Le rachat (fin) : dans lequel le narrateur rencontre un de ses personnages

Résumé de l’épisode précédent : Tout se termine bien pour la petite Lauraine. Prise sous l’aile de la truculente tante Mathilde, elle sera présentée à la cousine du narrateur, cousine incapable d’avoir son œuf levuré mais très désireuse d’avoir un enfant…

Enfin, il fallut dire au revoir à Lauraine. J’avais trop parlé avec Mathilde et ma langue se trouva gluée au fond de la gorge. Il est vrai qu’elle était elle-même bien serrée et faisait tout pour retenir l’organe élocutoire. D’un autre côté, que dire que la fillette ne pût comprendre rien qu’en me regardant ? Elle avait quitté sa chaise pour se mettre bien face à moi et lever la tête afin de me fixer. À mon contact, celui de Pauline et de Clément, puis de Mathilde, enfin d’Émilie, je ne doutais pas qu’elle parviendrait à épurer définitivement ses iris de la mauvaise eau de ce que lui avait fait vivre l’autre femme. En attendant, on y lisait surtout un mélange d’affection et d’infinie reconnaissance. J’étais toujours incapable de parler mais au moins pouvais-je agir. Je la soulevai par les aisselles, l’embrassai sur une joue et la serrai fortement. Elle fit aussitôt tenaille de ses gambes pour me serrer aux hanches et fit de même avec ses bras autour de mon cou. Et il n’y avait toujours nul besoin de parler. Il s’agissait d’attendre que la mutuelle reconnaissance termine de se repaître de l’instant.

Communiant parfaitement en esprit, nous desserrâmes l’étreinte en même temps et nous nous regardâmes de nouveau. Devant moi, j’avais toujours les mêmes iris mais quelque chose en eux avait changé : la mauvaise eau était devenue insignifiante. À la place, l’eau de l’insouciance enfantine que j’avais à la maison constamment sous les yeux grâce à Clément. Et il en fut de même concernant la voix quand elle se décida enfin à parler.

« Alors bien vrai ? Je reverrai dame Pauline et Clément ? N’oubliez pas que vous me l’avez promis ! »

Une voix de gamine de sept ans avec ce que cela suppose parfois de soupçon de malice et de zeste d’impertinence. Si Mathilde m’avait fait penser à Grégorius, Lauraine m’évoqua alors Aalis et Mari.

« Oui… oui, dans l’année, je te le promets. »

Et de joie, damette Lauraine m’embrassa sur les lèvres.

**

*

Tu le vois, ami lecteur, pas de mauvais coup fourré narratif cette fois-ci. Quatre jours plus tard, moi, Pauline et Clément reverrions Mathilde qui nous dirait qu’Émilie avait pleuré de joie et de reconnaissance en voyant le pauvre petit angelot flétri tombé du ciel. Et Lauraine elle-même, comprenant la nature de ma cousine, avait aussi beaucoup fait fontaine de ses yeux.

En quittant la maison de ma tante après avoir dit au revoir à Lauraine, je ne doutais pas d’une autre issue. En attendant, il me fallait rentrer. Une heure de marche avec une cheville qui était dans un état de démantibulation avancée, j’avoue qu’à cette perspective, mon héroïsme jugea bon de ne pas se risquer dans un mauvais zèle. Je me rendis au marché afin de voir si je n’y verrais pas un marchand du village qui pourrait me ramener sur sa charrette. Ce fut le cas et une heure plus tard, le temps pour moi de m’acagnarder sur le parvis, non loin de certaines fleurs, en attendant qu’il finisse son travail, je pus m’asseoir à ses côtés et savourer enfin le beau paysage jusqu’à Taillefontaine, comme j’avais l’habitude de le faire mais que les événements depuis Laurette m’avaient fait ignorer.

Il faisait un temps magnifique et nous étions accompagnés d’une brise qui me donnait envie que ce voyage durât toute l’après-midi… n’eût été mon fort désir de revoir deux êtres qui m’attendaient. Avais-je bien fait d’ailleurs de les laisser tout seuls ? De nouveau de sinistres images m’assaillirent mais non, depuis mon rachat, il me semblait que j’étais protégé et que rien ne viendrait troubler l’état dans lequel je me trouvais.

