La Conteuse d’elle-même (FIN) : Plaisant anéantissement

Résumé de l’épisode précédent : cela va mal chez le couple Mercier. Pauline s’est enfuie de la maison et son mari s’est aperçu qu’elle a emprunté, alors qu’elle est grosse de sept mois, un chemin bien tortueux. Elle a de plus, dans sa fuite, perdu une chaussure…

Je restai plié en deux un instant, m’efforçant de rassembler toutes mes ressources. Enfin, m’essuyant de la manche un coin de la bouche , je me redressai et observai le sentier avec colère. De l’ire, j’en avais subitement tout un muid envers ce sentier qui aurait pu être plus accort pour recevoir Pauline, mais j’en éprouvais aussi envers Pauline elle-même et aussi, bien sûr, envers moi.

J’avançai.

D’un pas mesuré d’abord, m’efforçant de poser me pas aux endroits où d’autres avaient plié les touffes de chardons et de ronces. Mais, cinq pas plus loin, alors que je vis un deuxième bout de tissu attaché à une épine, je m’arrêtai et fis ce que j’aurais dû faire bien avant, à savoir hurler son nom.

« Pauline ! »

Couchées sur le feuillet, les sept lettres suivies du point d’exclamation paraissent bien dérisoires, inaptes à retranscrire la puissance d’un cri que ma modeste constitution physique ne permettait pas de soupçonner. Pas impossible qu’il perçât les ronces et les branchages pour être entendu jusqu’à Taillefontaine. La vague idée d’un secours de la part des habitants m’effleura mais ne me fit pas vraiment plaisir. Toujours subsistait cette intuition que dans cette nouvelle situation de cauchemar, moi seul avais les clés pour la retrouver.

« Pauline ! Pauline ! »

Deux nouveaux traits pour transpercer l’hostile végétation qui seule me répondit de son silencieux bruissement.

Alors je repris ma marche, mais cette fois-ci en doublant non, en triplant l’allure. Je ne prenais plus soin de poser mes pieds là où Pauline avait posé les siens. Rapidement, je fus criblé d’écorchures, les orties me léchèrent avec gourmandise les mains et les avant-bras, mais peu m’importait. À vrai dire, je leur en étais reconnaissant. Je voulais même que les ronces soient encore plus revêches. Pauline avait eu des bouts de sa robe arrachés et mes vêtements étaient toujours intacts, ce n’était pas normal, il convenait d’y remédier. Le sentier me fit déboucher sur une minuscule clairière autour de laquelle il me fut impossible de distinguer un sentier. Ce n’étaient que fougères, buissons épineux et des ronces, toujours des ronces. Désespérant bien que j’eus la conviction qu’elle était tout près. Comment pouvait-il en être autrement, avec son gros ventre et sa chaussure en moins ? C’est ce que je ne comprenais pas d’ailleurs, et qui commençait à franchement m’épouvanter. J’avais entendu parler d’excavations dans les environs, de trous faisant office de terrier à des bêtes. Je fus sur le point de faire demi-tour afin de vérifier si l’entrée d’un de ces terriers ne m’avait pas échappé lorsqu’un détail happa mon attention : à l’extrémité de la clairière, sur le sol, se trouvait un objet. Je courus vers lui et compris avant même d’y arriver de quoi il s’agissait. C’était une chaussure. Sa deuxième chaussure.

Et je compris pourquoi elle l’avait perdue : derrière elle se trouvait une sorte d’arche végétale constituée des habituelles plantes qui composaient le lieu. On pouvait passer, à condition d’avancer quasiment en rampant. Ce qu’avait dû faire Pauline. Elle s’était probablement mise à quatre pattes comme une bête et avait dû, dans le mouvement, faire tomber son soulier à moins que, encombrée par une seule chaussure, elle eût décidé de s’en séparer. Une autre idée me vint : elle l’avait laissée pour me permettre de la suivre, comme dans les contes de féerie. C’était cependant un conte bien amer qu’elle m’écrivait là. Car, alors que je me baissai et entrepris moi aussi de pénétrer dans l’arche, j’aperçus, trois pas plus loin, un autre bout de tissu, cette fois-ci teinté de sang et, à quelques pas, une mèche de cheveux accrochée à une ronce.

