Résumé de l’épisode précédent : Bastien a suivi Colart à la prévôterie. Là, ils empruntent un tortueux chemin souterrain qui doit les mener à la salle de torture. Le jeune gazetier s’offrira ainsi une bonne dose de véracité qui lui permettra d’améliorer son art. Et puis, Colart, l’a rassuré, la torture du jour ne devrait pas prendre plus d’une minute, pas de quoi être épouvanté, donc…
Bastien s’attendait à ce qu’il découvrit. Mais une chose était de l’imaginer, une autre était de le voir de ses propres yeux. Sur les murs de cette vaste pièce souterraine étaient suspendus des instruments de torture. Des couteaux bien sûr, mais aussi un fouet à lames, une scie, des griffes de chat (parfaites pour lacérer et arracher la chair), une massue, des brodequins, des tenailles, un bâton, une poire d’angoisse et d’autres outils, moins connus mais dont les formes presque poétiques donnaient beaucoup à songer au jeune homme… cependant moins que ce qu’il vit au milieu de la pièce.
Bien entendu, il s’agissait d’une table en bois massif.
Elle était solidement fixée au sol par des barres de métal, garantissant son bon maintien sous la force des convulsions des suppliciés. La surface était marquée de nombreuses entailles et taches, témoins silencieux de rudes souffrances passées. Des crochets en fer pendant sur les côtés ajoutaient à l’apparence sinistre de la table. Appelés par les bourreaux « pendeloques de la douleur », ces crochets étaient simplement destinés à accueillir différents instruments de torture. La table était sinon inclinée légèrement vers l’avant, facilitant l’accès au bourreau pour infliger les sévices, mais permettant surtout au supplicié de voir chaque mouvement de son tortionnaire. Un réseau de rainures profondes avait par ailleurs été creusé, permettant de recueillir le sang et les autres fluides corporels et de les évacuer proprement à l’extérieur de la table pour éviter qu’ils ne la tachent d’importance. Enfin, des sangles de cuir étaient cloutées aux coins de la table pour immobiliser les poignets et les chevilles. D’ailleurs, précisons qu’elles étaient fonctionnelles puisqu’elles maintenaient déjà un corps.
Un corps surmonté d’une tête, elle-même surmontée d’une belle chevelure blonde et bouclée. Et un corps féminin puisque, dépourvu du moindre vêtement, il permettait de constater aussi bien l’absence du sexe viril que la présence de jeunes et beaux tétins.
Saisi d’une suée glaciale, Bastien s’approcha pour voir le visage. Pourtant, tout le long de sa descente des escaliers le menant à la salle de torture, il s’était dit qu’il resterait bien sagement éloigné de la table, mais ce fut plus fort que lui, la chevelure si caractéristique le poussa à s’approcher afin de vérifier qu’il ne s’agissait pas d’Élodie.
Bien entendu, ce n’était pas elle.
Mais comme elle, il s’agissait d’une jeune armide. Peut-être encore plus belle.
Attachée sur la table, les bras et les jambes écartées, frissonnant de froid et de terreur, elle fixa Bastien, hagarde, le prenant probablement pour le bourreau, Bastien qui, une nouvelle fois, comprit qu’il avait fait une erreur en acceptant la proposition de Colart. Qu’importe si celui-ci excellait dans son art de torturer, qu’importe que le supplice ne dure qu’une poignée de secondes, il se sentait envahi de ténèbres qu’il ne parviendrait jamais à oublier. Surtout, ces yeux qui le fixaient, qui semblaient autant le craindre que le supplier, lui firent mal. S’il s’était contenté de faire comme ce qu’il avait prévu, c’est-à-dire d’entrer et de se poster dans un coin, sans chercher à croiser le regard de la pauvre âme qui allait être torturée, cela eût été différent. Mais là, maintenant que la suppliciée avait conscience de sa présence, il eut honte de son statut de spectateur qui serait là, tranquille et passif, à observer.
