Les Confessions de la Hache (12) : L’art de ranger les livres selon Lucinde

Résumé de l’épisode précédent : Bastien a de nouveau fait un rêve dans lequel Élodie lui apparaît. Dans ce songe, le jeune homme se trouve chez André Colart qui lui montre les horreurs illustrées du l’Occulta Anatomia avant qu’Élodie ne lui dévoile certaines belles parties de son anatomie en soulevant sa robe. Plus que jamais, Bastien sort de son rêve avec la certitude qu’elle est un esprit bien malade…

— Bastien, mon ami, grâce à vos articles sur le bourreau, nous avons reçu le double de courrier par rapport au précédent numéro. Comme je vous l’ai dit hier, continuez d’exploiter le filon encore un peu.

C’est par ces mots que Faumiel accueillit Bastien.

— Cependant, vous ne craignez pas qu’ils risquent de se répéter ? demanda ce dernier.

— Peut-être. Quand nous aurons cette impression, vous ferez une pause quitte à reprendre ses confessions quelques mois plus tard. Faites provisions de faits, cela pourra toujours servir. De quoi allez-vous parler jourd’hui ?

Grande question. Fallait-il lui dire qu’il allait assister à une vraie torture ? Bizarrement, il n’hésita qu’un instant.

— Colart m’a proposé d’assister à une torture.

Il s’attendait à des cris d’enthousiasme, à de pénibles félicitations pour une entreprise permettant d’écrire un article à nul autre pareil. Au lieu de cela, il vit Faumiel froncer les sourcils, réfléchir un temps avant de demander :

— Êtes-vous sûr ?

— Il me l’a proposé.

— Ce n’est pas ce que je demande. Êtes-vous sûr d’avoir envie d’assister à ce spectacle ?

— Colart pense que cela peut m’être utile.

— Ah ! Si le bourreau lui-même pense ceci, alors tout va bien. Non, vraiment, vous croyez que cela va vous apporter quelque chose ?

— Il m’a proposé aussi de me présenter un sergent qui me permettra d’approfondir mon travail de gazetier, esquiva Bastien.

Faumiel ne répondit pas tout de suite. Effectivement, qu’un gazetier ait un pied dans la sergenterie pouvait s’avérer utile, il ne disait pas le contraire, mais pousser le souci de véracité jusqu’à voir lui-même, de ses propres yeux, une canaille se faire ouvrir les tripes, franchement… Et puis, il y avait autre chose qui tracassait Faumiel.

— À votre guise, Bastien. Va pour le sergent, mais je pense que vous faites fausse route concernant la torture. En revanche, c’est une bonne chose que vous veniez à la gazette alors qu’il n’y a encore personne car je voulais m’entretenir avec vous d’un sujet… délicat. Délicat parce que lié à votre indélicatesse… envers l’une de nos employées.

Bastien ouvrit de grands yeux. Elle avait donc osé se plaindre – et donc mentir – auprès du chef-rédacteur !

— Je devine à votre regard que vous devinez ce dont il s’agit…

— Je proteste ! Je vous jure que je n’ai rien fait !

— Peut-être. En tant que chef-rédacteur de La Gazette du Royaume, je suis bien placé pour savoir que la vérification d’un fait n’est pas toujours facile à obtenir. Néanmoins, je vous rappelle que notre gazette appartient à dame Isolde et qu’elle fait partie de cette race de femmes qui n’en font qu’à leur tête, estimant que leur sexe prévaut sur tout et qu’on leur doit le plus grand des respects. Inutile de dire que si elle apprenait que l’un de ses rédacteurs avait glissé sa patte dans la robe d’une Élodie Lacour (qui, heureusement pour vous, n’est pas venue elle-même se plaindre ; ne me demandez pas comment, je sais cette histoire, c’est tout) (1), vous ne feriez pas long feu.

Bastien transpirait, rougissait, avait le cœur au bord des lèvres. Cela faisait beaucoup et pourtant c’est ce qu’il se produisit tant il était dévoré d’indignation.

— Je vois que ce que je vous dis vous révolte, signe que vous êtes probablement innocent de ce que l’on vous accuse…

— Mais qui m’accuse ? Faites venir Élodie, demandons-lui tous deux.

Faumiel s’impatienta.

— Ecoutez, mon petit, je suis chef-rédacteur, pas juge. J’ai une gazette à faire tourner, les galanteries entre mes rédacteurs ne m’intéressent pas. Enfin si, je rectifie, elles m’intéressent dans la mesure où elles pourraient nuire à votre travail. Du coup, si le cul de mademoiselle Lacour vous intéresse, vous serez bien aimable de l’entreprendre en dehors des heures de travail, et pas pendant.