Dieu ! Dans quel état je vais la retrouver ! pensai-je, me mettant subitement à baisser le chef et avancer, toujours à quatre pattes, avec rage, comme une sorte de sanglier furieux.

À la sortie de l’arche, je ne vis toujours pas de Pauline. J’avais les mains joliment en sang maintenant. Et j’aperçus de nouveau un bout de tissu, blanc à l’origine, et maintenant rosâtre.

Je ne renardai pas mais, histoire d’accompagner le sang qui coulait de mes plaies, un liquide d’une autre nature sortit de mes yeux.

Je ne sais combien de temps je passai ainsi dans cette forêt (je voyais de quelle forêt il s’agissait, il n’y en avait qu’une à proximité de Taillefontaine, mais je fus incapable de discerner en quelle partie d’icelle je me trouvais), à avancer, revenir sur mes pas et repartir dans une nouvelle direction. Parfois je tombai sur d’autres sinistres indices de la présence de Pauline (à force de voir des bouts de tissu je me dis à un moment qu’elle ne devait plus être très loin de se trouver nue), parfois j’errai de longues minutes sans rien découvrir, toujours avec l’angoisse de tomber à tout moment sur son cadavre. Et, toujours, ce silence de mort et cette touffeur que la forêt ne parvenait guère à atténuer. Mes plaies séchaient mais d’autres se faisaient au gré de la fiévreuse déambulation qui me faisait chercher sans la moindre logique, uniquement à l’instinct, toujours davantage rabaissé à l’état d’une bête cherchant sa moitié. D’ailleurs, à un moment, je distinguai entre des branchages une présence. Celle d’une bête. D’un loup. Qui s’avança vers moi en grondant et en retroussant ses babines.

Dans des circonstances ordinaires, je me serais probablement compissé et aurait pris mes gambes à mon cou. Pas cette fois-ci. Je vis, à mes pieds, une branche assez robuste. Je me penchai pour la saisir et attendis le loup en la faisant osciller doucement dans l’air, le regard fixe et la mâchoire serrée. Le loup dut sentir que s’il continuait d’avancer, il allait être le réceptacle de toute ma colère, de toute mon angoisse, de tout mon désespoir. Aussi s’arrêta-t-il pour m’observer un temps, avant de finir par se retourner et s’enfoncer dans les fourrés.

J’éprouvai lors une stupide satisfaction, celle de me dire que Pauline était peut-être dans un coin, qu’elle m’avait vu, qu’elle avait apprécié mon courage. J’observai tout autour, et écoutai, en quête d’une respiration reconnaissable. À un moment, je me mis même à humer l’air, persuadé que j’y avais discerné une fragrance, celle de la peau d’une paysanne jeune, belle et soignée. Je commençai même à sombrer franchement quand je me mis à inspecter les hauteurs des arbres, pour le cas où Pauline, lasse d’être déchirée par les ronces, aurait décidé de grimper à un arbre !

À dire vrai, je n’étais plus un homme, je n’étais plus une bête, j’étais devenu autre chose. Les épines avaient écorché ma peau et les orties l’avaient brûlée. Mais mon esprit était lui aussi atteint, il partait progressivement en lambeaux, m’enfonçant toujours davantage dans des ténèbres d’où ne pouvait jaillir que la pire des horreurs : la vision d’un corps aimé ensanglanté, griffé, les yeux peut-être percés (j’avais moi-même échappé de peu à une épine longue d’un pouce), le ventre subitement dégonflé de son poids de sept mois. Qu’adviendrait-il de moi quand je le découvrirais ? L’enfoncement dans les ténèbres se poursuivrait avec, à la fin, une certitude, celle que Clément pourrait attendre longtemps à la maison le retour de sa mère et de son père d’adoption. Clément… le nom de cet enfant que j’adorais eût dû m’aider à combattre certaines noirceurs mais, comme derrière la lumière de son beau regard il n’était pas vraiment mon fils, j’eus la bassesse de donner plus de poids à mon chagrin qu’au sien.

