La Plume viciée (2) : Liberator feminarum

Résumé de l’épisode précédent : avant de devenir l’amante de dame Isolde, Diane de Monjouy s’est un jour présentée à la gazette afin d’être engagée comme rédactrice. Charmée par son apparence et sa parlure, Isolde demande si ce qu’elle écrit est du même acabit. La belle brune lui tend alors un feuillet sur lequel la noble lit ces mots…

 

À mes sœurs de l’ombre

Il est temps pour nous de sortir de l’ombre des hommes et de prendre notre place sous le soleil. Depuis trop longtemps nous sommes figées en des figures silencieuses, nos voix étouffées par les conventions et les attentes. Il est temps de briser ces chaînes invisibles et de montrer au monde la force et la beauté qui résident en nous.

Oui, sortons de l’ombre ! Nous sommes des créatures de lumière, dotées d’une intelligence vive et d’un cœur passionné. Cela a toujours été. Nous avons tant à offrir, tant à partager. Il ne s’agit pas de rivaliser avec les hommes, mais de nous épanouir à leurs côtés, de faire entendre notre voix dans un monde qui a tant besoin de notre raffinement et de nos lumières.

Regardez autour de vous, mes chères amies. Voyez ces murs qui nous encerclent, ces frontières invisibles qui nous retiennent. Il est temps de les franchir, de nous libérer de ces entraves. Brisons nos chaînes, écrivons, créons, parlons, aimons avec une liberté nouvelle. Montrons au monde que nous ne sommes pas de simples spectatrices de nos vies, mais les auteures de notre propre destin.

À chaque femme qui lit ces mots, sachez que vous êtes puissante. Votre esprit est une étincelle qui peut allumer le feu du changement. Ensemble, nous pouvons transformer notre réalité, en faisant de chaque acte de courage une pierre dans l’édifice de notre libération.

Le chemin sera peut-être long et semé d’embûches, mais chaque pas que nous ferons ensemble nous rapprochera de cette vision d’un monde où nous pourrons vivre et aimer sans entraves. Alors, mes sœurs, levons-nous et faisons entendre notre voix. Car le monde a besoin de notre lumière, de notre sagesse et de notre amour.

Tout le long de la lecture qu’en fit Isolde à voix haute, la jeune femme avait baissé la tête, comme subitement consciente de l’audace de son texte. Elle ne jetait pas moins de fugitifs regards vers Isolde pour guetter ses réactions. Celles-ci étaient sans ambiguïtés :  manifestement, tout cela lui agréait. Les yeux se plissaient de plaisir, et le ton s’épanouissait en de belles volutes musicales. Moins de plaisir en revanche du côté de Faumiel qui fronçait franchement les sourcils.

Bien qu’ayant du mal à respirer, émue qu’elle était par tant de conscience et de fierté du gent sexe, Isolde parvint à la féliciter :

— En vérité, je suis bien aise de vivre dans cette époque où de jeunes femmes telles que vous décident de prendre à pleines mains les rênes de leur destinée. Vous ne sauriez imaginer comme ce que je viens d’entendre m’a comblée. C’est ainsi que j’imagine la rédactrice qui aura pour mission dans ma gazette de parler aux femmes. Quelqu’un avec du goût et le sens du beau, certes, mais aussi quelqu’un qui, par son art, peut aider les autres femmes à se sentir justement femmes et non esclaves. Votre texte est un appel vivant à la liberté de notre sexe, votre courage de défier les conventions est admirable. Voirement.

Et, se tournant, vers Faumiel :

— N’êtes-vous pas de mon avis ?

Manifestement, non, à voir sa face de carême qui s’était allongée, le chef-rédacteur n’était pas du même avis.

— Eh bien… je ne sais. Peut-être que notre gazette n’est pas non plus le lieu le mieux indiqué pour organiser une révolution en dentelles. Pardonnez-moi, mais je pense avant tout aux ventes. Il ne faudrait pas que les maris interdisent leurs femmes de se procurer la gazette à cause d’articles de la même teneur de ce que je viens d’entendre.

Isolde rit en faisant un gracieux geste de connivence en direction de Diane.

— Mais voyons ! Il ne s’agit pas de révolutionner tous les foyers du Royaume (encore que…), mais de faire comprendre à ces messieurs, dans cette époque où les huit royaumes ont décidé de ne plus se guerroyer, de faire comprendre que les dames ne sont plus là pour pondre comme des poules ou bien répondre sans mot dire au détestable tribut du chevalier. Quelle détestable expression ! Comme si la femme n’avait d’autre utilité dans la vie que d’écarter les jambes pour recueillir un peu de semence gluante et contenter des imbéciles portant épée ! Il ne vous aura pas échappé que l’heure est à la plume plutôt qu’à l’épée, et que même des hommes connus pour avoir été de grands guerroyeurs commencent à s’intéresser aux arts. Bref, la profession de foi de notre jeune amie est pertinente et me sied fort. Décidément elle possède toutes les qualités espérées et je pense que nous pouvons écourter notre petit interrogatoire. Je ne veux nulle autre personne qu’elle. Mais dites-moi, Mademoiselle, vous n’avez pas signé votre beau texte. Comment vous nommez-vous ?