La grossièreté de la phrase, prononcée avec une mine sévère, indiquait assez que pour Faumiel, la discussion était close. Bastien baissa la tête, à la fois rageur et honteux, et quitta son bureau sans même lui dire au revoir. Ce dernier ne prit pas garde de l’impolitesse, dès son petit discours moralisateur achevé, il était retourné à son travail. C’était un compte-rendu d’un duel qui avait eu lieu entre deux nobles du Château et qui avait valu à l’un des deux d’avoir le poumon droit mortellement percé.

Je préfère largement assister à ce genre de spectacle sanglant, songea-t-il. Au moins y a-t-il une certaine beauté, une certaine grandeur. Une torture ! tsss ! Je vous demande un peu. Drôle de goût ! Cela dit, palper un tétin de la petite Élodie, il faut bien avouer que le goût n’est pas totalement déréglé.

De son côté, en sortant du bureau, le premier mouvement de Bastien fut de monter à la salle de correction. Son but ? Profiter de l’absence d’Élodie pour poser sur son secrétaire, bien en évidence, un feuillet sur lequel serait écrit en lettres majuscules : GARCE ! (il songeait aussi à puterelle, mais peut-être que le mot était un peu excessif).

Mais au fur et à mesure qu’il grimpait l’escalier, sa volonté faiblit et, arrivé au seuil de la porte, il abandonna l’idée.

À quoi bon ? Elle est capable de pousser la perfidie jusqu’à se plaindre que je la caponne, et c’est moi qui vais en subir les conséquences. Plaignons-la plutôt.

Car s’il était encoléré contre elle, Bastien ne pouvait s’empêcher de la douloir, de plus en plus convaincu qu’il s’agissait d’un esprit malade. Pourtant, une petite voix sous son chef lui chuchotait qu’il n’en était rien, qu’il se faisait des idées mais pour Bastien, les trois rêves successifs qui l’avaient visité le faisaient toujours revenir à cette explication : Élodie était tarée.

Il allait faire demi-tour quand il perçut le bruit d’une présence. Pas dans la salle de correction, mais dans l’autre pièce, celle des archives. Il ne s’y rendait guère car il y régnait le plus grand désordre. Pourtant, il devait s’y trouver des livres susceptibles de l’aider dans son goût pour les mystères mais les rares fois où il y était allé, il avait très vite abandonné ses recherches.

Qui pouvait donc s’y trouver ? Elle ? Il déglutit, sans doute que le moment était venu de s’expliquer. Il ouvrit la porte.

Ce n’était pas elle. C’était Lucinde.

Lucinde qui, au bruit qu’il fit en entrant, tourna la tête et s’exclama :

— Ah ! C’est toi Bastien ! Bonjour, comment vas-tu ? Comme tu le vois, j’ai demandé à Monsieur Faumiel de me confier le rangement des archives. J’ai besoin d’argent pour mes parents qui sont dans le besoin (2), et cela m’amuse. Je fais des découvertes et franchement, ne va pas le lui répéter, je passe plus de temps à lire qu’à travailler.

Au moins n’y avait-il pas la moindre trace de ressentiment à son égard, c’était toujours ça de pris.

— Je vais bien, merci. Mais toi ? N’as-tu pas peur de te retrouver seule dans une salle avec un infâme attoucheur de femme ? grinça-t-il.

Sur un coup de tête, il avait décidé d’en savoir plus sur Élodie en questionnant franchement celle qui la côtoyait dans son travail. Bien sûr, Lucinde fut surprise du ton, mais la jeune fille se ressaisit et, tout en rangeant tranquillement des livres dans une étagère, répondit :

— Non, je n’ai pas peur car toute cette histoire sent le malentendu.

Elle s’étira pour attraper un livre, sa robe se tendant légèrement, dessinant les contours de sa silhouette.

Si l’esprit de Bastien était surtout concentré sur ce mot de « malentendu », il ne put s’empêcher de noter au passage que la silhouette de Lucinde n’avait, elle, rien de tel : il n’y avait pas à douter, c’était celle d’une jolie fille. Curieux comme les courbes d’une jeune fille s’harmonisent parfaitement avec les formes rectilignes de vieux livres, songea-t-il.

— C’est bien heureux que tu l’aies compris. Tout le monde a l’air ici de me juger. D’ailleurs, puisque tu côtoies chaque jour Élodie, que vous êtes amies, que t’a-t-elle dit ?

— Mais justement, rien. Elle refuse de parler. Elle s’enfonce obstinément dans ce silence qui peut donner à penser que tu as été un vulgaire attoucheur. Ici, je suis coupable. Quand Cyrielle nous a rejointes, j’ai parlé du geste d’Élodie, celui de se protéger la gorge…

— Je n’ai rien entrepris de tel.

— Et je veux te croire. Je devine que tu es un homme respectueux de notre sexe.

Comme pour trouver un écho à ces paroles, Lucinde avait saisi un ouvrage et l’avait ouvert pour en feuilleter les pages lentement, ses doigts effleurant le papier avec une délicatesse presque caressante. Là aussi, l’esprit de Bastien nota le détail.

