La Binocleuse zélée (23) : Une prière entendue ?

Résumé de l’épisode précédent : Ayant maigri d’une douzaine de livres du fait de privations afin de pouvoir s’offrir plus rapidement de nouvelles lunettes, Lucinde décide de se rendre chez un lunetier dans le but d’avoir une idée de leur coût. Horreur et stupéfaction ! après avoir essayé un correctomirettoscope, il s’avère qu’elle ne trouverait rien à moins de deux cents écus ! Elle se demande si le mieux pour elle ne serait pas d’aller plutôt se jeter dans la Mermont…

Finalement, au lieu de boire l’eau du fleuve de la Capitale, elle alla s’imbiber d’eau bénite dans la petite église de la place des Repentis qu’elle croisa en chemin. Ce n’était pas non plus qu’elle fût très portée sur la religiosité. Sa maman lui avait fait faire sa prime communion ainsi que sa communion éclairée, mais elle n’en avait pas tiré de grandes illuminations. À la rigueur, celles de son visage quand on lui avait offert quelques beaux livres pour fêter cela. N’importe, en voyant l’église, elle eut envie d’y entrer pour trouver un peu d’apaisement. Effectivement, la vue de cierges, même floue, la consola un peu, de même que le contact sur ses doigts de l’eau dans le bénitier. Elle s’assit non loin de l’autel et s’imprégna d’un silence réparateur, s’attardant peu finalement sur la perspective de passer trois nouveaux mois de cauchemar à travailler, préférant songer au moment où elle disposerait enfin sur le bout de son nez de nouvelles lunettes. Puis, dans un coin du petit édifice, trois femmes se mirent à chanter un cantique en vieux romanian. C’était doux de les entendre, tellement doux que Lucinde ferma les yeux, ramena ses mains devant elle et, spontanément, marmonna cette prière :

« Ô Seigneur tout-puissant, je me prosterne devant Vous avec humilité et dévotion en cette heure de besoin. Dans Votre infinie miséricorde, que Votre lumière divine guide mes pas et éclaire ma vue, afin que je puisse voir clairement le chemin que Vous avez tracé pour moi. Je Vous en supplie, que de nouvelles lunettes me soient bientôt accordées, et si possible pas trop onéreuses. Que la dureté mercantile du lunetier s’affaiblisse devant ma détresse. Et lorsque j’aurai ce précieux bien, veuillez le protéger des aléas du temps et des accidents imprévus, et que sa clarté perdure pour éclairer ma route dans les jours qui suivront, mais surtout me permettre de contempler Votre création avec une clarté renouvelée (Ah ! et pouvoir lire de nouveau de beaux livres, aussi). Je sais que je vous ai un peu oublié depuis ma communion éclairée, mais c’est parce que les lumières des livres ont suppléé à Votre lumière, non parce que j’ai douté de Vous et de Votre amour infini. Je Vous en supplie, aidez-moi. »

Comme on le voit, c’était là une supplique fort poignante, et d’autant plus touchante pour celui à qui elle s’adressait que Lucinde, vêtue de son ancienne robe devenue un peu lâche depuis qu’elle avait perdu dix livres, était figée dans une posture de gracieuse indécence. Épaules dégarnies, échancrure de la robe un peu trop bâillante et dégarnissant la rotondité charnelle de deux objets qu’il n’était sans doute pas nécessaire de montrer dans une église (en tout cas la reine Catelyne eût certainement désapprouvé), gageons que c’était là une dévotion comme les prêtres aimeraient en voir plus souvent dans leurs églises. Nous verrons cependant si la supplique inconsciemment libertine sut toucher le Créateur. Si celui-ci est un homme de goût aimant le Beau, nous pouvons gager que oui.

En attendant, sa prière eut une conséquence immédiate : elle fit tomber la jeune femme dans les bras de Nyxée, et bien profondément puisque deux heures passèrent sans que le moindre rêve ne troublât son sommeil.

En revanche, une mauvaise impression, oui.

Elle se réveilla en sursaut et, instinctivement, se retourna pour braquer son regard du côté de la grosse colonne près de l’entrée, là où se trouvait le bénitier. Il faisait sombre et elle n’y voyait goutte, mais n’y avait-il pas quelqu’un qui l’observait ? Elle ressentit exactement la même impression que lors de ses trajets la menant de la gazette à chez elle.

Elle se leva pour aller vérifier, se disant qu’après tout, elle ne risquait rien dans une église.

