La Binocleuse zélée (24) : Autres avaries

Résumé de l’épisode précédent : Lucinde retrouve des couleurs. Après avoir formulé une fervente prière dans une église, elle reçoit par l’entremise de dame Odile une paire de lunettes, certes imparfaites, mais suffisantes pour reprendre son travail de correctrice le coeur léger. À moins que…

Elle suivit les conseils d’Odile en rognant moins sur la nourriture, et se rempluma un peu. Elle accepta même, un soir, de rejoindre ses amis à la fatale taverne – où elle se garda cependant bien de boire du vin et de danser. Vissée à sa chaise, elle se contenta d’un verre de cidre pour accompagner les discussions. À un moment, elle vit Henri se lever pour inviter à danser une fille un peu vulgaire. La vue lui pinça bien un peu le cœur, mais à cela il n’y avait rien à redire. Elle s’était fanée et de toute façon, elle et Henri ne se connaissaient que depuis bien peu de temps. Pour elle, il s’agissait encore de patienter un peu, rien ne pressait.

Consciente que ses lunettes, pour imparfaites qu’elles fussent, lui étaient très précieuses, elle évitait de les mettre quand elle marchait dans la rue. Mal assurées, ne tenant que par une branche, elles avaient trop tendance à glisser sur le nez. Ne voulant prendre aucun risque, Lucinde les rangeait prudemment dans son sac et ne les ressortait qu’une fois arrivée chez elle, pour regarder par sa lucarne les beautés de la rue de la Truie qui file ou bien pour lire quelque livre récupéré aux archives.

Ce refus d’utiliser ses lunettes dans la rue ne rassura pas vraiment ses amis. Ragaillardie par sa nouvelle vue, elle avait finalement conté, en se moquant d’elle-même, toutes les affres qui lui étaient advenues lors de la terrible nuit.

« Es-tu sûre que tu ne veux pas que nous te raccompagnions jusqu’à chez toi ? lui demanda Cyrielle, alors qu’un soir ils avaient voulu passer une soirée dans une taverne située au quartier du Bon-Puits, le quartier shimabi, afin de goûter à quelques verres d’awaké.

— Sûre. C’est facile, je n’ai qu’à suivre la rue Porte-guigne en ligne droite, répondit-elle candidement.

Le souci était que Lucinde était de ces personnes dont le sens de l’orientation était voué à rester le même que celui d’un enfant de trois ans. Au bout de quelques centaines de pas, elle se trompa et atterrit dans la cour d’un abattoir à porcs où une centaine de bêtes, réveillées par l’intruse, se mirent à grouiner furieusement. Terrorisée, Lucinde rebroussa chemin en courant, trébucha sur une pierre qui l’attendait depuis plusieurs années, enfin tomba lourdement.

Heureusement, les lunettes furent intactes.

La suite, le lecteur la devine sans doute. Plutôt que de mettre ses lunettes, elle s’obstina, se perdit derechef et rentra chez elle vers noctalies.

— Franchement, que tu peux être gourdiflotte parfois ! lui dit le lendemain Élodie, qui avait eu le temps de s’habituer à sa compagnonne de correction, de se prendre d’accointance et donc de lui tenir le langage un peu rude qu’une véritable amitié est en droit d’attendre. Quel est le nom de ta rue déjà ? Ah oui ! La rue de la Truie qui file ! Et comme de bien entendu, tu as filé droit à l’abattoir à porcs. Vraiment, je te demande un peu ! Mets tes lunettes, bon sang !

Lucinde fut un peu froissée par le ton, mais n’ayant pas encore assez de crânerie et de vivacité d’esprit pour répliquer, elle se contenta de bouder et de n’en faire qu’à sa tête. C’est qu’ayant repris dix livres, goûtant désormais pleinement son travail de correctrice en dépit de verres qui ne corrigeaient pas encore suffisamment sa courte vue, Lucinde ressuscitait d’entre les taupes et développait un caractère plus volontaire, plus assuré, plus insouciant. Et ayant remarqué qu’Henri venait plus souvent la voir pour l’interrompre dans ses corrections, elle poulardait un peu, consciente qu’on pouvait avoir des yeux de taupe et n’être pas moins jolie. Il était cependant hors de question d’aller trop loin, elle avait encore à l’esprit certaine danse en compagnie d’une fille vulgaire, et elle tenait, en guise de vengeance, à le faire mitonner.