Non, décidément tout cela était fol, il fallait qu’il s’en aille. Il allait le dire à Colart quand un bruit retentit. La porte s’ouvrit de nouveau, laissant un homme entrer. Un garde qui tenait une torche l’accompagnait. Du moins plus pour longtemps car, une fois l’homme entré, il s’inclina respectueusement, sortit et ferma la porte derrière lui. Bastien entendit distinctement le cliquetis d’un verrou qu’on ferme.
Il lui serait plus difficile de s’en aller.
Dans la pièce, l’inconnu, un homme grand et sec à la mine terriblement sévère, jeta un œil sur la table. D’où il se trouvait, il tomba en plein sur la fente rose de l’armide. Une moue écœurée se dessina sur ses lèvres. Et de grommeler :
« Maudite catin azarite ! »
Bastien crut avoir mal entendu. Quant à Colart, à ces mots il tourna aussitôt la tête vers l’inconnu, visiblement surpris et attendant une précision.
— Je croyais qu’il s’agissait aujourd’hui de faire avouer un infanticide ! se décida-t-il.
Mais l’inconnu ne répondit pas car ses yeux s’étaient fixés sur un autre centre d’intérêt : Bastien.
— Qui est ce jeune homme ? demanda-t-il d’une voix nasillarde.
— Mon apprenti, répondit Colart sans hésiter.
— Il est bien fluet.
— Mais la volonté est là.
— Il est bien pâle.
Colart s’impatienta.
— C’est son teint habituel. Mais m’expliquerez-vous ce que vous avez dit en entrant ? Qu’est-ce à dire ? On m’avait dit aujourd’hui que je devais faire avouer à une malheureuse le meurtre de son enf…
— La malheureuse comme vous dite s’est tuée il y a une heure et brûle en Enfer au moment où je vous parle. En revanche, on a mis la main sur cette Azarite, coupable de s’être mariée à un homme de notre religion en le forçant d’épouser ses rites hérétiques. D’où ma présence : je dois vérifier que la torture expiatoire doit s’appliquer à cette impie maudite.
La torture expiatoire… les mots roulèrent dans l’esprit de Bastien. Il avait entendu parler de cette pratique (parfois simplement nommée « l’Expiatoire ») qui ne s’appliquait qu’aux mécréants coupables d’être trop fidèles à leur foi. Les Azarites, surtout, en faisaient les frais. Et maintenant qu’il y songeait… le beau visage de l’armide, son teint légèrement olivâtre, les yeux cernés, le nez busqué… oui, il n’y avait pas à douter, il s’agissait bien d’une Azarite.
Aussitôt l’envie de déguerpir le reprit mais deux choses l’en empêchèrent. D’abord la porte qui avait été verrouillée. Ensuite, le regard de Colart qui lui fit comprendre que c’était impossible. Un apprenti-bourreau qui fuyait devant la perspective d’assister à une torture expiatoire, c’était forcément suspect et pouvait attirer des problèmes à Colart si l’on avait appris qu’il avait fait passer dans la prévôterie un gazetier en guise d’apprenti. Le mieux était de se tenir éloigné dans un coin peu éclairé afin d’attendre sans que l’autre s’aperçoive qu’il fermait les yeux pour ne pas voir les horreurs qui allaient être commises. Malheureusement :
— Eh bien ? Votre apprenti va se tenir là à attendre bêtement ? Il ne s’approche pas de la table ?
— Il ne s’attendait pas à assister à une Expiatoire.
— Et après ? C’est au contraire une chance pour lui. Et puis il s’agit de torturer une Azarite, ce n’est pas comme s’il s’agissait d’une femme ordinaire. Allez, avancez, vous !
