La conteuse d’elle-même (16) : Brigandin

Résumé de l’épisode précédent : touché par les pleurs d’Aalis mais aussi – et surtout – par le contact de son corps chaud entre ses bras, le narrateur des Callaïdes accepte de réaliser son souhait, à savoir faire en sorte qu’elle oublie le fâcheux incident qui lui est arrivé. Mais l’ascenseur s’arrête, les portes s’ouvrent : le narrateur arrive enfin dans le bureau de Brigandin…

Ce qui s’offre à ma vue, d’une certaine manière, me fait plaisir. D’une certaine manière, oui, car je ne peux dire que revoir la trogne de Brigandin est un plaisir équivalent à celui de retrouver le visage de Pauline chaque matin. Non, ce qui achève de me réchauffer le cœur après avoir serré Aalis contre icelui, c’est de constater que je retrouve enfin un lieu tel que je le connais. Ici, pas de sol recouvert d’un tapis d’une perfection colorée qui fait mal au crâne, juste l’habituel parquet aux lames aussi disjointes que les dents d’un lutteur de foire. Pas de murs lisses recouverts de blanc, mais les bonnes vieilles poutres vermoulues séparées par du mauvais enduit. Enfin, au milieu, la grande table derrière laquelle trône le chef gazetier, table avec profusion de feuillets, de papelards, de livres et de lettres d’insultes de la part de lecteurs mécontents.

Quand j’arrive, Brigandin est vautré sur son fauteuil, occupé à consulter d’un air satisfait un document. D’ailleurs, satisfait est peut-être un peu faible. Concupiscent serait plus juste. J’ignore le contenu de son feuillet mais on me dirait qu’il est en train de lire un passage enlevé et humide d’une œuvre du baron de Sailles que cela ne m’étonnerait pas. L’idée me frappe car il a tout à cet instant du scélérat libidineux s’allumant l’esprit à défaut de pouvoir allumer à volonté une autre partie de son corps du fait d’un excès de gras et de boissons fortes. À ce sujet, une bouteille de vin trône sur un coin de sa table ainsi qu’une grosse assiette de charcuterie. C’est l’usage chez lui, usage qui m’a toujours dégoûté. Quand je travaille, je ne dédaigne pas disposer à portée de main un verre de vin ainsi qu’un biscuit, ou même simplement un quignon de pain. L’esprit, quand il se consomme en milliers de mots, réclame malgré lui une énergie pour compenser celle qu’il fait passer à travers la main qui tient la plume. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille transformer sa table de travail en auge ou en étal de charcutier.

Je remarque que sa dextre est sous la table et ses bajoues rouges de stupre me font craindre le pire sur l’usage qu’il en fait. Mais je me rassure, la main fait son apparition pour filer en direction de la gueule puisqu’elle tient les restes lacérés d’une grosse tranche de jambon, restes qu’il enfourne dans sa grande gueule. J’ai subitement très envie de quitter ce porc pour retourner dans la censeur afin, qui sait ? de tomber cette fois-ci sur Alya.

Je m’apprête d’ailleurs à le faire quand une voix m’interrompt dans ce projet.

« Ah ! C’est vous, Mercier… J’attendais quelqu’un d’autre… Bon, entrez quand même. Que voulez-vous ? »

Quatre phrases. Juste quatre phrases qui ne sonnent pas non plus comme quatre coups de poignard dans mon orgueil mais qui me font bien sentir, tant la déception l’y dispute à un mépris absolument pas dissimulé, que je suis à ses yeux aussi important que ces poteaux que les chiens apprécient pour soulager leur vessie. C’est tout de même un peu humiliant que cela, mais à cet instant, j’entends une autre voix. Elle n’est plus là, elle a disparue, mais je jure à cet instant entendre Aalis qui me dit :

Si en plus tu te laisses insulter par cet ânon bouffeur de charcuterie, c’est complet ! Défonce-le quoi !

