La Binocleuse zélée (25) : Nauséeux monologue

Résumé de l’épisode précédent : Devant faire face à de nouvelles avaries risquant de retarder l’achat de nouvelles lunettes, Lucinde ne baisse pas les bras. Elle se rend au bureau de Monsieur Orbaque, l’acomptable de la gazette, homme qui arbore sur son bureau une petite pancarte sur laquelle est inscrit  « NON ».

— Bon… bonjour Monsieur Orbaque, comme vous vous en doutez, je viens chercher mes gages pour le mois. Si dans les deux premières septaines je me suis contentée de mon travail de correctrice, j’ai dans les deux dernières effectué quatre ménages. Ce qui fait que, selon mes calculs, je devrais avoir 55 écus.

— Non, Mademoiselle Jennequin, non.

— Comment cela, non ?

— Comme je viens de vous le dire, c’est non.

— Mais pourquoi non ?

— Parce que vous vous trompez dans vos calculs, tout simplement.

— Je ne comprends pas, j’ai appliqué…

— Oui, le barème cumulatif, mais pas le barème dégressif qui va faire que vos cinquante-cinq écus vont se transformer en quarante-cinq.

Regard effaré de Lucinde.

— Laissez-moi vous expliquer. Tout d’abord, votre salaire a été amputé en raison de l’utilisation abusive du sceau de la gazette pour sceller vos lettres personnelles. Inutile de nier, j’ai là le compte de vos envois en direction de différentes adresses du côté de Nantain. J’imagine que vous avez suivi les conseils de Mademoiselle Lacour (ainsi se nommait Élodie) qui a sans doute omis de préciser que chaque sceau avait un coût auprès de la poste royale. Plus grave (et plus couteux), nous avons reçu une amende parce que vous avez omis – là aussi – de payer votre inscription à la guilde des scribes, obligatoire pour exercer votre profession. Eh oui ! À quoi croyez-vous que servent les guildes ? Mais ce n’est pas tout, puisque vous avez pris l’habitude de donner vos corrections à l’imprimerie une heurette après l’heure d’embauche de nos imprimeurs, cela nous a obligés de les payer pour ne rien faire. J’ai donc dû procéder à une autre retenue pour compenser cela.

— M… mais je… je n’ai p… pas mes lu… nettes ! bégaya Lucinde d’indignation.

— Que dites-vous là ? J’en vois une paire posée sur votre nez.

— Mais ce ne sont pas les bonnes, je vois encore un peu flou, travailler me demande des efforts, d’où mes retards !

— Eh bien vous n’avez qu’à ne pas voir flou ! commença à s’impatienter l’acomptable. Dans cette maison, nous avons des délais à tenir pour ne pas faire perdre de l’argent à dame Isolde. Où irions-nous si chaque employé décidait de prendre tout son temps pour effectuer la tâche qui lui est incombée ? D’ailleurs, est-ce que vous recevez les feuillets à corriger de vos collègues en retard ? Aimeriez-vous cela, vous ? Je ne pense pas. Bref, j’ai donc été dans la nécessité de vous soustraire dix écus. Dix écus et vingt-sept sous précisément mais, comme il s’agissait de la première fois, j’ai arrondi à dix. Tenez, je vois bien que me soupçonnez, regardez mon boulier, je vais vous détailler les opérations.

Alors, Monsieur Orbaque se saisit du robuste objet et Lucinde vit des petits doigts voltiger autour des petites boules, les faisant claquer entre elles sur leurs tiges en bois, frétillant véritablement d’aise, le tout accompagné d’explications chiffrées et compliquées. Si Lucinde tenta au début d’être attentive pour être sûre qu’on ne la cabusait pas, elle finit par abandonner tant les chiffres pleuvaient dru.

