été coincé dans la censeur en compagnie de Mari plutôt que d’Aalis, c’eût été aussi périlleux que de me retrouver seul dans une ruette de Traillon face à dix détrousseurs armés de longs couteaux.
La porte se ferme, me laissant de nouveau seul avec Brigandin. J’ai conscience en cet instant que Mari avait répandu dans l’air un peu de fragrances parfumées qui permettaient de combattre les effluves de vin et de charcuterie. Une manière comme une autre d’avoir la Callaïde à mes côtés alors que Brigandin se cale dans son fauteuil, c’est-à-dire qu’il semble encore l’emplir davantage de sa viande graisseuse, en me toisant de l’air tranquille de l’homme qui possède et qui a à sa disposition tout un argumencier pour ne rien entamer de ses richesses. Du reste, il ne perd pas de temps avec moi. Après une gorgée de café (et je fais de même de mon côté, à l’attaque ! me dis-je), il commence :
À suivre…