Premier épisode : Dame Isolde
Résumé de l’épisode précédent : Lucinde est entrée au Bas Galant, boutique de mode féminine dans laquelle l’accueille Anaïs, grande vendeuse blonde un rien familière. Elle propose à la jeune fille de se rendre à une arrière-salle où elles seront plus à leur aise pour essayer quelques robes…
Rien de particulier dans cette petite pièce. Très propre (on était dans une boutique de La Traversaine, ne l’oublions pas), éclairée d’une douce lumière tamisée par une petite fenestre et n’ayant pour toutes décoration que des placards ouverts où étaient entreposés des tissus et des vêtements. Ah ! il y avait aussi un grand miroir encadré de dorures devant lequel Anaïs posta affectueusement notre jeune nigaude. Affectueusement c’est-à-dire en posant sa main sur la hanche, comme pour la guider.
Lucinde ne s’en formalisa pas.
— Je vais t’aider à enfiler la première robe, fit Anaïs d’une voix dégoulinante de miel.
Lucinde, un peu surprise par le ton bien caressant de la vendeuse, hocha la tête, son échine quant à elle traversée de premiers frémissements d’appréhension.
Elle ne la laissa pas moins défaire le lacet au dos de sa robe, opération simple mais effectuée lentement et en prenant soin d’effleurer la peau des doigts.
— Une bonne vendeuse se doit de connaître le grain de la peau d’une femme avant de lui proposer une robe d’un tissu particulier. Notre épiderme est si sensible, contrairement au cuir des hommes. Je ne voudrais pas te vendre une robe excoriant ta peau tendrette.
Ah ! C’est donc pour ça qu’elle me caresse le flanc, je comprends, songea Lucinde, n’empêchant pas une deuxième salve de frémissements lui bourreler l’échine.
La pauvre correctrice se retrouva donc nue, enfin pas complètement puisque restait sa culotte blanche de pucelle enlettrée, la jeune fille n’ayant pas cru bon de s’affubler d’un onéreux porte-poitrine – qui de toute façon n’aurait eu pas grand-chose à porter.
Elle le regretta car pour peu proéminente qu’elle fût, sa poitrine disposait de quelques rondeurs qui, elle le sentait, attirèrent par-dessus son épaule des regards de louve alléchée. Après Henri, c’était décidément la journée où des étrangers avaient la rage de la surplomber pour lui zyeuter les gorgeots.
Anaïs n’alla pas jusqu’à les tâter, mais n’émit pas moins une curieuse remarque.
— Des trois robes dont nous disposons, la bleue sombre est celle qui dégage le plus un irrésistible mystère… tout comme cette adorable poitrine, petite mais admirablement proportionnée, qui semble être restée longtemps cachée aux douces caresses d’un amant, n’est-ce pas ?
Ce n’étaient plus des frémissements qui secouaient Lucinde. Ses membres semblaient pris de convulsions littéraires, secoués par les mots audacieux de la vendeuse, tel un livre secoué par un lecteur trop passionné en train de lire d’une main un livre sale et de… elle secoua sa jolie tête pour éloigner la dégoûtante vision. Mais une autre prit la place, plus menaçante celle-là. Je tremble comme Cydrille devant l’ogre ayant dévoré le foie de sa grand-mère. Mes pauvres contes d’enfance ne m’avaient pas préparée à ce genre d’aventure, ça non ! Quel lieu dangereux que la ville ! Mais… mais peut-être aussi que je me fais des idées. Peut-être qu’à la ville, les jeunes filles d’un même âge ont entre elles des manières de chattes.
— Tu es vraiment ravissante dans cette robe, mon petit ange, murmura la vendeuse d’une voix chaude à l’oreille de la jeune fille. Cependant laisse-moi l’ajuster.
Commença alors un estrange manège, manège que la grande Anaïs avait déjà eu le loisir de pratiquer bien des fois sur d’innocentes brebis égarées. Les doigts de la vendeuse ne cessaient d’ajuster les tissus, en particulier au niveau de la croupe et de la poitrine. C’est curieux tout ce soin. Madame Anaïs doit être perfectionniste, ou alors ce sont les robes de la ville qui demandent tant de précision, songea Lucinde. Et puis, aux ajustements suivirent d’autres effleurements, les premières palpations accompagnées des premiers éloges.
— Dis-moi, tu devais plaire aux garçons, à Nantain.
— Oh ! Non pas !
— Tu n’as jamais eu de gent ami ?
— N… non. C’est-à-dire que… j’ai encore le temps.
Anaïs sourit estrangement à cette réponse et reprit ses palpations, enfin, ses ajustements.
— Je me demande si nous n’avons pas choisi un modèle un peu… étroit… ce qui serait bien normal te concernant, ajouta Anaïs avec un air de mystère. Attends, essayons plutôt la deuxième.