Oui, associées aux épines, toutes ces ruminations me lacéraient l’âme et bientôt ma mâchoire se mit à trembler pour laisser passer de pitoyables sons, tenant autant du pleur que du cri de bête et d’où perçaient de lamentables « Paule… » et « …line ». Je n’avais même plus la force d’articuler son nom.

J’avançais maintenant en titubant. Il m’était autrefois arrivé, alors que je vivais à la ville, d’être rentré chez moi après avoir beaucoup bu. J’avais alors eu conscience de ne plus avoir ma raison et j’avais senti que mes membres ne m’obéissaient plus comme je le désirais. Rien d’inquiétant cependant, au contraire, il y avait eu une douce satisfaction de se sentir à la fois à l’intérieur de son corps et hors de lui. J’éprouvais la même sensation, à la différence que le plaisir était remplacé par le désir confus d’en finir. Je lâchai ma branche, prêt à avancer les bras ballants vers mon loup si je le rencontrai de nouveau, et je ne cherchais plus vraiment à me protéger de mes bras lorsque des branches griffues me caressaient. Allez, encore une écorchure, encore un peu de sang en moins, c’est bien, continuons, me disais-je.

À tel point qu’à un moment, mon esprit vacilla, aussitôt suivi par mon corps.

Je tombai à genoux, les tempes bourdonnantes, le souffle rauque, tenté par l’idée de m’allonger et d’attendre une délivrance, quelle qu’elle soit, ou bien un hasardeux réveil, pour le cas où j’étais en train de vivre un improbable malsonge répondant à celui que j’avais connu quelques jours plus tôt.

Je m’effondrai, ne cherchant même pas à parer le sol de mes mains. Ma gueule heurta durement la terre et j’attendis ainsi de longues secondes, presque bien en vérité, n’attendant plus rien qu’un improbable réveil ou la venue d’un de mes personnages pour me donner le courage de reprendre mes recherches. J’avais vu Charis, Aalis puis Mari. Il me semblait que voir Alya, c’est-à-dire quelqu’un qui s’était elle-même écorché les poignets, ne serait pas illogique.

Mais cela, bien sûr, n’arriva pas. Pour angoissante qu’elle fût, distillant une de ces peurs que l’on éprouvait seulement dans un malsonge, la situation puait par trop la réalité. Je le sentais, dans tous les sens du terme, moi qui avais les narines pleines de terre, à tel point que je ne pus m’empêcher de tourner la tête sur le côté pour mieux respirer.

Ce fut une bonne chose que ces miettes de terre dans les narines et encore plus salvateur fut ce geste de tourner la tête du coté droit plutôt que le gauche.

Car c’est ce qui me permis de le voir.

Accroché à la branche d’un arbuste épineux, il s’agissait du collier de Pauline. Bijou bien modeste que je lui avais acheté, nos revenus ne permettant guère davantage mais enfin, bijou qui lui avait fait plaisir. En plus de ses chaussures, elle l’avait donc perdu, lui aussi.

Perdu

Une pensée se mit à germer et à prendre de la consistance.

Comment imaginer qu’une branche s’immisce entre le collier et la peau pour le retenir et le garder ? Non, s’il s’y trouvait, c’était simplement parce qu’elle l’avait détaché et accroché elle-même à la branche. Et si elle l’avait fait, c’était pour… me donner un signe de sa présence.

Péniblement, avec d’infinies précautions tant mon corps, griffé d’une multitude d’épines, pour certaines pourvues de quelque substance faisant mauvais ménage une fois qu’elle traverse la peau pour se mélanger au sang, je me remis debout et m’approchai du collier. C’était bien lui, avec cependant quelques traces de sang séché. J’observai lors ce qui se trouvait derrière l’arbuste. Des ronces, pour changer, mais aussi, dix pas plus loin, une fenestre lumineuse : une autre clairière, sans doute plus vaste que la précédente, devait s’y trouver.

