Premier épisode : Dame Isolde
Résumé de l’épisode précédent : Alors qu’elle dépense sans compter son précieux argent pour fêter son emploi de correctrice à La Gazette du Royaume, Lucinde se rend au Bas Galant, magasin de mode à l’enseigne aguicheuse…
La petite clochette au-dessus de la porte du magasin tintinnabula doucement lorsque la jeune provinciale poussa la porte en bois, découvrant ainsi l’intérieur élégant et feutré de la boutique. Une douce lumière tamisée émanait de la lumière qui provenait des fenestres et qui frappait les lustres en cristal, créant des reflets chatoyants sur les beaux tissus tapissant les murs. Des étagères en bois joliment sculptées exhibaient des accessoires assortis aux robes, mais aussi d’autres vêtements, tels que des corsages raffinés, des voiles délicats, des coiffes élégantes, des châles exquis, des capes majestueuses ou encore des mantelets enchanteurs.
Et ce n’était pas tout.
Alors qu’elle marchait hagarde, envoûtée par tant de beautés, elle s’aperçut que l’échoppe était constituée d’une longue salle en forme de L et qu’au bout se trouvait une partie essentiellement dédiée aux vêtements que seuls les yeux de celle qui les portait ou de son amant pouvaient découvrir.
Ainsi les porte-poitrines. Il y en avait de toute les étoffes : soie brochée, velours orné, satin damassé, taffetas perlé, dentelle de Gilay, organza perlé, brocart doré, crêpe du Shimabei brodé et même mousseline de soie incrustée !
Et ce n’était pas tout.
Car s’y trouvaient aussi des culottes et c’était là aussi le catalogue de tous les plus beaux tissus des huit royaumes. Lucinde savait bien que certaines dames se piquaient de porter sur elles de telles parures intimes et la jeune fille s’était plus d’une fois dit que ce n’était pas très propre que ces goûts-là. Mais en voyant de ses yeux les cinquante culottes étalées sur un présentoir, elle songea qu’en sentant sur les fesses une jolie culotte étoilée qui ne lui parut pas si chère (cinq écus tout de même), on devait se sentir bien plus femme.
Elle secoua la tête, repoussant la tentation et revint à la salle principale. De nouveau ses yeux s’illuminèrent à la vue des magnifiques robes qui ornaient les cintres, étalées comme des œuvres d’art dans ce luxueux écrin. Ce n’étaient que soies chatoyantes, velours somptueux, dentelles délicates et nuances de couleurs à faire pâlir les roses du jardin Royal. Chaque robe semblait conter une histoire, comme une promesse de grâce et d’élégance faites pour s’épanouir dans un beau conte féérique.
Enfin, un parfum enivrant flottait dans l’air, mêlant des notes délicates de jasmin, de rose et de musc, créant un bouquet envoûtant qui enveloppait la pièce d’une aura de mystère et de séduction. Lucinde respira profondément, s’imprégnant de l’atmosphère parfumée qui évoquait si bien un monde de luxe et de raffinement. Ah ! Que je suis loin des sentiers poussiéreux de ma campagne natale ! songea-t-elle, presque honteuse.
Ce fut à cet instant que la belle créature blonde qui l’avait accueillie – mais à laquelle Lucinde n’avait guère prêté attention, subjuguée qu’elle avait été par tout cette luxuriance de tissus – décida de s’approcher.
Précisons que cette belle créature blonde (curieux comme la simple association de trois mots peut parfaitement résumer l’apparence d’une personne) dépassait Lucinde d’une tête, de trois pommes pour la poitrine et enfin d’un bon melon au niveau des hanches. Elle la dépassait aussi largement par rapport à un défaut (ou une qualité, c’est selon) que nous allons bientôt découvrir.
La vendeuse avait d’abord observé la jeune cliente de biais, sans doute surprise par son estrange attifement qui sentait la fille crottée de province. Elle ne la scruta pas moins dans les moindres détails de sa personne. Et plus que la scruter, on peut dire qu’elle la soupesait, à en croire la direction de son regard vers des endroits pourtant modérément rebondis chez la frêle Lucinde. Il faut croire que ce qui ressortit de l’observation l’avait satisfaite car elle décida lors de s’approcher de sa plus belle démarche de chatte en quête de caresses et, d’une voix mélodieuse derrière laquelle perçait une tonalité bien inconnue de l’innocente Lucinde mais que le lecteur plus expérimenté pourrait assimiler au vice, lui dit :
— Bonjour, cherchez-vous quelque chose en particulier ?
— Mais… une robe. Pas trop chère, si possible, répondit benoîtement Lucinde, sans doute plus à l’aise dans une librairie pour demander un livre qu’elle convoitait.
La grande blonde ne chercha pas à réprimer un sourire.
— Oh ! Pas trop chère, cela ne va pas être facile, ma jolie. Mais je puis t’aider à trouver ton bonheur. Viens, suis-moi.
Ma jolie… était-ce ainsi que les vendeuses dans les belles boutiques de la Traversaine s’adressaient à leurs jeunes clientes ? Lucinde intuitionna que c’était surtout parce qu’elle était nimbée d’une aura provinciale, et elle n’avait pas tort. Cependant il y avait une autre raison, raison qu’elle allait bientôt découvrir.
— Je m’appelle Anaïs. Et toi ?
— Lu… Lucinde, Madame.
Rire cristallin de la grande Anaïs qui, en s’entendant appelée ainsi par cette bouille à lunettes, eut l’impression d’être une maîtresse d’école.
— Pas de Madame entre nous voyons ! Laisse-moi deviner, cela fait quelques mois que tu es à la Capitale, hein ?
— Ou… oui. Deux mois.
— Tu vois, cela me fait seulement trois mois de plus que toi.
Ce qui était faux. Anaïs en réalité était née à la Capitale. Mais l’habile mensonge agit aussitôt comme un baume réconfortant dans le cœur de Lucile, ayant sous ses yeux à la fois un bel exemple de réussite sociale (car être vendeuse dans une boutique de la Traversaine, ce n’était tout de même pas rien que cela) et d’élégance urbaine (car il fallait le reconnaître, cette Anaïs était bien belle, même si sa beauté était gâtée par une pointe d’un je ne sais quoi d’ambigu qui transparaissait à travers ses yeux, ses souris, ses intonations bref, toute sa personne). Et puis, baignant toujours dans son propre heur, sentant au plus profond de son être de correctrice qu’une nouvelle ère s’ouvrait devant elle, Lucinde succomba à la gracieuse familiarité de la vendeuse pour tout lui raconter. Elle venait de Nantain, son père était un honnête menuisier tandis que sa mère faisait des ménages. Elle était montée à la Capitale grâce à leur aide afin de trouver un métier en rapport avec l’écriture. Elle avait de quoi tenir quatre mois et commençait à voir les prochaines septaines arriver avec inquiétude lorsqu’elle était tombée sur un carton dans une taverne afin de devenir… Le lecteur nous permettra d’écourter l’étourdissant babil pour lequel Anaïs eut la gentillesse d’opiner du chef tout en souriant et en égrenant quelques conseils sur des robes qu’elle saisissait dans les casiers afin que Lucinde les essayât. Cette dernière, tout en continuant de jaboter, dit oui à tout et suivit à la fin la servante dans une arrière-salle pour essayer toute à son aise les parures retenues.
Lucinde entra… et Anaïs ferma soigneusement la porte derrière elle.
À suivre…