Les Confessions de la Hache (15) : Profundis Doloris

Résumé de l’épisode précédent : Changement de programme. Bastien, qui s’attendait à assister à une torture brève et sympathique, va être le témoin de la torture dite « expiatoire » sur la personne d’une belle Azarite. Dix supplices vont devoir lui être appliqués. Le premier a eu lieu. Il en reste neuf…

Le deuxième supplice était La Rose dépouillée de son bouton. Colart était allé se saisir d’une autre tenaille. L’inquisiteur fixait la gorge de la jeune femme avec une intensité troublante. Ses yeux sombres parcouraient la chair pâle, à la fois vulnérable et si belle, tellement faite pour être chérie par les mains d’un amant ou tétée par la bouche d’un enfant. La respiration de l’homme devint plus lourde, ses lèvres se pincèrent en une expression de mépris, même si… ses doigts, qui se crispaient et se détendaient à ses côtés pouvaient donner l’impression qu’il luttait pour contenir une émotion tumultueuse. Éprouvait-il une haine déclarée ou une curiosité impure ? C’était là toute la question, question qu’il balaya d’un coup en ouvrant les lèvres pour déverser cet écœurant discours :

— Vous, femelles azarites, êtes coupables d’une abomination insupportable. Vous procréez sans relâche, non par besoin ou par devoir, mais à cause d’un plaisir charnel débordant et abject, une dépravation que vous puisez dans vos propres corps, dit-il en pointant un doigt accusateur vers la gorge, précisément sur l’un des tétons.

Le petit bijou de chair était d’un rose délicat, modestement dressé sur son globe, comme une fleur rare et précieuse au milieu d’un jardin secret. Sa texture semblait douce et veloutée, invitant à être caressée avec tendresse. Sa petite taille et sa forme parfaite donnaient l’impression d’un bouton de rose prêt à s’épanouir sous le toucher aimant d’un amant plutôt que sous les tenailles d’un bourreau.

— Ces appendices, reprit l’homme, sources de votre plaisir malsain, sont les symboles de votre luxure effrénée. Il est donc de mon devoir sacré d’éradiquer cette débauche par la racine, d’arracher ces pétales de corruption qui vous incitent à procréer de manière incontrôlée. Cette lubricité dégoûtante qui vous déshonore et qui souille la pureté de notre royaume doit cesser. Nous allons purifier vos corps de cette ignominie, vous libérer de cette tentation charnelle. Par ce supplice, nous restaurerons l’ordre et la pureté, et éliminerons la source de votre infamie !

Il fit un signe à Colart, qui s’approcha. Aussitôt, d’une voix poignante et fatiguée, déjà brisée par le premier supplice, l’Azarite reprit ses lamentations.

— Non… par pitié… je ne veux pas… aidez-moi !

L’inquisiteur crut que la demande s’adressait à lui.

— Vous aidez ? Mais il ne tient qu’à vous. Dites seulement que vous reniez votre religion infâme !

Mais la réponse fut sans ambiguïté :

— Seigneur… aidez… moi.

Évoquer son Seigneur dans ces circonstances, c’était un peu comme balancer un jacopin sur la face de son tortionnaire, tortionnaire qui, couvant les seins d’un air mauvais, fit à Colart le geste qu’il pouvait commencer le deuxième supplice.

Bastien… que dire ? Bastien eut alors la certitude qu’il ne tiendrait jamais tout le long des dix supplices. Plutôt que de le penser, il avait envie de hurler son Convertis-toi ! Ayant grandi avec l’habituel discours envers les Azarites, il n’avait jamais pu se départir d’un certain bon sens qui lui faisait se demander mais au fait, pourquoi en veut-on autant à ces gens ? Et devant le beau corps de cette innocente Armide qui contrastait avec l’épouvantable présence de l’inquisiteur, il eut plus que jamais conscience de l’injustice faite à ce peuple. Alors que les lames effilées de la tenaille coupante enserraient le premier mamelon et que l’Azarite, folle de terreur, hurlait et suppliait, Bastien eut envie de crier « Laissez-la ! » Mais quand les lames pénétrèrent dans la chair pour se rejoindre, faisant retentir des hurlements, cette fois-ci de souffrance, il ne fit ni ne dit rien. En revanche, il pensa beaucoup. C’était un déluge chaotique de pensées sombres et désespérées. Sur les Azarites. Sur la souffrance. Et sur le plaisir. Cela peut surprendre mais il eut la certitude que le plaisir de chair lui serait désormais interdit car il ne trouverait jamais le moyen d’approcher ses lèvres sur un téton sans être foudroyé par des visions sanglantes. Rappelons qu’il ne voyait rien, ses yeux étant toujours fixés sur le bord de la table. Mais la puissance de l’imagination suppléait à l’absence et donc oui, il était désormais certain que la vision d’un beau corps de femme lui mettrait toujours le cœur au bord des lèvres.