J’avançai et compris très vite que moi aussi, j’avais perdu une chaussure. Je ne cherchai pas à me retourner pour vérifier si elle se trouvait dans les parages. Au point où j’en étais, à quoi bon ? Alors qu’une femme, la mienne, se traînait quelque part, à demi-nue, les vêtements arrachés, le corps criblés de morsures dispensées par la forêt, qu’avais-je à songer à ma chaussure ?

J’avançai donc, la plante du pied rapidement douloureuse mais peu importait.

J’arrivai à la fenestre et m’aperçus qu’effectivement, à vingt pas en-dessous était une grande clairière.

Et, au milieu d’elle, une tache blanche et rose se déplaçait péniblement.

Pauline.

À demi-nue effectivement. Alors qu’elle rampait, n’ayant même plus la force d’avancer à quatre pattes, je vis son épaule gauche largement à nu, toute une parcelle de peau, découverte jusqu’à la hanche, offrait au soleil des zébrures de sang tandis que, plus bas, la robe pantelait en lambeaux, découvrant le haut des cuisses.

J’aurais dû être horrifié par ce que je voyais, mais je ne le fus pas. Comment ressentir autre chose que de la joie lorsque vous retrouvez ce que vous croyez perdu ? Je ne cherchai même pas à l’appeler, non, mieux valait se hâter pour lui laisser la surprise d’un muet enlacement.

Le terrain était très pentu mais, en me laissant glisser à petits pas, je devais parvenir sans trop de dommages jusqu’à la clairière. Après, avec toutes les ressources de mon esprit et de me corps, ainsi qu’avec mes pieds convenablement chaussés, sans doute que j’aurais pu y parvenir facilement. Mais tel que je me trouvais…

L’incident se produisit juste quelque pas après avoir commencé la descente.

Je ne pris garde à une grosse racine sortant de terre et y retournant, formant une boucle juste assez large pour servir de chausse-trappe à un pied. Le mien s’y engouffra et, tandis que je continuai pataudement ma progression, ma cheville se tordit violemment, déchirant je ne sais quel tendon. Je me redressai instinctivement et tentai de lancer mon pied vers l’arrière tout en effectuant une torsion pour l’en dégager. J’y parvins, oui. Mais en même temps la pente, elle, se dégagea de ma présence. Perdant l’équilibre, je tombai en avant. Je voulais descendre au plus vite pour rejoindre Pauline, j’étais exaucé. J’essayais bien de m’agripper à quelques herbes mais il était dit que jusqu’au bout, cette forêt pratiquait la mauvaise farce. J’avais depuis le début souhaité qu’elle cesse de me barrer le chemin avec une profusion d’herbes en tous genres, herbes souvent piquantes et vénéneuses, et maintenant que je les implorais, mes mains ne rencontrèrent que cailloux et mottes de terre. Mon corps s’enroula sur lui-même, prit de la vitesse et, alors que je sentais que je n’étais plus très loin d’atteindre le sol de la clairière, me fit heurter du chef une grosse pierre. La douleur me fit immédiatement peur car je crus que m’étais porté un coup fatal juste au moment où je venais d’apercevoir celle qui constituait le but de cette quête, quête dont l’éprouvement semblait consister en un anéantissement du corps. Et justement, la peur fut aussitôt remplacée par la satisfaction d’avoir récolté une nouvelle blessure. Après les multiples écorchures, après toutes les piqûres qui avaient commencé à faire enfler certains membres, après une cheville déchirée de l’intérieur, j’avais maintenant récolté une blessure à la tête, blessure qui fit aussitôt jaillir du sang. Si Pauline était mal en point, je l’avais rattrapée et peut-être même dépassée. C’était là, il me semblait, la clé pour réussir cette quête. Retrouver Pauline, oui. Mais pas indemne. Il me semblait que je devais faire pénitence et que plus je souffrirais, plus Pauline accepterait de rentrer avec moi à la maison – si tant est que nous en fussions capables dans l’état où nous nous trouvions. Je criai son nom.