À cet ordre rudement formulé, Bastien comprit qu’il n’avait plus la moindre échappatoire. L’homme était un inquisiteur et ses ordres prévalaient sur ceux de Colart. Comment n’avait-il pas compris dès le début ? Cet habit austère, cette robe longue et noire, sans aucune décoration ni ornement, parfaitement adaptée à l’austérité et l’autorité de sa fonction religieuse. Cette croix de Galaod attachée à son cou. Enfin, sur l’index, la fameux « sceau de purification », cet anneau en or surmonté d’un sceau sur lequel était gravée la même croix de Galaod et que l’on pouvait chauffer à blanc afin de marquer les brebis galeuses récalcitrantes à la vraie foi. Ne pas obéir à un tel homme, c’était être suspecté d’éprouver de l’empathie envers la créature azarite, penchant dangereux.
Livide, c’est-à-dire encore plus que ce qu’il était, il s’approcha.
L’inquisiteur reprit alors la parole.
« Sarra Garhel, vous êtes reconnue coupable d’avoir converti à votre odieuse religion le sieur Jean Després. Vous l’avez séduit de vos charmes pour l’inciter à se marier à vous, c’est-à-dire à se détourner d’une vie honorable selon les valeurs de notre religion, la seule acceptable dans notre Royaume, la religion ansitique. Pour cela vous serez châtiée, la torture expiatoire vous sera appliquée. Comme son nom l’indique, il s’agit d’expier et, peut-être, d’être pardonnée à la condition que vous reniiez en ma présence votre religion. Si à la fin des dix supplices prévus par la torture vous refusez de le faire, alors vous mourrez et votre cadavre rejoindra la fosse aux scélérats. Voici les dix supplices… »
Pendant qu’il avait exprimé ces mots, Colart en avait profité pour s’approcher de Bastien et lui chuchoter de faire semblant de regarder en portant ses yeux sur une des arêtes de la table longeant le corps de la pauvre fille. Il donnerait ainsi l’impression d’être dans son rôle d’observateur alors qu’il ne regarderait pas vraiment.
Certes, mais par contre il entendrait.
À commencer par l’énumération des dix supplices que la femme azarite allait subir. L’inquisiteur les égrenait d’une voix méchante, prenant un plaisir manifeste à les expliquer à la malheureuse qui, dès le troisième, se mit à pisser sur sa table de torture. Ils avaient tous un terrible nom : le chant du chevalet, les larmes de la vierge de fer, la rose dépouillée, le baiser de la forge… Bastien s’efforçait d’ignorer les détails donnés sur les supplices, il hurlait intérieurement, portait son esprit sur d’autres lieux (la gazette, la maison de ses parents…) et sur d’autres visages (Élodie, surtout) mais ces efforts n’empêchèrent pas certains détails de lui parvenir. Ainsi, pour la rose dépouillée de son bouton, il ne s’agissait rien moins que d’arracher les deux tétons avec une tenaille coupante. Le baiser de la forge ? Appliquer le bout d’une barre chauffée à blanc au travers de l’entrée de la nature, de manière à rendre impossible tout acte de procréation impie. Colart avait parlé d’une petite torture rapide, presque sympathique, ne durant pas plus d’une minute. C’était un déluge d’atrocités qu’il allait devoir subir. Et de supplications. Bastien avait entendu parler du courage des Azarites quand ils étaient suppliciés. Certaines femmes parvenaient à ne pas pousser le moindre cri, n’ouvrant la bouche que pour accabler d’injures leur tortionnaire (davantage l’inquisiteur que le bourreau d’ailleurs). La jeune victime n’appartenait pas à cette race de femme. D’un côté, on devinait qu’elle savait que son sort était joué car jamais elle ne trahirait sa foi. Mais de l’autre, on sentait sa terreur de subir une indicible douleur et de savoir que de belle jeune femme, elle allait peu à peu devenir un tas de chair qui, plus il tarderait à exprimer sa contrition, se repentance, plus il deviendrait informe, inapte à vivre normalement. Car précisons ici que les dix supplices pouvaient ne pas être tous appliqués. La torture s’arrêtait quand le supplicié exprimait son désir de conversion. L’inquisiteur usait alors de son sceau pour marquer le converti sur l’épaule et tout était dit. Le malheureux pouvait alors reprendre une vie ordinaire si tant est que l’on puisse qualifier ainsi une vie avec un corps mutilé de toute part et l’esprit en lambeaux, à jamais traumatisé.