Les hurlements devinrent tellement stridents quand l’autre téton fut coupé que même Colart, pourtant habitué aux cris, en frémit. L’inquisiteur, lui, semblait y prendre plaisir.

— Ah, tes cris de pécheresse, tes lamentations de catin azarite ressemblent à une douce mélodie pour mes oreilles. Tu pourrais les arrêter, tu sais. Encore une fois, il suffit de renier ta foi, et tout cela prendra fin. Mais peut-être préfères-tu cette douce torture à l’idée d’abandonner tes croyances ? Encore une preuve du dévoiement moral de ton peuple ! En tout cas, sans ces appendices qui viennent de t’être otés, je te souhaite bien du courage pour allaiter ! Mais c’est encore trop peu, il faut empêcher que la semence d’un de tes congénères ne levure ta matrice, afin que le troupeau dégénéré des azarites ne possède une brebis galeuse de plus en son troupeau. Bourreau, passons maintenant au Baiser de la forge.

Docilement, Colart alla prendre une barre de métal qui cuisait au-dessus de la petite forge située derrière lui. Docilement non sans ombrage car un observateur attentif eut sans doute deviné, à d’imperceptibles signes, qu’en lui aussi se jouaient des sentiments mêlés. Alors qu’il se raprochait de la table, l’inquisiteur reprit :

— Cette barre chauffée à blanc purgera le mal qui brûle en toi, une douleur salvatrice pour empêcher que ta souillure ne se propage. Renie ta foi, et je t’épargnerai cette nouvelle souffrance. Mais persiste, et laisse cette flamme ardente sceller ton destin, t’empêchant de grossir les rangs de ton peuple impie avec un nouveau parasite. Alors, que choisis-tu ? Abjures-tu ta religion ?

Le visage de l’Azarite, ravagé par les pleurs, eût pu faire fondre le cœur du plus endurci des tortionnaires. C’était un masque de désespoir qui touchait au sublime. Les yeux, gonflés et rougis, baignaient dans une douleur profonde et une terreur indicible. Les lèvres tremblaient, desséchées et fendues par les cris, et des mèches de ses cheveux bouclés, collées par la sueur, encadraient ce tableau de martyre. Si Bastien l’avait vu, il se serait proablement jeté sur ce corps pour le protéger, pour empêcher de nouvelles profanations en exhortant de l’épargner. L’inquisiteur, lui, n’éprouva pas ce sentiment. Il avait posé sa question uniquement pour la forme, espérant au fond qu’elle refuse d’abjurer afin de dépecer davantage ce corps détestable. Et, de fait :

— Je… je ne puis. J’a… j’accepte vos supplices… et je vous… maudis.

L’inquisiteur avait souvent essuyé des insultes, voire des crachats. Mais rien ne lui était plus odieux que d’entendre qu’on le maudissait ! Le maudire ! Lui ! Lui qui était pour ainsi dire le bras de Dieu ! Et venant en plus d’une créature impie ! Cette inversion des rôles le révoltait tellement qu’il fit les quelques pas qui le séparaient de Colart pour prendre d’autorité le tison des mains du bourreau et appliquer lui-même la sentence. D’ailleurs, peut-être même qu’il n’allait pas se contenter de l’appliquer en barrant les lèvres du con mais en le fourrant à l’intérieur.

Sa main tenait le morceau de métal mais s’aperçut aussitôt d’un obstacle. Car Colart, lui, ne deserra pas sa main. En revanche, il desserra les mâchoire pour parler.

— Que faites-vous ?

Juste trois mots mais qui agirent comme si un setier d’eau glacée était tombé sur le chef de l’inquisiteur.

— Mais… appliquer moi-même le supplice ! glapit celui-ci.

— En êtes-vous bien sûr ?

La question, posée avec une froideur tranchante, les yeux dans les yeux, agit comme un deuxième setier d’eau glacée. Peut-être encore plus froide d’ailleurs.

— Votre tâche est de juger, non d’exécuter, reprit Colart. Laissez-moi accomplir mon devoir, car la justice ne doit pas être souillée par la haine.

Et, sans attendre de réponse, de la senestre il saisit la main de l’inquisiteur pour l’ôter de la barre. Ce dernier n’insista pas : il est des contacts qui incitent aussitôt à la méfiance et celui de la rude main d’André Colart, bourreau de la Capitale, en faisaient partie.

