La conteuse d’elle-même (12) : la chienne de garde a bien changé

Résumé de l’épisode précédent : Dans les étranges nouveaux locaux de La Gazette de Nantain, le narrateur des Callaïdes continue d’expérimenter (il pose ses fesses sur un incroyable fauteuil), mais aussi d’observer : il s’aperçoit que face à lui, sous un bureau, sont croisées deux gambes quasi nues, uniquement cachées en haut des cuisses par une fine pellicule de tissu noir. Serait-il tombé dans une cloîtrière, autrement dit un bordel ? Cependant une voix émanant de derrière le bureau le trouble dans cette intéressante hypothèse…

« Ouiche ? Qu’essevouvoulé ? »

Je tressaille car malgré le velouté de la voix, je détecte des notes aigres que je crois reconnaître. Elles me rappellent les intonations de la vieille Josette, mais impossible que ce soit elle car, alors que je m’extrais du piège doucereux du fauteuil et que je m’approche, je découvre, par-delà la paroi en verre (dont je ne comprends pas l’existence d’ailleurs), des courbes qui ne ressemblent en rien aux lignes droites et sèche de la duègne de La Gazette. Et si le bas est surprenant, le haut est… oui, je ne crains pas de le dire, déshonnête car me confirmant l’impression que je suis dans une cloîtrière, et cela ne me sied guère. Ce que je vois me confirme que le bout de tissu noir aperçu en bas n’est pas une culotte mais bien une robe puisque ce qui entoure le buste de la créature est aussi de la même couleur. Après, il est quand même bien difficile de se dire que ce que je vois est une robe. Qu’une femme joue sur l’amigaut ou sur une taille de robe un peu étroite pour donner à deviner ses formes est compréhensible. Mais enfin, là, ce n’est plus donner à deviner et pas même donner à voir. La robe lui enserre en effet fermement la taille mais donne l’impression d’un cocon crevé par le haut pour laisser échapper le papillon. Peut-être que le tailleur était à court de tissu pour achever son ouvrage et qu’il s’est vu contraint d’arrêter de coudre à mi-chemin, c’est possible aussi. En tout cas, la robe décide d’arrêter sa course au ras des tétons. Impossible pour elle d’aller au-delà, les tétins sont gros comme des melons d’eau et tendent le tissu, près de le déchirer. D’ailleurs, sans deux fines bandes de tissu permettant de retenir la robe en passant par-dessus les épaules, nul doute que les deux melons seraient déballés comme à la foire de Nantain. Je l’avoue, quoique choqué, je suis un peu eschauffé par la pierreuse et les deux masses de viande qu’elle présente à ma vue. Mais je n’ai pas le temps de rêvasser car de nouveau, elle m’adresse la parole.

« Ah ! C’est vous Mercier ? Qu’essevouvoulé ? »

Je tressaille (je me répète mais que dire d’autre ?). Car cette fois-ci, maintenant que je suis suffisamment près, je puis voir le visage. Un visage jeune avec de beaux yeux d’armide trempés dans de l’émeraude et dotés de cils étonnamment longs. Une brune chevelure répondant à merveille au noir de la robe, en apparence négligée mais en réalité savamment arrangée grâce aux mèches épineuses qui entourent le visage. Un nez parfaitement dessiné et des oreilles comme deux coquillages. Mais la bouche ! À la vue de l’ensemble du visage, je m’attends à deux lèvres charnues et charmeuses pour jouer des airs de flageolet d’un style particulier. Las ! c’est tout l’inverse puisque je reconnais très nettement l’organe de la vieille Josette. Une bouche malaimable étirée à l’horizontale et constituée de deux lèvres minces et gercées, destinées à ne s’ouvrir que pour laisser passer de malaimables paroles de merde. Et je comprends mieux cette impression de déjà entendu lorsqu’elle m’a adressé la parole la première fois. Cette femme aux nichons comme des cougourdes, c’est la vieille Josette !

