La Conteuse d’elle-même (29) : Grincements

Résumé de l’épisode précédent : finalement, le narrateur des Callaïdes obtient bien l’augmentation désirée de ses gages auprès de Brigandin. Mais il s’agira non pas d’écrire quelques articles supplémentaires pour La Gazette de Nantain mais d’aider Anaïs Doucet, identique à la conteuse rencontrée dans son rêve, en insérant dans son égorécit en cours d’écriture des passages de pure fiction, faisant appel à l’imagination…

— Alors ? Tout s’est bien passé ? me demanda Pauline à mon retour.

Mentir, camoufler l’identité d’Anaïs, cacher le fait que j’allais lui prêter ma plume me parut impossible. Ah quoi bon ? Pauline n’était pas cancanière, si je lui disais qu’on m’avait demandé de garder le secret le plus absolu sur le travail, elle le ferait. Cependant elle fut surprise par la nature de ce dernier.

— Tu vas écrire, utiliser ton imagination pour une œuvre où ton nom n’apparaîtra nulle part, ça ne t’ennuie pas ?

— Non, pourquoi cela me dérangerait-il ? Ce serait le cas si mademoiselle Doucet ne savait pas écrire, mais comme ce n’est pas le cas, ça devrait aller, ce sera agréable.

— Ce n’est pas de cela dont je te parle. Le fait qu’elle va s’accaparer ton travail, que grâce à lui elle aura du succès et que tu ne seras pas nommé…

— Mais… il me semble que s’il acquiert encore plus du succès que les précédents, ce sera la preuve que mon travail aura été bon et ce sera là une autre récompense en plus de mes écus gagnés.

— Tu es bien généreux…

Pour le coup, les réserves de dame Pauline m’agacèrent.

— Écoute, il faudrait savoir. Nous manquons d’argent, tu n’es pas contente. Là je trouve un moyen d’en gagner, et tu…

— D’accord, d’accord, j’ai compris, je ne dirai rien. Tu as bien fait.

Quand nous avions des mots, la grande comédie de Pauline pour y couper court, sachant surtout qu’elle n’aurait pas le dernier mot (pour une fois), était de prendre un air fatigué tout en mettant la main sur son ventre, le tout en clamant : « Ah ! ça me fatigue ! ». Manière de me faire entendre que si jamais elle venait à faire une fausse couche, j’en prendrais une grande part de responsabilité. Et moi, bonne pâte, je tombais toujours dedans et finissais par me taire. Mais cette fois-ci, je n’en eus nulle envie.

— Vraiment, tu es impossible. Ce n’est pas comme si cette personne était déplaisante, en ce cas j’aurais décliné. Je l’ai rencontrée, elle tout ce qu’il y a de plus agréable. Et puis elle aime Les Callaïdes.

Argument massue s’il en était ! Avec lui, je n’avais certes pas besoin de poursuivre.

Mais Pauline, elle, poursuivit sa mésaise. Elle restait assise, la tête courbée et… oui, les yeux rouges et larmoyeux ! Évidemment, je fus incapable de poursuivre le rôle du mari impitoyable et m’empressai de lui prendre les mains pour les couvrir de baisers et de ces mots enfantins qu’une mère délivre à un enfant qui s’est fait mal pour le consoler. Mais de fil en aiguille, ces mots finirent par revenir sur le sujet de la petite discorde :

— … et puis, j’ai songé à une chose : tu pourrais m’aider à participer à l’écriture de ces quelques passages. Toi, tu es une femme, tu sauras mieux que moi dire si ce que j’écris est concort avec l’esprit d’une femme.

C’était là une proposition qui, je le savais, ne pouvait que faire plaisir à Pauline qui, je l’ai dit, après avoir appris à lire depuis le début de notre rencontre, après être partie dans l’exploration de mes livres, témoignait l’envie d’écrire elle-même. Pas grand-chose pour débuter, juste des historiettes, mais écrire tout de même, et je l’en sentais capable. Elle ne s’y était pas encore essayée de peur d’être déçue je pense, déçue de voir que ses moyens ne le lui permettaient pas, du moins pas encore. Elle repoussait donc encore le moment pour emmagasiner du savoir, des mots inconnus, des modèles de phrases, des mécanismes d’histoires, etc.

Cela dit, se pencher en ma compagnie sur l’écriture d’une autre, l’étudier, l’imiter et tenter d’y insérer des passages pour animer l’histoire ne pouvait que lui être profitable. Ici, c’est un peu l’ancien Gaspard Mercier, le Mercier précepteur et instituteur qui parle. Imposer des limites imitatrices à l’imagination est un excellent exercice et moi, je n’y voyais rien d’autre, je me moquais bien de savoir que mon nom n’apparaîtrait pas à côté de celui d’Anaïs.

J’expliquai tout cela et elle finit par essuyer ses yeux et me sourire, quémandant un baiser pour tourner la page.

— Fais comme tu veux, je ne dirai plus rien, j’ai été sotte, sans doute. Mais quant à t’aider, non, je m’y refuse. Tu m’aurais demandé de t’aider à écrire une histoire personnelle, qui n’aurait été que le fruit de nos efforts, j’aurais accepté. Mais là, comme c’est aussi le travail d’une autre, je ne le veux pas.

Et, pour la première fois, je fus traversé par l’idée de la jalousie. L’idée m’amusa, c’était bien mignard que cela. Je n’insistai pas, lui laissai un autre baiser au front et lui dis que j’allais marcher un peu dans le village pour commencer à réfléchir un peu sur le calendrier de mon travail. Dès mon retour, j’entreprendrais la lecture d’un des trois ouvrages qu’elle m’avait donnés. Je ferai la liste de toutes ses manies d’écriture. Une fois fait, pour être sûr que je n’ai rien oublié, je lirais le lendemain un autre des trois livres puis je m’attellerais au premier astérisque. Elle m’avait expliqué que les feuillets en comprenaient douze et que nous pouvions convenir de cinq écus pour quatre astérisques complétés (avec un minimum de deux cents lignes pour chacun, et un maximum de cinq cents, pour ne pas trop déséquilibrer l’édifice). Soit quinze écus en tout, somme que je n’avais jamais gagnée. Et tout cela pour un travail plaisant que j’allais effectuer en quelques heures. Car je me connaissais, après avoir écrit des milliers de pages, mon imagination était devenue aussi fourbie que l’épée d’Eldric et n’allait certes pas se trouver dépourvue devant le quotidien élégant mais répétitif d’une belle auteure dépourvue d’imagination. J’étais d’ailleurs assez impatient de m’atteler pour de bon à la tâche, une fois les deux livres lus et essorés de leurs trucs et de leurs manies stylistiques. L’écriture des Callaïdes ? Bah ! elle attendrait un peu. De toute façon, j’avais de l’avance et j’avais besoin d’un peu de recul concernant un nœud de l’histoire.

À suivre…

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