La conteuse d’elle-même (18) : Sale temps pour les gazetiers-éditeurs

Résumé de l’épisode précédent : Toujours enfoncé dans son rêve, alors qu’il s’apprêtait à entrer dans d’âpres négociations pécuniaires avec Brigandin, le narrateur des Callaïdes est interrompu par l’entrée de Mari qui vient servir maladroitement le café. Brigandin attend qu’elle quitte la pièce avant de prendre la parole…

— Ainsi, mon brave Mercier, si je récapitule ce que vous venez de me dire avant que nous soyons interrompus par cette pénible de Mariette, vous souhaiteriez soit que j’augmente vos gages pour vos livraisons de chapitres, soit que je fasse publier le premier tome de vos Gallaïdes.

Callaïdes. Non, ce n’est pas une alternative, en fait j’aimerais les deux.

Il pouffe et fait sortir ses yeux comme deux grosses billes de manière à mimer une stupéfaction drôlatique. Il n’y a bien que lui que ça amuse.

— Comme vous y allez ! On voit bien que vous êtes étranger des soucis et des difficultés du marché de l’imprimé, terré que vous êtes dans votre village de… comment se nomme-t-il déjà ?

— Taillefontaine.

— Oui, c’est cela. Notez que je vous envie et que vous avez bien de la chance. J’aimerais, moi aussi, me lever avec dame Nature et m’endormir avec les hululements lointains des hiboux. Croyez-moi, vous n’avez pas idée des tracas d’être à la tête d’une gazette qui se vend et qui dispose d’une petite armée d’auteurs permettant des revenus supplémentaires grâce à leur publication ultérieure. Mais voilà, regardez-moi : cette charge est une punition, pas un bienfait. Si vous croyez que ça m’amuse, moi, de rester ici la plupart de mon temps pour travailler. J’aimerais bien mieux habiter dans un village comme le vôtre.

Silence. Brigandin croit sincèrement qu’inconscient de la chance que j’ai, je vais reprendre mes esprits, me lever et repartir sans rien demander.

— Mais vous m’avez promis la reliure en peau de chamois et…

— Mais mon petit Mercier, vous n’avez aucune conscience de la dureté des temps pour les gazetiers éditeurs. Tout augmente, tout ! Si je vous disais de combien a grimpé le prix du papier en deux ans, vous n’en reviendriez pas. Même chose pour l’encre. Et je ne vous parle pas des tarifs des imprimeurs qui me font l’effet de bandouliers organisés prêts à saigner les malheureux gazetiers désireux d’instruire le peuple. Ne vous méprenez pas sur le vin et la charcuterie sur mon bureau. Ce n’est pas un signe d’opulence, c’est juste que j’ai besoin de cela pour permettre à mon cœur de surmonter les mauvaises nouvelles quotidiennes que je reçois et qui me font me dire que La Gazette de Nantain peut cesser de paraître d’une septaine à l’autre. C’est comme si je sentais déjà le contact d’une corde de chanvre autour du cou !

— Cependant les transformations du bâtiment prouvent que…

— Ne croyez pas cela, malheureux ! J’ai juste hérité d’un oncle d’Amercya et j’ai décidé d’investir la somme dans l’amélioration de la bâtisse. Mais j’ai sans doute sottement fait car me voilà obligé maintenant de faire attention, de rogner, de contenir la moindre dépense. Ajoutons qu’avec la pléthore de livres qui paraissent, il y a une saturation pour deux, non trois ans et que ce serait jeter les écus par les fenestres que de publier une énième novelleté. Les gens lisent, oui, c’est vrai, mais l’objet livre reste un produit luxueux. Alors en peau de chamois, vous pensez ! Non, estimez-vous déjà heureux de paraître en feuilleton dans notre gazette. C’est d’ailleurs je pense la meilleure solution pour un récit qui n’en finit pas comme le vôtre. À ce sujet, il est de mon devoir de vous informer que la mode n’est guère aux récits fleuves, mon cher. Les gens n’ont plus le temps et ni la patience d’apprivoiser sur des milliers de pages l’existence de centaines de personnages. Publier un tel récit en volumes ? Mais combien en faudrait-il ? Cinq ? Dix ? Vingt ? Et si jamais les lecteurs abandonnent en cours de route ? Y avez-vous songé, à cela ? Vous voyez la terrible perte dans l’investissement que l’aventure pourrait engendrer. D’ailleurs, justement, faire connaître un auteur, c’est doublement un investissement, au-delà des frais d’imprimerie. Je n’entre pas dans les détails, mais sachez juste qu’il vous faudrait aussi payer de votre personne, quitter votre village de Tailleflûte pour vous faire connaître dans des librairies, parler de vous, vous faire connaître, serrer des mains, faire le gentillet, répondre inlassablement aux mêmes sottes questions en restant imperturbable. Vous aimeriez cela, vous ?

— J’avoue que…

— Sans compter les efforts (pécuniaires, entre autres) que je devrais déployer pour vous faire connaître dans mes réseaux à la Capitale. C’est fini le temps où, pour lancer un écrivain, on pouvait se contenter d’y aller au lance-pierre. Maintenant, c’est à la catapulte, il n’y a pas le choix, vous m’entendez ? à la catapulte ! Sans cela, on n’obtient rien !

