La Binocleuse zélée (12) : Du pouvoir d’une enseigne légère dans un esprit lettré

Premier épisode : Dame Isolde

Résumé de l’épisode précédent : Perchée sur son petit nuage, Lucinde fait des folies non de son corps (elle en serait bien incapable) mais de son porte-monnaie, décidant de fêter son nouveau travail en achetant mille et une billevesées au marché de la Traversaine. Il lui reste cependant un dernier bien à acheter, bien qu’elle sait trouver dans une certaine échoppe…

Sur l’enseigne étaient écrits ces trois mots :

Au Bas Galant

Quant au dessin, voici ce que l’on pouvait admirer :

Effectuée par le maistre enseigner de la ville, c’était là une enseigne qui savait attirer le regard, pour sûr ! Pour n’importe quel passant (en particulier chez le passant mâle) il était impossible de ne pas lever la tête pour saluer l’armide blonde qui trouvait judicieux de montrer un bas… qu’elle ne portait pas ! Quand une cliente faisait la remarque aux employées de la boutique, c’était toujours la même réponse : « Elle ne l’a pas parce qu’elle ne l’a pas encore acheté chez nous ! D’ailleurs, avez-vous vu notre collection ? »

Et la vendeuse de montrer d’un geste nonchalant cinq grandes tringles sur lesquelles était posée une soixantaine de beaux bas colorés et fort soignés dans leur confection. Il était rare lors que la cliente qui avait posé la question ne succombe pas à une énième tentation.

Il existait cependant une autre interprétation à la contradiction entre le nom de la boutique et l’absence de bas sur le dessin. C’est que l’on pouvait songer à un autre bas que l’accessoire de mode. L’armide était juste en train de montrer le bas de son corps et l’on ne pouvait certes pas affirmer qu’il n’était point galant.

Quand elle était arrivée à la Capitale, Lucinde avait d’ailleurs été heurtée par l’enseigne, la première fois qu’elle l’avait vue. Quels luxurieux accoutrements devaient trouver les femmes là-dedans ! Et d’ailleurs, quel genre de femmes ? D’une innocence très moralisatrice, elle estima que ce devait être des personnes un rien sales qui franchissaient le seuil de la boutique. Jamais au grand jamais elle ne s’y rendrait, elle ! Les librairies et les papeteries, oui, sans souci. Mais le Bas Galant, il ferait beau voir qu’elle y entrât pour dégarnir ses jambes comme la première pierreuse venue !

Et puis, lors d’autres promenades elle s’était aperçue que les clientes qui en sortaient étaient tout ce qu’il y avait de plus convenable. Ici une mère de famille, là une bourgeoise ordinaire ou une dame sentant la petite noblesse. Rien de sale, rien de déshonnête. Elle eut donc la curiosité de s’approcher de la fenestre qui permettait de bien voir trois robes artistement disposées sur trois grands pantins en forme de femmes.

Ce fut un émerveillement.

Vite ! elle scruta les petits cartons sur lesquels étaient indiqués les prix.

Ce fut un accablement.

À vrai dire, cela ne l’étonnait pas. Elle avait bien vu que toutes les boutiques de la Traversaine étaient fort onéreuses. Au Bas Galant n’échappait pas à la règle, même si les prix étaient moins dispendieux.

Elle rentra chez elle songeuse, la tête basse. Ce n’était pas non plus qu’elle rêvait de se vêtir d’une belle robe, surtout avec sa bobine de binocleuse torchée de lettres mais enfin, rien qu’une fois, pour essayer, pour voir ce que ça faisait, pourquoi pas ? Elle était jeune fille après tout. Mais il fallait bien se rendre à l’évidence : ce n’était pas pour maintenant, du moins tant qu’elle n’aurait pas levé un travail lui permettant de se sustenter convenablement sans l’aide de ses parents.

Et depuis, elle n’avait plus cherché à détourner dédaigneusement la tête de l’enseigne du Bas Galant. Au contraire, elle prenait plaisir à fixer la fière armide qui avait l’air de la narguer de ses jambes nues, l’interpellant secrètement de ces paroles : « Bientôt, bientôt, moi aussi je viendrai afin d’ôter ma robe, montrer mes jambes avant de les recouvrir d’une autre robe qui vaudra bien la tienne, allez ! »

On le voit, ce voeu n’était pas vain puisque Lucinde s’apprêtait effectivement à franchir le seuil. Après, elle ne se doutait pas qu’avant d’acquérir une précieuse parure, une terrible épreuve l’attendait.

Épreuve qui pouvait d’ailleurs donner matière à une autre interprétation du nom de la boutique et du beau dessin de son enseigne…

À suivre…

Leave a Reply