Saisi par l’étonnement, la surprise, la stupeur et plein de choses encore, j’avoue que je ne sais trop quoi lui dire, d’autant qu’elle a l’air de se gausser pas mal de ma réponse – comme d’habitude, en fait. Elle tient dans la main un petit miroir rectangulaire qu’elle regarde avec beaucoup d’attention. Enfin, miroir, là aussi, d’où je me tiens je ne suis pas sûr car il semble émaner de sa surface une lumière, à en juger le reflet bleuâtre sur le visage de la gaupe juvénile. De l’autre main, elle avance l’indiciaire pour en caresser plusieurs fois la surface de bas en haut. J’ai du mal à comprendre mais cette occupation a l’air de la captiver.

C’est tout de même un peu vexatoire et je finis par m’impatienter.

Je dois voir Monsieur Brigandin !

Si je suis étonné par la fermeté de ma voix, je le suis moins par le petit ricanement de Josette qui, tout en continuant de caresser son miroir…

Z’avez rendez-vous ?

Non, mais je dois le voir et cela sera, m’entendez-vous ?

C’est pourtant pas possible.

Et pourquoi donc ?

Pasqu’il a rendez-vous avec la conteuse d’elle-même.

Ici, je mets un frein à ma fougue. La conteuse d’elle-même ? Il me faut un certain temps pour me rappeler que c’est Charis qui m’en a parlé.

Devant les griffures de la conteuse d’elle-même

Oui, c’était le dernier vers de son poème improvisé, vers qui m’avait fait grand froid d’ailleurs. Un temps, j’hésite, mais la chaleur de mon agacement l’emporte.

Il reçoit la conteuse d’elle-même ? Qu’est-ce que c’est que cette race-là ? Et que cela me fait-il, à moi ? Je vous dis que j’ai des choses à lui dire et qu’il va les entendre.

J’vous rappelle que vous avez que 87 points et que ça va pas l’faire.

Ça va pas l’faire ? Qu’est-ce que c’est que cette expression ? Et faire quoi, d’abord ? Moi, ce que j’ai envie de faire, c’est de souffleter la vieille qui, non contente de me rappeler cet offensant détail, se tourne de côté pour observer une autre créature (elle aussi serrée dans une robe inconvenante) occupée à ranger des feuillets dans un placard en métal, et qui étouffe un gloussement tout en faisant un clin d’œil à la Josette. Je commence sérieusement à bouillir et je me dis lors que je n’ai pas vaincu la Voison (1) pour me laisser emmouscailler par deux ballocheuses de gazette. Verbalement, je me laisse un peu aller…

Moi, ce que je vais faire, c’est enfoncer ces 87 points dans le boyau culier de Brigandin pour qu’il exauce enfin ce qu’il m’a promis. Je veux le voir, entendez-vous, et je vais le voir !

Là, je marque un point (peut-être même deux à la réflexion) car elle pose son maudit miroir et me regarde enfin.

C’est comme vous voulez mais attention ! à la moindre estrivaille, j’appelle la sécurité !

Appeler la sécurité ? Qu’était-ce encore que cette sotte expression ? Je ne crus pas bon de le lui demander, je haussai les épaules en m’efforçant de marquer le plus grand de mépris et je quittai son me bureau pour me rendre à l’escalier menant aux étages.

C’est pas par là voyons ! Voyez pas que nous nous sommes agrandis ? Prenez plutôt l’ascenseur là-bas.

Je me retourne vers Josette, elle me montre du doigt deux portes en métal à côté desquelles se trouve un escalier.

La censeure ?

Oui, ce s’ra plus commode. Après vous pouvez prendre l’escalier si ça vous chante, mais alors vous devrez vous arrêter au deuxième étage, le traverser pour accéder à un autre qui file au cinquième. Là vous devrez emprunter la passerelle qui redescend au troisième avant de bifurquer à la double voie sur le passage de gauche qui permet de grimper au sixième où se trouve la trappe cachée qui ouvre sur l’escalier qui mène directement au bureau de Monsieur Brigandin, que j’informe d’ailleurs de votre venue.

Et elle colle son miroir sur l’oreille ! Qu’était-ce donc que ce monde d’insensés ?

En tout cas il me faut faire un choix. La censeure (j’aperçois sur la paroi à côté des deux portes fermées une pièce d’où jaillit de la lumière et mon instinct me dit qu’il faut que j’y pose la main) ou l’escalier ?

À suivre…

(1) voir Le Rachat.

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