— Diane.

— C’est un joli prénom, mais ce n’est pas lui qui m’intéresse. Votre nom, je vous prie.

La jeune femme baissa la tête et rougit légèrement.

— Audureau.

Le nom n’était pas désagréable à l’oreille mais ne sentait pas la famille de race.

— Eh bien que diriez-vous, Diane, si je vous offrais la possibilité d’user d’un nom qui vous permettrait d’accéder au Château et de fréquenter cette noblesse qui vous fascine tant ? Tout à l’heure, quand je vous ai questionnée, j’ai senti qu’il vous manquait un savoir disons… plus contemporain, plus en rapport avec la noblesse du Royaume, là où se joue bien souvent le raffinement (même si les écrivelles que vous avez nommées sont toutes de moyenne extraction et prouvent que le raffinement n’est pas que lié à la caste). J’ai senti que c’était un sujet où vous étiez moins à l’aise. Et c’est bien normal si vous n’avez pas la possibilité d’approcher ce cercle. Écoutez, j’ai dans mes ascendants une lointaine lignée dont le nom était de Monjouy. Ils sont tous morts ou disparus, je ne sais plus trop. Ne vous inquiétez pas, je vous aiderai à inventer une fable. De toute façon, au Château, à partir du moment où vous vous y trouvez, c’est qu’il y a une raison, croyez-moi, on ne cherchera pas à creuser. Là-bas, le costume fait tout. Et votre beauté, associée au nom, sera le meilleur des sauf-conduits. Bref, vous auriez ainsi accès au Château, sous ma houlette je vous ferais connaître et vous pourriez ainsi affermir vos connaissances, écrire de merveilleux articles et commencer cette révolution qui effraie tant Monsieur Faumiel. Qu’en dites-vous, Diane ?

Pour Isolde, c’était chose acquise, la demoiselle était engagée, elle pouvait l’appeler désormais par son prénom.

Toujours dans une posture modeste et honteuse d’avoir donné son nom qui sentait la roture, la tête baissée et le visage face au plancher, la jeune femme eut une réaction que ni Isolde, ni Faumiel ne virent. Un éclat sauvage passa fugitivement dans son regard. Elle releva la tête, et :

— Madame, Vous m’avez en effet devinée. Si j’ai quelques connaissances, je me sens aussi certaines limites et rien ne serait plus efficace pour y remédier que de fréquenter la noblesse.

— Alors c’est dit ! Vous serez Diane de Monjouy. Voici ce que nous…

— Mais pardonnez-moi, j’aurais une requête.

Après l’offre généreuse d’Isole, c’était peut-être un peu présomptueux. Mais Isolde ne s’en ombragea pas, au contraire curieuse, un fin sourire aux lèvres.

— Oui mon enfant ? Dites.

Mon enfant ! Au moment où les mots sortirent de la bouche, Isolde se trouva bien bécassotte !

— J’aimerais que personne à la gazette, en dehors de vous-même et de Monsieur, ne sache que je me nomme en réalité Diane Audureau.

— Et pourquoi donc ? demanda aussitôt Faumiel, suspectant la mijaurée désireuse d’en imposer aux autres – et il n’avait pas totalement tort.

Mais Diane ne se démonta pas et, d’une voix calme, mais ferme :

— Je comprends votre suspicion, Monsieur, mais ma demande ne naît pas de l’orgueil, ni d’un désir de paraître. Mon passé est un chemin semé d’embûches, de luttes et de sacrifices que je préfère garder pour moi. Diane de Monjouy, au-delà de son aspect pratique pour mon métier, est une nouvelle identité qui me permettra de tourner cette page douloureuse et d’embrasser pleinement l’avenir. Je veux que les autres rédacteurs me connaissent pour mes compétences et mon dévouement, non pour des préjugés liés à mon nom d’origine. Cette discrétion me permettrait de servir la Gazette avec un esprit libre et concentré, sans l’ombre du passé pour me distraire.

Le tout dit avec une franchise volubile mais qui, si l’on grattait un peu la surface, camouflait un rien de morgue et d’agressivité. Faumiel le sentit et allait rétorquer en se gaussant que cette histoire de préjugés n’avait pas lieu d’être puisque les collaborateurs qui seraient engagés seraient probablement tous de modeste extraction mais Isolde, qui écouta la jeune femme absolument charmée par sa faconde, le coupa.