Puis il s’avança et posa sans hésiter la barre au travers des lèvres délicates. Elle y resta trois secondes, pas une de plus. C’était le temps codifié par la torture expiatoire. L’Azarite cria, mais pas autant qu’on eût pu l’imaginer. C’est que la malheureuse était au-delà de la souffrance, qu’elle fût physique ou morale. La douleur n’était plus que la manifestation de sa foi et, en cela, lui procurait presque du réconfort.

Un frèle sourire se dessina d’ailleurs sur son visage.

L’inquisiteur le vit et, furieux :

— Oh ! Cet odieux sourire ! Le Malin la possède ! La suite ! La suite ! Le Chant des lames maintenant !

Et après Le Chant des lames, viendraient La Caresse de la chaîne, Le Murmure du vent, Le Rire de la gargouille, Les Doigts du géant, Les Griffes de la nuit et, si l’Azarite survivait jusque là, la terrible Étreinte de l’ours.

En entendant le nom du prochain supplice, Bastien ne put s’empêcher de se dire que c’étaient là des noms bien troussés, à l’image des titres percutants qu’il s’amusait à trouver pour ses articles. Ses articles… son métier de gazetier… là aussi, c’en était terminé. Car, au moment de trouver une belle métaphore pour susciter l’attention du lecteur, aussitôt lui reviendraient celles de cette terrible après-midi. Il ne pourrait plus aimer, plus pratiquer le métier qu’il appréciait… oui, Faumiel avait bien fait de le mettre en garde…

Le quatrième supplice se fit.

Puis le cinquième.

Puis le sixième.

Les hurlements de l’Azarite avaient été remplacés par des cris, puis les cris par des gémissements.

Et Bastien continuait de s’enfoncer dans le néant. C’était en lui un chaos de pensées. Il s’imaginait couvrir le corps de la suppliciée pour la protéger, ou bien prendre la première arme venue pour abréger ses souffrances, voire pour occire l’infâme qui ordonnait ses supplices. Il se vit aussi rentrer tranquillement chez lui et, une fois à l’intérieur, se jeter par le fenêtre. Et, au milieu de ces sombres pensées, toujours perçait la voix de l’autre qui continuait d’éructer d’odieux reproches.

Regardez-la bien, une Azarite dans toute sa perfidie ! Ils vivent parmi nous, profitant de notre labeur, accumulant richesses et trésors pendant que nos enfants meurent de faim ! Vous et les vôtres, vous avez prospéré sur la misère des autres, manipulant le commerce, faisant monter les prix, rendant les pauvres encore plus pauvres. Et que dire des maladies que vous propagez ? La peste, la fièvre, les fléaux de ce monde, tout cela suit votre passage. Vous infectez nos terres avec vos complots, vos transactions maudites. Vous empoisonnez nos puits et nos cœurs. Aujourd’hui, justice sera rendue, et vous paierez pour vos crimes contre notre peuple !

Les mots… il s’apercevait maintenant qu’il les avait en horreur. Il ne s’agissait même plus d’avoir la force d’en trouver afin d’écrire un article. Juste en user pour parler à quelqu’un, il sentait qu’il lui faudrait un certain temps avant d’en être capable. Oh ! Se terrer quelque part pour y hiberner, ne plus avoir commerce avec ses semblables. Oui, il le ferait. Et pour bien s’en convaincre, pour bien s’y obliger, il quitta l’arête de la table pour porter enfin ses yeux sur la suppliciée.

Il ne sut quoi regarder en premier.

Son corps, qui n’était autrefois que grâce et vie, était maintenant réduit à une carcasse mutilée. Ses bras étaient parsemés de coupures profondes et sanguinolentes. Ses cuisses étaient couvertes de contusions, de brûlures et de marques de fouet. Elles étaient à elles seules un chapelet de tous les châtiments que l’on pouvait infliger à un être. Assurément des jambes qui avaient supporté le poids de l’Enfer. Ses seins, jadis pleins et fiers, n’étaient plus que des amas de chair blessée, avec de gros caillots où ses tétons avaient été coupés. Son ventre, mosaïque vivante d’écorchures et autres maux, tremblait faiblement à chaque souffle douloureux qu’elle prenait. Des ecchymoses violacées se mêlaient à la blancheur olivâtre de sa peau, contrastant avec la blondeur de ses cheveux bouclés en désordre. C’était un tableau de désolation, une beauté massacrée, chaque blessure racontant une histoire de torture et de haine. Bastien se força à regarder sa nature : la chair de cette fleur, autrefois délicate et inviolée, était maintenant barrée d’une horrible boursouflure à la teinte cramoisie.

Les yeux pleins de larmes, il fixa alors le visage.

À suivre…

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