« … d’où ce total de dix écus et vingt-sept sous. (radouci) Comprenez-vous maintenant ? Je suis désolé mais je n’ai eu d’autre choix que de pratiquer cette retenue. Vous le savez maintenant Mademoiselle, ne faites donc plus l’erreur. »

Et il posa sur la table une pile de neuf pièces de cinq écus que Lucinde prit, à la fois honteuse, courroucée et inquiète.

— Faites-en bon usage, reprit l’acomptable, s’efforçant sincèrement de paraître bienveillant et affable alors qu’il n’était que détestable. La Gazette du Royaume est une petite armée dans laquelle chacune de ses unités a son importance et se doit d’être exemplaire.

Et, lui tapotant l’épaule, alors qu’il la raccompagnait à la sortie :

— Soyez exemplaire mon petit, La Gazette compte sur vous.

Elle ne lui répondit pas. Les quarante-cinq écus dans son sac de demoiselle, elle quitta la pièce, tête basse, humiliée par ce qu’elle venait d’entendre et de nouveau inquiète de sa situation, de tous ces nouveaux coups du sort.

Pourtant, il n’y avait là en soit rien de grave. L’inscription à la guilde des scribes ? C’était fait, il n’y avait plus à y songer. L’utilisation abusive du sceau ? Fort bien, elle ferait dorénavant attention. Les corrections données un peu tardivement à l’impression ? Là aussi, elle y remédierait. Ce serait facile : depuis la paire de lunettes offertes par dame Odile, elle avait un peu trop tendance à vaguer dans la salle des archives. Quant à son père sans emploi, quant à son frère alité, ce n’était là que mauvaise passe passagère – il fallait du moins l’espérer.

Rien de foncièrement dramatique, donc, et pourtant Lucinde sortit du bureau de Monsieur Orbaque le cœur au bord des lèvres et le moral dans les égouts. L’explication ? C’est là une chose bien indiscrète à révéler mais enfin, le lecteur saura comprendre et ne pas ébruiter : notre jeune héroïne avait tout simplement ses fleurs. Et ces dernières étaient d’un genre particulier, du genre à avoir de la bile noire à la place d’une sève vigoureuse, le tout associé à une migraine qui ne tolérait qu’à grand-peine le doux froissement d’une page d’un ouvrage que l’on tourne.

Alors qu’elle quittait la gazette la tête basse et ses lunettes au fond de son sac de demoiselle, elle ne voulait songer qu’à une chose : rentrer chez elle, retrouver son humble confort, vitement et si possible en étant épargnée des bruits de rue. Cela dura une vingtaine de pas. L’image réconfortante de sa chambrette était tellement forte qu’elle ne fit bien sûr pas attention à une sombre silhouette qui, à quelques pas derrière elle, entreprit de la suivre.

Cependant, alors que Lucinde croisa cinq chenapans en train de courir en criaillant, la bulle de réconfort éclata et de sombres pensées jaillirent, la rendant véritablement malheureuse. Pour donner une idée de sa détresse, voici ce qui se jouait sous son chef :