— Vous avez tout à fait raison, Diane, et je trouve que c’est un nom qui vous sied fort, qui vous embellit même, si cela était encore possible. Rien que pour cette heureuse conséquence, gardez-le, que vous soyez au Château ou en train de travailler à la Gazette.

Montrant son plus beau visage, Diane s’inclina respectueusement.

Faumiel, lui, n’était pas convaincu.

Il le fut cependant quand, deux septaines plus tard, les autres collaborateurs engagés et les premiers numéros parus, il lut les articles de Diane. Les recettes de beauté de Diane de Monjouy devinrent assez vite populaires. Elle excellait aussi dans les articles où elle démêlait les méandres (souvent désespérants, il faut bien l’avouer) de la pensée féminine et dans lesquels des conseils étaient prodigués pour vaincre les conflits et les questionnements intérieurs que toute délicate créature du gent sexe peut éprouver dans sa vie. Les lecteurs qui avaient la curiosité de les lire trouvaient bien que ce n’était qu’un salmigondis sans queue ni tête qui se contentait de répéter toujours la même chose mais les lectrices, elles, avaient l’impression d’entendre parler une grande sœur pleine de sagesse.

Elle se débrouillait par ailleurs fort bien pour les chroniques littéraires. Chez elle, la critique n’était jamais mordante mais toujours bienveillante et admirative. Nous avons évoqué plus haut certaines écrivelles de l’époque : Agnès de Valrose, Mélisande Clairmont, Isabeau Desrosiers, Élise de Lys. Elle rédigea un jour un assez long article dans lequel elle procédait à une étude comparative des mérites des quatre littérateuses. Voici ce qu’elle écrivit sur Mélisande Clairmont :

Mélisande Clairmont, avec sa plume incandescente et ses mots comme des étoiles filantes, nous transporte dans des univers où le vibrant éclat de la vie côtoie l’éclat scintillant de l’imaginaire. Ses récits, véritables mosaïques de passions et d’émotions, se déploient tel un vitrail de couleurs vives et lumineuses, chaque fragment réfractant la lumière d’un monde intérieur foisonnant. Les personnages de Clairmont, façonnés avec une délicatesse presque tactile, évoluent dans des fresques où l’amour est une rivière tumultueuse et la liberté, un oiseau d’aube qui prend son envol vers des horizons infinis.

Son style, à la fois lyrique et audacieux, valse entre les réalités avec la grâce d’une danseuse étoile, créant des paysages littéraires où chaque mot est une note de musique, chaque phrase une symphonie de sentiments. Les histoires qu’elle tisse, comme des tapisseries anciennes, sont imprégnées d’une magie qui fait palpiter le cœur et éveille l’âme, nous rappelant la beauté éphémère et pourtant éternelle de la vie. Clairmont n’écrit pas simplement des histoires; elle façonne des rêves diurnes, des miroirs d’émotions où chaque lecteur peut se refléter et se perdre, pour mieux se retrouver.

En vérité, Mélisande Clairmont ne nous offre pas seulement des récits, mais une invitation à plonger dans la profondeur de l’existence, à danser avec les ombres et à émerger dans la lumière, transformés par l’éclat de son génie littéraire.

Et elle avait tout autant à dire concernant les trois autres !

Pour les lecteurs, c’était bien boursouflé, chiche de critiques et un rien vide. Et histoire d’anticiper en faisant allusion à une jeune lettrée qui sera l’une des principales héroïnes d’un certain cycle, la jeune C*** de V***, une des ouailles de dame Adèle à l’école des apprenties Callaïdes, fit la moue en lisant l’article. Par curiosité, elle lut les œuvres citées et, tout en se disant que son art était supérieur, elle estima que cette Diane de Monjouy était bien généreuse et approximative dans ses éloges. Mais c’était là un cas isolé car pour les lectrices en général, l’article était exquis, donnait vraiment envie de lire les œuvres de ces écrivelles, écrivelles qui, de leur côté, à la lecture du panégyrique, eurent toutes la même pensée : « J’inviterai cette Diane de Monjouy à prendre le thé. Pour la remercier mais aussi parce qu’elle peut être une précieuse alliée pour ma carrière. »

De fait, dans la septaine qui suivit, Diane fut invitée par les quatre femmes et s’en fit des amies. Faumiel fut positivement impressionné.

À vrai dire, Diane était un petit caméléon qui s’adaptait à toutes les situations, à tous les interlocuteurs. Nous avons évoqué tantôt sa morgue, mais quand elle parvenait à la camoufler, elle apparaissait comme brillante et agréable, profondément sympathique. Elle questionnait et écoutait en hochant la tête, l’air amical et intéressé, et lesdits interlocuteurs se disaient : « Quelle adorable crème que cette personne ! » Inutile de préciser qu’elle ne mit pas longtemps à se fondre dans le vaste décor du Château.

À suivre…

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