La Conteuse d’elle-même (41) : le serpent avant les ronces

Résumé de l’épisode précédent : mal conseillé par l’esprit de Sharaku, le narrateur des Callaïdes a provoqué une terrible ire chez une Pauline en proie aussi à une mal-aise qu’il n’avait pas soupçonnée. Elle s’est enfuie de sa maison pour se rendre avec son gros ventre, à pied, à Nantain, située à plus d’une lieue ! Un instant de stupéfaction passé, le narrateur la voit, au loin, trébucher lourdement. Il se rue dehors pour la rattraper…

Je courus aussitôt pour la rejoindre.

Mais pour cela, il me fallait faire bien quatre cents pas, ce qui fit que je la vis, au fur et à mesure de ma course, se relever péniblement, reprendre sa marche de femme grosse encolérée et dévastée, atteindre le sommet de son chemin avant de disparaître derrière. Pas grave, me dis-je, dans une vingtaine de secondes je serai à sa hauteur. Certes. Sauf que, arrivant moi-même au sommet et basculant dans sa pente, je ne la vis pas !

Réflexe idiot, je me retournai aussitôt pour vérifier que je ne l’avais pas dépassée par mégarde. Puis je fixai de nouveau mon regard sur la route qui s’enfonçait plus loin, à trois cents pas, dans un bosquet. Je ne distinguai pas sa silhouette mais cela signifiait-il pour autant qu’elle était parvenue jusqu’au bois ? Cela me sembla impossible au vu de sa démarche compliquée. Trois cents pas à effectuer, alors que je revenais sur elle à vive allure…

J’avançai, cette fois-ci à un pas normal, scrutant la route, tentant d’abord de distinguer quelques traces de pas. Le père Gringoire, redoutable chasseur, eût pu ici m’être utile et je songeai même un instant à rentrer précipitamment au village pour lui demander son aide. Mais c’était lever le voile sur une dispute peu honorable. J’en eus honte, ne voulant surtout pas passer pour le mari odieux qui amène sa femme à sept mois de porture à s’enfuir de chez elle. Non, impossible de demander de l’aide. Par honte, donc (même si ce sentiment, à la réflexion, me parut bien mince pour excuser de ne pas faire une démarche afin de retrouver – et peut-être secourir – une épouse grosse) mais aussi – le sentiment me parut d’abord bien ténu mais il finit peu à peu par devenir plus vif – à cause d’un étrange sentiment qui m’amena à penser que cette mésaventure m’était imposée, ou plutôt réservée, et que moi seul pouvait la démêler. Car alors que mes yeux allaient d’un bord du chemin à l’autre, quêtant la moindre trace, le moindre objet, le moindre signe pouvant révéler ce qu’il était arrivé à Pauline, j’eus une sensation de déjà-vécu : celle d’un malaise éprouvé lors d’un certain rêve, alors que je me hâtai de sortir d’une maison, les yeux rouges de Pauline me perçant le dos, avec la conscience que, lorsque j’y retournerai, ce ne serait qu’amertume et désolation.

Ce n’était pas un rêve que je vivais, non, mais la moiteur de l’air, quelque chose de poisseux et surtout la lumière crue qui m’écrasait la nuque me donnèrent l’impression d’en vivre un. Rien de plus réel pourtant que ces mottes de terre ou ces brins d’herbe que j’apercevais. Cependant leur forme, leur couleur, leur matérialité même alors que je sentais le sol sous mes pas, étaient nimbées d’un je ne sais quoi me donnant l’impression de ne pas être totalement plongé dans la réalité de mon habituelle campagne. À dire vrai, ce n’était sans doute là que la conséquence d’un désir inconscient, désir que tout cela ne fût qu’un rêve. Car la moiteur de l’air associée à l’aveuglante lumière du soleil et surtout à l’impressionnant silence (pas de grillons, pas de gazouillis et encore moins de doux bruissement d’une bise au travers des arbres, rien) concourraient à me faire sentir qu’une tragédie allait bientôt s’abattre, qu’elle avait même déjà fait tomber son couperet.

À tel point que je m’arrêtai un instant, le corps courbé vers le sol et la bouche grande ouverte, pris d’un haut le cœur qui n’alla pas plus loin que quelques hoquètements et un long filet de bave. Et, tandis que je voyais lentement ma salive s’étirer en un long serpent, des visions de cauchemar m’assaillirent : le corps de Pauline retrouvé dans un fourré, dépecé, à demi mangé par les loups, peut-être forcé, son gros ventre doublement dépossédé de vie. Et moi devant retourner à la maison avec son cadavre pour expliquer à Clément qu’il n’aurait dorénavant plus sa mère mais seulement un parâtre tout plein d’une conteuse d’elle-même et qui n’avait pas su comprendre l’étendue de la mésaise de sa maman.

Le serpent se détacha des lèvres et la vision de son écrasement en une petite flaque blanchâtre m’aida à reprendre mes esprits. Et peu s’en fallût que je ne pris garde à un détail, alors que je reprenais ma marche en direction du bois : je m’étais arrêté juste à côté d’un sentier partant à la perpendiculaire et s’enfonçant je ne savais où, la nature aux alentours de Nantain faisant ce qu’elle voulait en dehors des parcelles de terre cultivée. Sentier était d’ailleurs beaucoup dire tant ce chemin, atteignant péniblement les deux pas de large, était saturé de mauvaises herbes, d’orties et de ronces. Pas vraiment de quoi fournir une belle invitation au promeneur désireux d’apporter un peu de variété dans sa marche. D’ailleurs, depuis le temps où je me rendais à Nantain à pied, il ne m’avait jamais traversé l’esprit de m’y enfoncer afin de découvrir en quel lieu il aboutissait.

Mais là, je remarquai donc un détail. Distinguer des traces de pas sur un sentier sec ne m’était pas facile, je l’ai dit. Cependant, il était impossible de se tromper, de ne pas le voir : des herbes étaient pliées contre le sol, comme ayant dû subir un poids. Je m’avançai et scrutai : clairement, les pliures continuaient sur plusieurs pas.

Quelqu’un avait eu l’idée déraisonnable de s’aventurer dans ce sentier.

Déraisonnable, oui, car, alors j’y faisais mes premiers pas, je fus très vite frôlé, caressé puis égratigné par les ronces, tandis que mes mains éprouvèrent les premières morsures des gerbes d’orties qui proliféraient. Seigneur ! me dis-je, elle n’est tout de même pas passée par là ! Je n’eus pas le temps d’être assailli de nouvelles visions désagréables. Au bout de trois pas, je vis, attaché au bout d’une ronce, un morceau de tissu blanc fraîchement arraché et, deux pas plus loin, une chaussure.

Précisément, une de ses chaussures.

Dans ma bouche, un nouveau serpent prit forme. D’abord un petit orvet, orvet qui, au bout de quelques secondes prit la forme d’une belle couleuvre. Impossible de la garder. J’ouvris la bouche pour l’expulser et, pendant que j’y étais, permis à tout un flot en provenance de mon estomac de l’accompagner.

À suivre…

 

 

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