Elle se retourna et je pus enfin voir son visage.

Ce n’était que zébrures et écorchures, ses sourcils avaient û être profondément coupés pour laisser ainsi couler du sang sur les paupières, puis sur les yeux. Oui, si ce que je vivais n’était pas un malsonge, il constituait bien une sorte d’écho à celui que j’avais fait car je retrouvais les fameux yeux rouges qui m’avaient terrifié. D’où j’étais, il m’était impossible de distinguer son expression. Haine, colère, indifférence, apitoiement, amour… je sentis cependant comme une hésitation. Allait-elle faire péniblement demi-tour pour me rejoindre en rampant ?

Elle ne le fit pas. Au contraire, elle pivota de nouveau et reprit sa poignante reptation vers… vers quoi au juste ? Vers la sortie de la clairière, mais pour aller où après ? À Nantain, comme elle en avait exprimé le désir à la maison avant de la quitter ?  Ou bien juste chercher la mort, comme c’était plus probable ? Je ne cherchai pas trop à méditer sur la bonne hypothèse. D’un coup de rein, je parvins à basculer mon corps pour moi aussi, me mettre à ramper, tenter de me mettre debout pour reprendre une marche normale me semblant impossible. Nous n’étions plus que deux limaces humaines qui avançaient lentement sur le ventre pour tenter d’atteindre quelque fraîcheur au sortir de la clairière.

Je compris assez vite que mon rythme me permettrait de la rejoindre avant qu’elle atteigne les fourrés. Mais j’eus à peine le temps de jouir de cette idée qu’un nouvel événement se produisit. Des fourrés qui se trouvaient à vingt pas de Pauline, sortit justement une bête. Grande, puissante, massive. Un ours.

Il ne chercha pas à se ruer sur elle. Campé sur ses quatre pattes, il l’observait. Et Pauline ne faisait pas autrement. Car plutôt que d’appeler à l’aide ou de chercher à faire demi-tour, elle continuait d’avancer, droit dans sa direction. Il était impossible qu’elle ne le vît pas. Je le voyais bien, elle avançait en rampant, la tête bien relevée et non pas le nez penché vers l’herbe. Elle aussi semblait avoir trouvé la fin de sa quête. Elle ne désirait pas être rejointe. Ou alors, par la mort qui, après deux, trois, peut-être quatre heures d’errance dans ce lieu (j’étais incapable de dire depuis combien de temps avaient duré mes recherches), s’était lassée et avait décidé d’en finir.

Et puis, Pauline s’arrêta, sans doute à bout de forces.

Je vis ses hanches prendre un axe vertical, avant de basculer pour lui permettre de rester sur le dos. Il n’y avait pas que la moitié gauche de son dos qui était à nu. De l’autre côté, une mamelle sanglante était elle aussi libérée de toute entrave. Elle écarta alors légèrement les bras le long de son corps, et attendit. Située à égale distance entre moi et la bête, il me semblait qu’elle m’offrait un nouveau jeu, ou plutôt qu’elle offrait sa vie à un ultime coup du sort. Qui l’atteindrait en premier ? Serait-ce moi pour la protéger ou, plus probablement, mourir avec elle ? Ou bien serait-ce l’ours pour enfoncer ses crocs dans sa nuque avant de fouailler dans son ventre ?

Manifestement, ce serait lui, car il se mit avancer d’un pas tranquille.