 Le conseil est bon. La comédie n’a que trop duré, il faut que cet homme comprenne enfin qu’il ne peut continuer à me promettre dans le vent. Je m’avance et, au fur et à mesure que je m’approche de sa table, je suis saisi par les odeurs de vin et de charcuterie qui semblent autant émaner de la bouteille, du verre et de l’assiettée que de la personne de Brigandin. Pourtant, j’aime ces aliments bien sûr mais leurs effluves sont si violents qu’ils me mettent le cœur au bord des lèvres. J’arrive cependant au bord de la grande table ; décidé, j’y pose mes poings de l’air du malcontent et, grinçant, sans même dire bonjour :

« Monsieur Brigandin, maintenant il faut choisir : soit vous me payez davantage, soit vous acceptez d’imprimer le premier tome des Callaïdes en reliure de chamois ! »

Je m’en veux car je n’ai pu m’empêcher de lui servir du « Monsieur ». L’appeler simplement par son nom, comme il le fait, lui, avec moi, aurait eu plus d’effet.

Car il n’a pas l’air d’être troublé outre mesure par ma sommation. Il tend la main vers l’assiette (je précise qu’elle fait deux bons pieds de diamètre) pour en saisir un saucisson qu’il commence à rogner nonchalamment tout en m’observant. C’est un saucisson tout gras qui n’a manifestement pas été bien affiné, à en juger son aspect luisant et graisseux. Ma répulsion à ce spectacle est si forte que je me demande si ce n’est pas en fait une tactique mise au point par Brigandin afin de faire fuir les fâcheux de son bureau. Pas besoin de parler, il lui suffit juste de mangeailler des mets immondes pour ôter toute envie de discuter. Malgré tout, je tiens bon et je plonge mes yeux dans deux billes qui me jaugent du même air qu’un père de famille devant son fils expliquant qu’il veut épouser la souillon du village.

Et pendant ce temps, ses molaires continuent de rogner le saucisson. Les petits coups de dents emplissent la pièce de scouitch ! scouitch ! qui, à côté de ma noble demande – noble oui, car émanant d’un père de famille qui a besoin de meilleurs gages pour faire vivre convenablement son fils et son épousée en attente d’un deuxième enfant – me révoltent. Pour reprendre le mot d’Aalis, j’aurais presque envie de le défoncer, mais au sens propre (cela dit, en y réfléchissant, il n’est pas impossible que la Callaïde l’entendît autrement).

Cela n’advient pas car il ôte le saucisson de sa mâchoire pour se pencher sur un appareil que je remarque pour la première fois. C’est une sorte de boite noire de forme rectangulaire. Il appuie sur un petit carré rouge incrusté et dit :

— Mariette, apportez-nous deux tasses de café je vous prie.

Je comprends que dans cette pièce, tout n’est pas comme avant la transformation du bâtiment. Cet appareil, de la même eau que la censeur ou le miroir lumineux que tenait la vieille Josette, en est la preuve. Derrière la porte menant sur la gauche à une autre pièce, j’entends le pfouuu ! de quelqu’un devant obéir à un ordre qui l’ennuie. M’est avis que cette Mariette doit redouter les instants où elle doit s’approcher de ce porc et de son auge. Moi, dans tout cela, je m’étonne qu’un homme puisse passer aussi facilement du vin et de la charcutaille à une tasse de café. Mais j’accepte volontiers cette dernière. Le café m’éclaircit les idées et me rend plus mordant. Brigandin, je te le dis, tu ne sais à quoi tu t’exposes.

Je posse mes fesses sur le fauteuil devant la table, sans même attendre qu’il me le propose et, satisfait de cette terrible insolence, j’attends qu’il prenne la parole, à défaut d’un nouveau morceau de jambon pour accompagner son café.

Mais alors qu’il s’apprêtait justement à parler, la porte s’ouvre, et Mariette, tenant un petit plateau sur lequel se trouvent deux tasses, paraît.

Sans doute, dans ce rêve, s’appelle-t-elle Mariette. Mais moi, devant sa petite taille, sa peau jaune, sa mine mutine et ses yeux voilés comme ceux d’une Shimajinne, je comprends autre chose : Mari fait son apparition !

À suivre…

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