(Le rachat est une nouvelle pour laquelle il est conseillé de lire d’abord La marchande de quatre-saisons qui commence ici. Elle peut malgré tout se lire indépendamment).
Ce furent mes pieds qui me réveillèrent ce matin-là. Après avoir marché la veille six heures durant, perclus d’ampoules et accompagnés de mollets couverts de plaies à cause d’une marche forcée dans les ronces, ils avaient eu un réveil douloureux, et moi avec, en dépit d’un onguent que ma femme y avait appliqué avant d’aller dormir (dans des circonstances que je conterai bientôt).
Pauline, d’ailleurs, ne se trouvait pas à côté de moi. Mon premier réflexe fut d’allonger le bras à ma gauche : la couche était vide de sa présence. Le matelas était froid, signe qu’elle avait quitté le lit conjugal depuis un certain temps. Ce fut quand même elle que je vis en premier lorsque j’ouvris les paupières, spectacle toujours appréciable et rassurant, même si je ne la vis pas ce matin à demi dévêtue dans le négligé et l’épanouissement d’un lourd sommeil, mais assise face à la table principale, de dos, et déjà habillée. Que faisait-elle ? La réponse était aisée : ses cheveux ramassés en un chignon impeccable constituaient sa tenue de guerre pour effectuer ce qui était devenu son activité favorite : la lecture. Pour toutes les autres qui ponctuent son quotidien, qu’il s’agisse de cuisiner, d’allaiter Clément, de le torcher ou de s’occuper du jardin, elle les dénoue pour les faire tomber le long du dos. Ah ! Autre exception notable : quand elle sort, dans le village ou à Nantain, pour se promener ou quérir quelque denrée, elle les attache de nouveau en chignon, signe que pour elle, cette coiffe est ce qui la rendait plus présentable, plus belle.
Ce n’est pas qu’elle soit particulièrement attachée à la coquetterie. Elle sait bien que les hommes la regardent d’un certain air, et je sais bien, moi qui l’ai connue avant son premier mariage, combien elle avait été courtisée par une multitude de gars avant qu’elle ne jette son dévolu sur le Pierre (malheureux que la guerre n’aura fait rester que deux mois auprès de sa jeune épouse). Mais sa beauté – et c’était chose rassurante pour moi – semblait préférer se cantonner à un état naturel, primitif, plutôt que de s’exacerber en fards, en mises et en bijoux pour lesquels nous n’avions pas les moyens et qui eussent jeté sur elle une réputation de coquette un rien dégrafée.
Aussi goûté-je fort bien le fait, qu’en dehors de quelques promenades au dehors, elle soulève le rideau de ses sombres cheveux pour m’offrir le spectacle de sa nuque. Il lui arrive même parfois de mettre du fard sur les lèvres uniquement pour lire, comme si… oui, comme s’il s’agissait de plaire à l’objet qu’elle tenait entre les mains. Après tout, livre est un mot masculin, donc il est normal qu’une femme veuille se faire belle devant un objet qui va la séduire et même lui procurer du déduit. Cependant mon raisonnement ne tient pas car je me souviens qu’en tombant sur un certain livre chez un certain bouquiniste infernal, je m’étais mis à ressentir certaine échauffure dans une partie du corps, comme si je me trouvais face à une armide invitant sans retenue à la concupiscence.
D’ailleurs, pourquoi avais-je eu cette réaction ? Parce que c’était un livre rare ? J’en possède quelques uns et il ne me souvient pas d’avoir éprouvé ce genre d’écart en me les procurant. Peut-être bandoché un peu, je l’avoue sans honte, mais jamais au-delà.
Parce que je savais que s’y trouveraient de beaux personnages féminins apparaissant autant sans leurs vêtements qu’avec ? Quand j’étais autrefois d’humeur sombre — c’est-à-dire avant de vivre avec Pauline –, il m’est arrivé d’acheter un ou deux livre du baron de Sailles et, même chose, je ne me suis pas laissé aller à un tel déportement comme celui commis chez le bouquiniste.
Alors peut-être parce que l’auteur en est dame Charis, un de mes personnages ? Mais si c’était le cas, cela signifierait que j’éprouvais un tendre sentiment pour elle. Mais de nouveau objection : qui, « elle » ? La personne qu’elle a été ou le personnage qui vit sous ma plume ? Et tout à coup… la blanche nuque me revint… cela voulait-il dire que Pauline se faisait belle pour plaire inconsciemment aux jeunes fringuets qu’elle allait découvrir dans sa lecture ? Horreur ! Je sentis aussitôt la jalousie me poinçonner le cœur. Comment n’avais-je pas compris cela plus tôt ? D’ailleurs, j’y songeai tout d’un coup, elle avait toujours une manière doucereuse d’écarter les pages. Je sais bien que l’on dit « tourner les pages » mais chez elle, je m’étais dit une fois en la voyant faire que non, elle écartait les pages – avec tout ce que le terme peut comporter de leste – plus qu’elle ne les tournait. Tout comme vous imaginez bien que je vais inconsciemment écarter les pages du Récit de Lancelin de ma précieuse Charis. Ah ! Il était dit qu’après avoir fort souffert la veille, j’allais encore souffrir ce jour-là.
Mais une autre idée me vint et permit de me calmer : Pauline me permettait de lui écarter les gambes, je pouvais bien lui permettre d’écarter les pages d’un livre truffé de mignards mirliflores qui allaient carillonner son cœur délicat, c’était là une libéralité qui m’honorait.
Comme tu peux le deviner avec ces sornettes matinales, ami lecteur, j’allais mieux. Mais je te le dis : que la soirée et la nuit furent douloureuses ! Si tu as un peu de temps et si cela t’intéresse, laisse-moi te conter cela pendant que je m’acagnarde encore un peu au lit tout en contemplant la nuque de Pauline constellée par endroits de sombres chevins.
À suivre…
Les affres du narrateur durent être en effet corsées…