Oh quelle journée éprouvante ces murs de la gazette semblent si étroits aujourd’hui et ce cafard d’Orbaque de mes fesses qui ose raboter mes gages en me faisant la morale comme s’il avait le droit de juger de mes putains d’actions ou comme si j’étais une gamine alors que ma famille me demande de lui envoyer de l’argent Ah de l’argent de l’argent toujours de l’argent et toujours la famille aussi mon pauvre père qui se retrouve bien embousé maintenant lui si fier la honte qu’il doit bouffer chaque jour et l’incertitude qui doit l’envahir et ce frère si jeune si naïf alité parce qu’il a trempé son vit dans le cloaque d’une gadoue pustuleuse mais quel cornard comment la famille va-t-elle s’en sortir avec les dettes qui s’accumulent et ta mère qui te supplie d’envoyer de l’argent dix écus chaque mois comme si tu pouvais te le permettre comme si ton propre fardeau n’était pas déjà assez lourd à porter mais que faire sinon céder à ses demandes à sa détresse la culpabilité te ronge mais t’y peux faire quoi hein et puis Henri qui te poignarde en plein cœur en dansant avec une pute même qu’il lui a même palpé le cul je l’ai vu j’avais alors les lunettes d’Odile pourquoi a-t-il fait ça je ne comprends pas la jalousie te brûle mais tu ne peux rien dire tu ne peux rien faire fais-le mariner en tout cas montre qu’il a eu tort mais pour cela faudrait être belle et pas décharnée et avec ta santé de vieillasse oh ces maux de tête lancinants qui te suivent comme une ombre d’ailleurs est-ce que l’on me suit ce soir non je ne crois pas c’est une idée et pourtant j’envie Elodie de retourner chez elle sans inquiétude Elodie, si parfaite Elodie si gentille mais qui ne connaît pas la douleur de la lutte quotidienne n’a-t-elle pas souri tantôt oh ce sourire je crois bien que c’est le type de la connasse parfaite toujours là  à côté de toi avec son putain de sourire angélique en fait elle comprend rien à tes soucis à ta douleur elle est libre elle libre de toutes ces chaînes qui te retiennent et bouffent ta vie de merde oh ma Lucinde pauvre cruche comment garder la tête haute dans tout ce bordel alors que tout continue de s’effondrer oh ces fleurs qu’elles me rendent malade cette salope de migraine ces crampes qui me déchirent comme une chienne en chaleur ayant la lèpre mon Dieu je veux mourir.

Mourir, il était peut-être encore un peu tôt pour cela. En revanche s’évanouir et s’écrouler sur le pavé, elle n’était plus très loin de le faire. Les tempes bourdonnantes, elle fit des pas de côté pour s’appuyer contre un mur et inspirer profondément en attendant que l’orage intérieur passât. Elle pleurait doucement, autant à cause de ses douleurs physiques que de celle, plus morale, d’avoir roulé dans son esprit de mauvaises pensées. Le pis était que tout en voulant les annihiler, elle sentait qu’elles continuaient de s’accumuler comme de mauvais nuages après une éclaircie trompeuse et dérisoire.

Finalement, cette seconde nuée fut salvatrice.

Lucinde ouvrit la bouche, hoqueta, et déversa un torrent de bile sur le sol. Son premier mouvement fut d’en être horrifiée, se disant qu’elle allait passer pour une ivrogneuse. Mais alors qu’elle était penchée vers le sol et qu’elle y voyait s’y heurter le flot, créant des éclaboussures, elle eut la certitude qu’elle se libérait de tous ses maux.

Voilà le poison dont s’abreuvent mes fleurs, bon débarras ! Je ne pourrai que mieux me sentir, se dit elle d’abord, avant de songer que ce pouvait tout aussi bien être le poison qui avait empoisonné ses pensées et lui avait fait concevoir de rudes mots envers certaines personnes.

Des éclaboussures jaunâtres éclaboussèrent ses escharpins mais de cela elle n’en avait cure. Tout comme savoir que, probablement, des passants derrière elle l’observaient avec désapprobation.

Cela dit, elle n’en avait pas l’impression. Toute à sa migraine, d’abord sensible à la moindre présence, dès qu’elle s’était appuyée à son mur pour se vider de son mal être, elle se convainquit qu’elle était seule dans cette venelle.

En fait, elle se trompait. Car alors que ses hoquets se calmaient, des pas se rapprochèrent en courant.

Quelque âme soucieuse de voir une jeune fille se trouver mal, se dit-elle en souriant légèrement, trouvant cette idée  plus consolative qu’importune.

Mais là aussi, elle se trompait.

Car alors qu’elle était toujours penchée à regarder ses pieds et son bras droit ballant, tenant mollement la petite lanière de son sac de demoiselle, elle vit soudain deux mains s’approcher de ce dernier et s’en saisir. Elle n’eut que le temps de serrer la main sur la lanière.

De toutes ses forces.

Quarante-cinq écus et une paire de lunettes s’y trouvaient tout de même.

À suivre…

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