— Mais alors juste une augmentation, juste de cinq é…

— Et puis, dernière chose : la fiction traditionnelle ennuie. Oh ! Je ne dis pas qu’il y ait encore des gens simples qui apprécient, et c’est pour cela que je vous garde en dépit (petit plissement d’yeux) de vos 87 points dans le classement des lecteurs. La mode est aux récits courts pas prise de chef pour lesquels on sait que le mot « fin » apparaîtra au bout de deux cents pages grand maximum. Et si c’est un égorécit, c’est encore mieux.

— Un quoi ?

Il me regarde comme un maître d’école toiserait un élève de quinze ans toujours incapable de dissocier un nom d’un verbe.

— Vous voyez Mercier, vous n’y êtes plus du tout, vous ne savez même pas ce qui intéresse les gens méshui. Un égorécit, Mercier. C’est-à-dire un récit dans lequel l’auteur se raconte en affabulant mais en prenant soin de faire croire au lecteur que ce qui lui arrive est vrai. Tenez, j’ai ouï dire que vous êtes l’heureux époux d’une femme bien plus jeune et accorte que vous. Eh bien des égorécits de votre plume pourraient certainement intéresser.

Là, tout de même, je m’indigne.

— Mais… en quoi avoir une femme jeune pourrait intéresser des lecteurs ?

— Décidément vous êtes naïf. Je sais bien qu’il y a du sel dans vos Callaïdes, mais rien de comparable à celui de l’égorécit. Se dire que l’auteur soulève le voile, même légèrement, de sa propre vie privée, encore une fois cela fascine les gens. Le réel des autres qui s’invite dans les chaumières. Vous vous sentiriez capable d’écrire des égorécits, vous ?

J’ai très envie de lui hurler à la gueule que je n’en ai pas besoin puisque j’ai fait mieux que cela, j’ai écrit deux nouvelles, La Marchande de quatre-saisons et Le Rachat où je conte des faits nullement affabulés puisqu’ils sont vraiment advenus. Subitement une idée me traverse… et si je les lui proposais ? Mais la question est à peine formulée que je me ravise. Ces récits, je les écris pour moi, pour m’aider à surmonter les terreurs vécues. Je les ai par ailleurs fait parvenir un ami, prénommé Gaspard lui aussi, en qui j’ai toute confiance. Mais… se dire que ces pages pourraient être lues de plusieurs centaines de lecteurs… je ne suis pas sûr que Pauline apprécierait. Aussi, je baisse piteusement la tête et ne réponds rien au gros, qui poursuit.

— Tenez, prenez la conteuse d’elle-même qui est pour ainsi dire la plus belle rose de notre chapeau, la plus appréciée de tous les auteurs qui sont publiés dans nos colonnes.

Encore cette conteuse d’elle-même ! Mais va-t-on enfin me dire son nom et ce qu’elle a d’extraordinaire ?

— Ce qu’elle écrit a donc l’honneur de plaire beaucoup ?

De nouveau, il me regarde comme si j’avais la peste et la rage conjuguées.

— C’est bien ce que je pensais. Vous êtes tellement terré à Taillepipe au milieu de vos ours et de vos bergers que vous ne cherchez même pas à vous tenir au courant de ce qui se fait et de ce qui se vend. Vous ne regardez donc pas le classement des lecteurs ? Vous ne savez donc pas qu’Anaïs Doucet y culmine avec 837 points ? Son dernier récit, Mon Cœur outragé, nous vaut chaque jour une pile de lettres émanant de lectrices (et de lecteurs aussi) enthousiastes. Tenez, regardez le tas sur le coin du bureau, c’est la pile du jour. Certes, ce n’est pas un grand style qu’elle a (encore que je ne m’y connais point à ce genre de chose, je ne fais que répéter ce que me dit un collaborateur), mais style suffisant, clair, allant à l’essentiel et mâtiné ce qu’il faut d’effets poétisants pour intéresser des lecteurs plus exigeants que le commun. Surtout, elle parle d’elle-même donc, et elle se montre. Nos lecteurs savent bien à quoi elle ressemble puisque nous publions régulièrement des portraits d’elle. Et ça les fascine que de savoir qu’une telle personne accepte ainsi de se dévoiler. Et puis, Anaïs est de toutes les sauteries pour se montrer et faire son trou, agrandir ses réseaux (un ange passe fugitivement à cette estrange phrase). Elle était cette septaine à la Capitale pour participer à une rencontre avec des lecteurs organisée par Gédéon Filotard, un ami à moi — qui a d’ailleurs lui aussi hérité dernièrement d’une tante d’Amercya. Elle doit revenir à Nantain aujourd’hui. Mais tenez, où ai-je la tête ? j’ai son dernier livre sous mon assiette de charcuterie.

Il se saisit de ce qui est davantage un plat qu’une assiette et retire un petit ouvrage maroquiné de rouge, peu épais, faisant tout au plus dans les deux cents pages. Il me le tend.

— Tenez. Lisez juste la première page pour vous faire une idée.

À suivre…

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