Elle ne trouva personne.

Elle rentra chez elle, à la fois apaisée et inquiète.

**

*

Trois mois à tenir, donc.

Mais tiendrait-elle ?

Faumiel gardait toujours ses petits cartons à placarder dans un de ses tiroirs, au cas où. En tout cas, il restait pour le moment satisfait de son travail.

Un jour, il arriva tout de même un heureux événement. Dame Odile, qui avait fini par avoir vent de l’affaire, vint à la gazette avec une paire de lunettes cassée. Rien de commun avec feu celle de Lucinde puisque la sienne n’avait un dommage qu’au niveau de la branche droite, qui était brisée nette.

« Elle appartient à l’une de mes élèves. Elle s’est battue avec une de mes pires pesteuses, une certaine Aalis. Je vous passe les détails qui ne sont du reste guère racontables. Comme ses parents sont riches, ils ne s’embarrassent pas d’une réparation, ils ont préféré en acheter une nouvelle. Mais puisqu’il s’agit d’une élève avec une toute petite vue et qu’elle a à peu près votre âge et votre stature, je me suis demandé si elle ne pouvait pas suppléer momentanément à votre malheur. »

C’est ce qu’elle dit à Lucinde dans sa salle de travail. Elle n’eut pas le temps de protester car Odile, sans lui demander son avis, se leva pour se placer derrière elle et lui poser les lunettes sur le nez tout en arrangeant les cheveux sur l’oreille où reposait l’unique branche, afin de bien caler l’objet. Élodie, qui se trouvait à côté et qui observait de tous ses yeux (elle avait cette chance, elle), ne put s’empêcher de sourire, connaissant bien les doux effets de la gentillesse de la maîtresse de beau langage qu’elle avait côtoyée autrefois. De fait, Lucinde se sentit enveloppée de son parfum (il s’agissait d’Étreinte de velours n°3) et un peu troublée du contact tiède des doigts graciles qui lui arrangeaient des mèches au front et sur les joues. Et c’était d’autant plus agréable de la laisser faire que ses yeux avaient subitement recouvré une bonne partie de leur vie. C’était encore un peu flou, certes, mais rien à voir bien sûr avec son sort quotidien, et sans commune mesure avec les quelques lunettes que Diane lui avait rapportées. Était-ce donc là les effets de sa supplique dans l’église ?

— Bien sûr, cela n’est qu’un pis-aller, reprit Odile, en attendant que vous puissiez acheter une nouvelle paire plus à votre convenance (Cyrielle lui avait parlé de la susceptibilité – d’ailleurs plutôt à son honneur – de la jeune fille). Vous acceptez de garder cette paire bien sûr ? Après tout, que cela peut-il faire qu’elles soient un peu cassées ? Regardez comme je vous ai arrangée avec vos cheveux qui camouflent la branche. Les gens vont croire que vous portez non des lunettes mais des binocles, et avec quelle grâce ! Élodie, ma petite chatte, que t’en semble ?

— Il me semble que j’ai tout à coup envie de porter moi aussi des lunettes.

— N’est-ce pas ? En tout cas faites-moi plaisir, Lucinde (si vous avez un peu d’amitié pour moi), gardez-les, ne serait-ce que pour votre santé. Sans compter qu’il est important pour une jeune fille de votre âge de bien voir sa beauté dans un miroir. Car, si je puis me permettre, ne vous négligeriez-vous pas un peu ?

Toute à sa joie d’enfin percevoir les contours des visages environnants, elle songea tout à coup au sien. Élodie lui tendit le petit miroir qu’elle gardait sur un coin de sa table, et elle eut enfin conscience de son front plissé, de ses cheveux ternes et de ses joues creusées. La voyant impressionnée devant le résultat de son mois de disette, Odile se pencha pour lui glisser dans l’oreille cette ultime recommandation :

— Tout cela n’est guère raisonnable. Gardez ces lunettes et prenez cette fois-ci votre temps pour vous en procurer d’autres. Rien ne presse, inutile de vous faner davantage.

La grande Anaïs aussi lui avait susurré des mots dans le creux de l’oreille. Mais rien de comparable avec l’armide dont l’haleine parfumée évoquant un mélange de framboise et de myosotis agit comme un puissant aiguillon.

Aussi bien Lucinde accepta-t-elle le présent salvateur et c’est le cœur bien plus léger qu’elle se replongea dans ses corrections.

À suivre…

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