Bastien espérait ardemment que la jeune femme cède rapidement. Convertis-toi, convertis-toi, suppliait-il intérieurement, à quoi cela va-t-il t’avancer de garder ta religion ?
Il crut être exaucé. Alors que Colart s’était saisi d’une petite tenaille afin d’appliquer le premier supplice (« l’écorçage des mains », c’est ce qu’il entendit sortir de la bouche de l’inquisiteur), il crut, à voir la mine terrorisée de la jeune femme, mine qui s’accompagnait de vigoureux « Non ! », « Pitié ! » et autre « Je vous en conjure ! », qu’elle allait aussitôt exprimer sa repentance. Mais c’était mal connaître les Azarites. Certes, celle-ci n’accablerait pas d’injures l’inquisiteur. Mais souffrir, supporter un corps peu à peu mis en lambeaux, cela elle le ferait, oui.
Les yeux toujours fixés sur l’arête, Bastien le comprit, alors que chaque hurlement indiquait qu’un ongle était vigoureusement arraché par une pince et que la voix de son tortionnaire l’accablait de délirants reproches.
— Vous, les Azarites, êtes une tache sur la pureté de notre société, une maladie qui s’infiltre et corrompt tout ce qu’elle touche. Vos mains, instruments de votre perfidie, ont semé la discorde et le mal. Chaque doigt, chaque ongle, représente une action indigne, un acte de trahison contre notre foi et nos lois. Regardez ce que vous avez engendré avec ces mains impures. Les enfants de votre peuple, nés de vos pratiques hérétiques, se multiplient comme des parasites, répandant leur influence maléfique. Vos doigts, si agiles à comploter, à falsifier, à voler, doivent être purifiés. Bourreau, écorche-moi ce doigt.
Et Colart, furieux d’avoir à appliquer un type de torture qu’il méprisait en présence de Bastien, s’exécuta sans la moindre hésitation, les mâchoires serrées. Bastien ne voyait pas mais, au nouveau cri déchirant que poussa la jeune femme, devinait. À la longue, il ne put s’empêcher de jeter un regard fugitif. Le sang coulait abondamment des doigts mutilés de la dextre. Il revint aussitôt à son arête.
— Nous allons extirper cette corruption, un par un, jusqu’à ce que vos mains soient aussi purifiées que notre foi, reprit l’inquisiteur, de plus en plus impérieux. Chaque ongle arraché est un péché effacé, un pas de plus vers la rédemption. Vous apprendrez que vos actions ont des conséquences, que la justice divine ne laisse aucune offense impunie. Que cela serve d’exemple à tous ceux qui oseraient défier l’ordre sacré. La purification par la douleur est la seule voie vers la rédemption ! Vos mains seront purifiées par le feu de la justice, et vos péchés expiés par la souffrance !
Et tandis qu’il achevait par ce mot, la tenaille arracha le dernier ongle.
Bastien avait eu beau vouloir porter son esprit dans des contrées étrangères à l’horreur qui se jouait entre ces murs, il n’avait pu s’empêcher de compter jusqu’à dix, estimant que l’écorçage des ongles n’allait pas assez vite, le ponctuant intérieurement de convertis-toi ! mais convertis-toi donc imbécile !
Colart, lui, tout en effectuant sa tâche sans hésiter, devinait les tourments de son jeune ami. Comme lui, il souhaitait que la femme cède rapidement sous les coups de ce type de torture qu’il avait toujours trouvée quelque peu excessive. Le lecteur s’en souvient peut-être, dans ses discussions avec Bastien, Colart avait parfois témoigné de croyance pour la chose religieuse. Mais pour lui, c’était un commerce intime qui ne dépendait d’aucun dogme. Que ce fut par le truchement de la religion ansitique, azarite ou une autre, tout cela n’avait que peu d’importance.
À cela, s’ajoutait le fait qu’il avait toujours méprisé les inquisiteurs. En particulier celui-ci.
À suivre…