C’était fini. J’étais trop loin. Non seulement j’étais incapable de protéger Pauline, mais j’obtenais en plus, en guise de châtiment, le spectacle de sa mise à mort. La bête n’avait plus que trois pas à faire pour arriver à son niveau. Pauline dut sentir sa présence car elle leva alors sa dextre pour la projeter légèrement derrière elle, comme pour demander à l’ours de commencer son festin par sa main, à moins que… je n’étais pas sûr, mais le geste pouvait tout aussi bien constituer aussi un signe d’adieu à mon adresse. Quoi qu’il en soit, l’ours la surplombait maintenant, sans doute terriblement excité par l’odeur du sang. D’ailleurs, il baissa son museau sur la mamelle ensanglantée où la chair tendre promettait de n’offrir aucune résistance. Oui, c’était bien fini. Je n’avais plus qu’à continuer de ramper tout en goûtant les bruits et la vision de l’horrible festin, avant de présenter à la bête ma belle blessure au chef afin de lui ouvrir encore plus l’appétit.

Il lui lapa le tétin.

Dans un instant il l’arracherait.

Pourtant, il continuait.

La main de Pauline, toujours suspendue en l’air, s’abaissa pour se poser sur la tête du monstre qui, à son contact, cessa de laper le sein pour se tourner vers son visage et se mettre aussi à le lécher !

Une idée me traversa. Je fixai la bête et essayai de me souvenir. Cet ours, cette silhouette, se pouvait-il qu’il puisse être… l’étrange compagnon de Gringoire ? Il m’était difficile de répondre, distinguer les humains m’étant plus aisé que de distinguer des ours. Cependant, alors que l’animal s’arrêta de lécher pour pivoter et reprendre pesamment sa marche en direction des fourrés, j’eus la certitude, en voyant cette silhouette de dos s’éloigner comme elle l’avait fait après les insultes de Gringoire, qu’il s’agissait du même ours. La quête était en train de s’achever pour être subitement placée sous une étoile si bonne et en même temps tellement invraisemblable. Alors, le chef sonnant comme une enclume, une douleur intolérable à la cheville, j’entrepris de ramper de nouveau vers Pauline, goûtant le moindre pouce franchi, et, alors que le ciel grondait d’un orage lointain et que quelques gouttes commençaient à tomber, j’arrivai enfin à elle.

Il n’y eut guère besoin de parler. L’ours n’avait pas léché toutes les plaies et je compris, en le voyant enfin de près, l’étendue du désastre sur son corps, notamment son visage, devenu boursouflé de toutes les piqûres de ronces. Sans savoir pourquoi, je poursuivis ce que l’ours avait commencé à faire. Collé à elle, je portai ma bouche à son épaule dénudée, et je léchai les plaies avec application. Durant l’opération, je l’entendis soupirer. De joie, de contentement ou de soulagement, je ne sais. Mais j’étais sûr que c’était là soupir qui balayait toutes les anciennes récriminations. Je quittai l’épaule pour le visage mais elle ne me laissa pas le temps de le lécher car, à travers les fentes ténues de ses yeux boursouflés, voyant combien moi aussi j’étais mal en point, elle se saisit doucement de mon visage pour le laver de sa langue, tandis que la pluie tombait maintenant pour de bon, associant son doux battement aux sons des lèchures qui, à dire vrai, épousèrent assez vite ceux des baisers.

Bientôt, il nous faudrait rentrer.

Mais nous en étions bien sûr bien incapables.

Il fallait attendre, attendre qu’au village on s’aperçoive de notre absence, que l’on s’en inquiète et que l’on entreprenne des recherches. Je ne doutais pas un seul instant que le père Gringoire soit le plus actif et, grâce à ses talents de chasseur et d’ancien bandoulier, retrouve aisément notre trace.

Nous attendrions donc. Sous cette pluie qui, finalement, agissait comme un baume de froidure sur notre peau parsemée de caresses d’orties.

Nous arrêtâmes de nous lécher pour nous enlacer et donc attendre, bercés par la pluie et le sourd grondement de l’orage, musique à laquelle ne manquait plus qu’une voix pour achever d’être célestieuse. Pauline m’exauça. La tête enfouie contre mon torse, elle laissa passer un murmure presque inaudible mais que je parvins tout de même à saisir, murmure qui était constitué de ces quelques mots…

Tu vois assez si je peux faire aussi un conte de moi-même.

L’idée me parut difficilement contestable.

Le 10 juillet 2023

© Gaspard Auclair

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