Et Lucinde fut de nouveau dévêtue. Chose estrange, si elle avait un peu tremblé de froid la fois précédente, il lui sembla lors qu’elle avait au contraire un rien chaud.
Anaïs l’aida à enfiler la deuxième robe qui était un petit chef-d’œuvre de charme et de sophistication. D’un velours d’un rouge profond, elle épousait les modestes courbes du corps avec élégance, soulignant sa silhouette avec une grâce exquise. Les manches longues et ajustées étaient ornées de délicates broderies dorées et le corsage mettait en valeur la modeste gorge, tandis que la jupe ample tombait en plis gracieux. Une ceinture en satin cramoisi accentuait la finesse de la taille, taille sur laquelle les mains d’Anaïs ne cessaient de revenir. Pas que la taille d’ailleurs. En fait, si Lucinde eût fermé les yeux pour ne pas s’admirer devant le miroir, elle eût pu avoir l’impression d’être palpée non pas par une vendeuse, mais par les mains de quatre employées tant les doigts d’Anaïs étaient devenus plus mobiles, alternant à la vitesse d’un bon cheval de course un flanc à caresser, un gorgeot à soupeser ou un des globes de derrière à palper.
Si Lucinde avait espéré que la vendeuse se tiendrait davantage pour la deuxième robe, elle comprit que ce n’était pas le genre d’Anaïs Laforge, vendeuse dont la réputation légère donnait parfois envie à sa patronne de la remercier – ce qu’elle se gardait cependant bien de faire pour certaines raisons. Et alors que les doigts s’aventuraient maintenant par-dessous le cul afin de parcourir un lieu pour lequel il n’y avait pas vraiment à se demander si la robe était ajustée ou non, Lucinde se raidit, avança d’un pas pour échapper aux indécences de la terrible vendeuse aux huit mains et, indiquant de l’indiciaire une petite horloge opportunément accrochée sur un mur :
— Or çà ! Il est déjà une après-dînée ! Le temps passe et je m’aperçois que je vais être en retard à mon appointement. J’ai décidé, cette robe me va très bien, je la prends. Non, inutile de m’aider à l’enlever, je vais la garder sur moi pour l’appointement. Par contre, je veux bien que vous pliiez l’ancienne et la mettiez dans ma barjolette avec mes autres achats.
— Mais… mais… et la troisième robe ?
La troisième robe qu’elle avait hypocritement choisie, elle pouvait bien aller la remettre sur son cintre. C’est en substance ce qui se lut dans l’expression de Lucinde qui, poussant même l’impertinence jusqu’à hausser les épaules, franchit sans attendre la porte pour regagner la salle principale.
Nous n’irons pas jusqu’à dire que ce fut la première fois que la grande Anaïs vit ses tentatives d’essayage de parure mâtiné de gestes tribadisants échouer platement. Mais quand cela était advenu, au moins l’échec avait-il été le fait de jeunes filles de la ville déjà un peu dessalées. Se dire qu’elle avait été repoussée par une nigaude de binocleuse de province, voilà qui n’avait rien de reluisant.
Aussi fut-ce un peu livide et rageuse qu’elle suivit Lucinde, parvenant à faire juste ce qu’il fallait de bonne figure pour plier l’ancienne robe et la mettre dans la barjolette comme Lucinde le lui avait demandé.
Une barjolette ! rumina-t-elle. Avec ce mot qui puait la fille de campagne, elle se maudit presque de s’être allée à autant de caresses indiscrètes.
— Combien vous dois-je ? demanda Lucinde à la caisse.
— Quatorze écus, répondit Anaïs, la mine pincée.
Et là, ce fut Lucinde qui devint quelque peu livide. Elle avait eu beau se dire que cette journée était journée de fête, qu’elle pouvait se permettre des folies, quatorze écus représentaient tout de même un sérieux trou dans ses finances. Elle hésitait. Ne pouvait-elle demander à Anaïs de la lui mettre de côté quelques jours, juste histoire de laisser passer une première septaine de travail ? Mais comme la grande blonde, devinant l’hésitation subite qui se produisait sous le chef de la binocleuse, avait du mal à camoufler une sourire de dédain, très quand on n’a pas les moyens de se payer une robe à la Travsersaine, on reste dans sa campagne, ma petite ! Lucinde sentit la honte lui fouetter les sangs, se voyant assez peu retourner piteusement à la salle d’essayage pour se dévêtir de nouveau et enfiler l’ancienne robe, tout cela sous le regard goguenard de l’employée.
Elle disposa un à un ses écus, le cœur battant, comme une enfant ayant conscience de faire une grosse bêtise.
Elle n’avait pas complètement tort.
À suivre…