Cela allait mieux, donc, mais il était dit que Lucinde connaissait un de ces moments où le destin s’acharne, redouble perfidement ses coups pour pousser un peu plus sa victime au bord du précipice.

D’abord, sa logeuse, madame Nagey, vieille fourmi aux doigts crochus, lui annonça qu’elle devait augmenter son loyer du fait de nécessaires réparations dans la cave afin d’éviter que les fondations ne pourrissent et que le bâtiment ne s’effondre. Mais s’il n’y avait eu que cela ! Une missive de sa mère lui apprit deux mauvais coups du sort. D’abord, son frère Isidore venait d’attraper de ces verrues honteuses (que le commun appelait « crêtes de coq ») à cause de liens trop humides avec une fille connue pour ses mœurs relâchées. Pris d’une bonne fièvre, il devait donc garder le lit durant deux mois, privant la famille d’un revenu d’autant plus nécessaire que son père venait d’apprendre son renvoi de la distillerie où il travaillait depuis vingt ans. Il n’avait rien fait de mal, c’était juste que l’alcool fabriqué, une fameuse liqueur à base de truffe, de myrtille et d’abricot, se vendait moins depuis plusieurs années. La maman ajoutait : « Comme tout semble aller mieux pour toi maintenant que tu as obtenu ce travail dans ta gazette, te serait-il possible d’envoyer par un postier royal dix écus chaque mois ? Je t’avouerai que nous en aurions grand besoin. Bien sûr, nous te rembourserons plus tard. »

Lucinde pouvait être beaucoup de choses, mais assurément pas une mauvaise fille. Elle n’hésita pas et envoya la somme le jour même, se disant qu’elle n’aurait qu’à reprendre ses ménages et se serrer le ventre un mois ou deux de plus.

Elle avait confiance mais ses collègues, qui avaient eu le temps de se familiariser avec sa malfortune, trouvèrent que c’était là un équilibre financier bien précaire. Nous l’allons voir, ils n’avaient pas tort.

La fin du deuxième mois arriva et Lucinde se rendit donc au bureau de Monsieur Orbaque, l’acomptable de La Gazette, pour recevoir ses gages.

Si la vie de la correctrice semblait être vouée à fuir la tranquillité, à connaître des remous, celle du financier semblait être aussi calme et insipide que l’eau d’un lac d’Ohini, à en juger l’ordre méticuleux qui régnait dans la pièce. Ajoutons qu’il se dégageait de la pièce une froideur faite pour s’épanouir davantage dans les plaines glacées du Slavring et très éloignée de la douce chaleur juvénile de la pièce où travaillaient Lucinde et Élodie. D’ailleurs, ces deux dernières ne se rendaient jamais dans le bureau de l’acomptable sans mettre une petite laine sur leurs épaules. Il faut dire qu’outre le fait que la pièce, en dépit de sa cheminée, n’était jamais chauffée (sans doute par souci d’économie), la froideur de ces petits yeux gris soupçonneux, cette bouche incapable de sourire et ce crâne aussi lisse qu’une des boules de son boulier donnaient immédiatement envie d’écourter la discussion. D’ailleurs, à quoi bon entreprendre une longue puisque se trouvait devant lui une petite pancarte sur laquelle était inscrit ce simple mot :

NON

Cela bien sûr pour prévenir toute demande d’augmentation de gages.

À noter qu’il ne disait jamais bonjour et que l’on était donc cueilli par ce NON avant même d’ouvrir la bouche. Nous ne croyons pas utile de préciser qu’il était fort détesté des employés.

À suivre…

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