Résumé de l’épisode précédent : Bastien a découvert que, décidément, il ne va pas lui être aisé de se défaire d’une fallacieuse réputation d’attoucheur de femmes. Dans son désarroi, il peut compter sur le soutien de Lucinde qui, de son côté, fait tout pour être attouchée par le jeune homme…
Au moins, la folie émanant des créatures du gent sexe eut-elle pour vertu dans l’esprit de Bastien de le faire arriver chez Colart sans la moindre appréhension. Tout le long des deux-mille-trois-cent-vingt-et-un pas qui le menèrent à la rue des Charretiers, son esprit fut encombré de visions chaotiques et lascives dans lesquelles Lucinde et Élodie avaient une part fort active. Ce ne fut qu’en franchissant le seuil de la maison de Colart qu’il se dit : « Mais au fait, c’est vrai, je dois assister à une torture ! »
— J’ai bien reçu votre message hier, dit Colart. Alors, êtes-vous toujours décidé ?
Bastien rassembla ses esprits et, d’une voix plutôt décidée :
— Oui, je le suis. Mais promettez-moi de m’épargner certaines choses.
Colart sourit.
— Comme je vous l’ai dit, je n’ai besoin que de quelques secondes pour faire avouer. Il en sera de nouveau ainsi.
Et, ces rassurantes paroles prononcées, il l’invita à le suivre hors de la maison. Mine surprise de Bastien.
— Allons, fit Colart, vous n’imaginiez pas qu’un bourreau pratique son métier chez lui ? J’officie à deux endroits : soit dans la salle de question du Château, soit dans la prévôterie. C’est là que nous nous rendons.
Bastien, qui n’avait jamais pénétré dans cet endroit, était aux anges, se félicitant d’avoir accepté la proposition de Colart. Il se promettait lors de sa visite de bien observer et de tenter de nouer des liens avec des sergents (ce Gérard notamment, dont lui avait parlé Colart) afin d’obtenir des renseignements sur des mystères. Tout à coup, les corps enchevêtrés de Lucinde et d’Élodie dans son esprit furent bien loin.
Le bâtiment de la prévôterie se dressait, imposant, sombre et austère, au cœur de la ville. Ses murs épais, faits de pierre grise et rugueuse, portaient les marques du temps. Les fenêtres, étroites et grillagées, ne laissaient filtrer qu’un mince filet de lumière, renforçant l’impression de sévérité. Au-dessus de la porte principale, massive et cloutée de fer, se trouvait un blason représentant une balance et une épée croisées, symboles de la justice implacable. Les toits d’ardoise, sombres et pointus, semblaient vouloir percer le ciel. Une atmosphère pesante entourait le bâtiment, comme si chaque pierre, chaque recoin, portait l’écho des cris et des supplications qui avaient retenti derrière les murs. Les passants baissaient instinctivement la voix en approchant, murmurant des prières ou des malédictions à voix basse. Le seul bruit qui rompait ce silence oppressant était le cliquetis des armes des gardes qui patrouillaient lentement autour du périmètre, le visage fermé, habitués à la dureté de leur mission.
Bien sûr, Bastien connaissait l’édifice mais rien de commun avec les sensations qui l’envahirent, alors qu’il franchissait l’entrée. Là, un guichetier qui connaissait Colart, lui fit signe qu’il pouvait poursuivre son chemin, ne faisant aucun commentaire sur la présence du jeune homme à ses côtés, ce qui étonna Bastien.
— Comme on sait que je vais bientôt me retirer, j’ai annoncé que je viendrais avec mon apprenti, fit Colart.
Bastien ne sut pas s’il devait sourire ou trembler à cette explication.
Il fallut marcher un certain temps pour accéder à la salle de torture, située dans les profondeurs du bâtiment, bien à l’abri des regards indiscrets et des oreilles curieuses. Ils empruntèrent un labyrinthe de corridors étroits et sombres où chaque pas résonnait sinistrement, amplifié par l’écho des pierres froides, ce qui ne fut pas sans accentuer une autre cadence, celle du cœur de Bastien qui se mit à battre plus vite. Quant aux murs qui suintaient d’humidité, ils trouvèrent leur propre écho avec les mains du jeune homme, devenues subitement fort moites.
Après plusieurs tournants et descentes de marches usées par le temps, ils atteignirent une lourde porte de bois renforcée de fer. Nous y sommes ! se dit Bastien, la gorge nouée. En fait, non. Derrière cette porte se trouverait un escalier en colimaçon, descendant encore plus profondément dans les entrailles du bâtiment. D’ailleurs, en parlant d’entrailles, Bastien eut alors conscience qu’il avait oublié de vider sa poche à pisse ce qui n’était pas malin de sa part. Tout le monde sait qu’il faut éviter d’assister à une torture avec la poche à pisse pleine. Et s’il n’y avait eu que cela ! Car après la gorge nouée, la poche pleine, il sentit aussi un nœud se former dans son estomac, et il dut se concentrer pour ne pas débagouler.
Enfin, au bas de l’escalier, un couloir encore plus sombre les attendait, éclairé seulement par quelques torches vacillantes fixées aux murs. Et à l’extrémité de ce couloir, une autre porte massive : derrière elle se trouvait la salle de torture. Bastien eut un haut-le-cœur que le Colart perçut. Il se retourna. Bastien avait la main sur la bouche.
— Je sais, fit le bourreau, tout cela est impressionnant. Voyez ce qu’il va suivre comme une collection d’images pour illustrer quelque ténébreux récit. Je vous promets que l’exprérience ne sera pas longue.
Propos rassurants, mais pas suffisants pour apaiser le flux paniqué de pensées qui assaillirent Bastien, à deux doigts de faire demi-tour afin de retourner à ses tavernes pour y glaner ses mystères. Pourquoi suis-je ici ? Faumiel avait raison de me conseiller de ne pas répondre à l’invitation de Colart. C’est une folie que j’entreprends. À quoi bon le voir ? L’imaginer aurait suffi. Et Elodie… Qu’est-ce qu’elle penserait si elle savait où je suis en ce moment ? Elle qui s’émoustillait au début de mes articles. La sotte ! Il n’y a vraiment pas de quoi s’émoustiller. Peut-être que tout cela n’est qu’une erreur. Peut-être que je ne suis pas fait pour cette quête de vérité.
Mais derrière ce fléchissement intérieur se trouvait, tapi dans un coin, un autre sentiment : la curiosité. Elle était tout ce que l’on voulait (morbide, macabre, déplacée…) mais elle était bien réelle. Tout le long du périple pour arriver devant cette porte, l’esprit de Bastien, tout paniqué qu’il eût été, avait noté le moindre détail, s’était imprégné de la moindre sensation suintant du sinistre décor. Et il n’en fut pas autrement quand il franchit la porte.
À suivre…