— En réalité, que s’est-il passé Bastien ? Tu peux me le dire, je suis le genre de fille à qui on peut dire un secret dans l’oreille sans que celui-ci ne ressorte par la bouche.

Elle ajusta alors une mèche de cheveux derrière son oreille, exposant son cou gracieux à la lumière tamisée de la pièce. Cela ne faisait que trois mois que la correctrice était parmi eux, c’était curieux comme elle avait profité de la présence d’Élodie !

— Je me suis juste baisé vers elle, je veux dire baissé vers elle pour lui chuchoter une galanterie qui n’avait rien d’inconvenant.

— Tu le sais, je ne la connais que depuis peu. Mais je pense que nous pouvons dire que nous sommes amies. Je déjeune de temps en temps chez elle, nous discutons. Eh bien j’ai deviné que c’est quelqu’un, en dépit des apparences, de très sensible, peut-être de très prude. J’ignore ce que tu lui as dit, mais cela a dû l’effaroucher et je pense qu’elle a voulu se protéger de toi en gardant ses distances. Après, certes, son moyen était quelque peu injuste…

Elle avait posé l’ouvrage et s’était assise sur une petite table, faisant involontairement monter sa robe de manière à laisser apparaître ses chevilles. De nouveau, les yeux de Bastien aperçurent le dévoilement.

— Oui, tu l’as dit, bien injuste.

— Ou peut-être mérité car après tout, peut-être que dans ta rage de découvrir tous les secrets et les mystères de notre ville, tes mains n’ont pu s’empêcher d’agir d’elles-mêmes.

Le tout dit en effleurant distraitement le col de sa robe, ses doigts glissant le long du tissu, comme l’air de dire : D’ailleurs, il y a encore tant à explorer, si seulement tu osais !

— Je plaisante ! se reprit-elle en voyant la mine de Bastien s’échauffant à cette plaisanterie.

Et, tout en se baissant pour prendre un livre à terre, exposant au passage la courbe de ses hanches et la finesse de sa taille :

— Mais il est parfois des mystères insondables, fit-elle, faisant se demander à Bastien, si la vue de son derrière faisait partie de ces mystères. Si j’ai un conseil à te donner, ne fais rien pour l’instant.

Et, se relevant et dardant ses prunelles dans les siennes tout en entrouvrant languissamment les lèvres :

— Après, tu sais, Bastien, quand un livre commence à devenir ennuyeux, il peut être bon de savoir tourner la page. Il en est d’autres qui peuvent être plus captivants à explorer.

Elle accompagna ses mots d’un battement de cils lent et appuyé, sa main jouant négligemment avec une mèche de cheveux, l’enroulant autour de son doigt. Bastien fut saisi d’une vision : deux corps (le sien et celui de Lucinde), vautrés dans la poussière, au milieu des vieux livres et des parchemins, créant eux-mêmes une multitude de péripéties afin de mettre en forme un chapitre particulièrement enfiévré. Amour et Vice disputaient d’ailleurs allégrement sous son chef. Amour lui disait : « Voyons, tu ne vas tout de même pas t’abaisser à trousser Lucinde dans les archives alors qu’au fond de toi, tu aimes toujours Élodie ! Remercie-la de ses mots et quitte immédiatement cette pièce, ça vaudra mieux ! » tandis que Vice lui susurrait : « Hé ! la binocleuse zélée est en fait un joli morceau de fille, qui l’eût-cru ? Elle renaît depuis qu’elle est à la gazette cette petite, quelle métamorphose ! Donne-lui donc ce qu’elle demande, il n’y a que Faumiel à cette heure, soyez juste discrets, personne n’en saura rien. Diable ! Tu as bien vu comme moi son cul ? Va donc y vérifier s’il ne s’y trouve pas des fautes d’orthographie ! »

À dire vrai, la braguette de Bastien était bien encombrée mais, héroïquement, il parvint à bafouiller :

— Je… je te remercie m… mais il faut que j’aille voir Cul… Colart.

Et il tourna les talons, déjà inquiet de ce que donnerait le prochain rêve.

La porte refermée, de curieuses réactions se produisirent aussitôt sur la personne de Lucinde, comme trop longtemps contenues. Elle devint écarlate, se mit à transpirer comme une étuve et agita ses mains devant son visage pour abaisser sa chaudure.

— Mon Dieu ! Qu’ai-je osé ? Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je fait ? C’est l’influence d’Élodie, sans doute. Ou de la ville. Si maman m’avait vue, qu’eût-elle pensé de moi ?

Alors qu’il se rendait chez Colart, Bastien fut plus laconique :

— Décidément, elles sont folles ! Toutes !

À suivre…

(1) En réalité, Faumiel tenait ce fait de grande véracité de Sylvie. Autant dire que la vérification des informations était chez les gazetiers de l’époque une notion encore très imparfaite — en particulier chez Faumiel.

(2) Voir La Binocleuse zélée

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