Et effectivement, alors que nous nous approchions de Taillefontaine et que je voyais la silhouette de notre maison, j’aperçus celle d’une petite chose qui vaquait à des occupations dans le jardin : Clément. Une intense jouissance traversa mon cœur. Je le savais mais il était bon d’avoir la confirmation que rien n’était arrivé. En revanche, je sentis qu’il en arriverait des choses, le soir, sous la courtepointe avec ma femme. Et des bien plus belles et douces que les hideuses que j’avais entendues la veille. J’en avais besoin et désir. Je ne me sentais pas non plus comme un d’Alverny ou un de Costemore après un tournoi de Déïmos, mais tout en étant épuisé, je me sentais plus homme et mon cœur, en se dilatant d’aise, de félicité, ordonnait à un organe plus bas de se tenir prêt et excitait mon esprit d’images de nobles et beaux exploits.

Je descendis de la charrette en remerciant son conducteur et lui offrant en échange de son service la possibilité d’user de mes talents pour cinq missives à rédiger, s’il le désirait.

En me voyant, Clément cria aussitôt :

« Maman ! Maman ! Papa est revenu ! Et sans Lauraine ! Et il n’a pas la gueule cassée comme tu le craignais ! »

Un nuage passa mais il n’eut pas le temps d’assombrir le ciel de mon esprit : Clément se précipitait vers moi pour me sauter au cou.

J’avais vingt pas à faire jusqu’à la maison avec ce poids dans mes bras qui raviva les douleurs à ma cheville. Bah ! me dis-je, Pauline m’a délicieusement baigné les pieds quand je suis revenu de mon périple à Nantain, ce sera l’occasion de le refaire avant d’aller au lit.

Je passai l’entrée et la vit. À l’apostrophe de Clément elle ne s’était pas précipitée pour me voir. Non, elle était restée tranquillement à sa table pour continuer la lecture du Récit de Lancelin. Au premier coup d’œil, je vis qu’elle était d’ailleurs encore assez loin de le terminer.

Le temps d’un instant, je fus un peu vexé de la voir ainsi plutôt que d’arborer une mine angoissée et soulagée à me revoir sain et sauf. Mais un instant seulement, car un autre coup d’œil me fit remarquer que ses yeux étaient fixes, ils ne parcouraient pas les lignes. Autrement dit, elle faisait semblant de lire pour seulement se montrer dans sa pose de liseuse. Et comme pour le confirmer, elle était bien atournée, du reste comme à son habitude lorsqu’elle entreprenait de lire, mais je remarquai une étude de soi et un effort supplémentaires. Ce n’était plus une paysanne qui cherchait à se faire gente, mais subitement une femme de race qui eût pu assister sans honte à un tournoi de Déïmos dans les tribunes royales, non loin des Callaïdes. Et je ne sais pas si c’était parce que ma tante Mathilde m’avait empli la vue de ses rondeurs et qu’un effet de contraste se faisait, mais j’avais aussi l’impression que les siennes, de rondeurs, avaient coulé et que le galbe de son visage ainsi que le potelé de son bras s’étaient affinés. Je songeai aux deux mots de Lauraine. Dame Pauline. Visiblement, elle avait conscience de paraître telle. Le regard toujours obstinément fixe sur sa page, cristallisée dans une pose de gracieux négligé, elle se savait regardée, avait parfaitement conscience de son effet et en jouissait comme me l’indiquaient deux joues d’un rouge prononcé. À tel point que mes envies de guerrier boiteux assoiffé d’un certain type de repos me parurent indignes et que j’oubliai mon désir de l’embrasser hardiment pour avancer respectueusement, comme si j’étais quelque messager insignifiant entrant dans le salon de Catelyne pour lui porter une missive.

Enfin, arrivé à un pas d’elle, Pauline daigna quitter sa page pour me regarder et, me tendant sa main à baiser, elle laissa tomber ces quelques mots qui résonnaient d’une affection réelle cachée derrière un dédain factice :

« J’ai fort goûté votre courage. Vous m’avez contentée monsieur, je ne peux que vous prendre en gré. »

Dame Pauline… qui utilisait malicieusement les mêmes mots sortis de la bouche d’un de mes personnages. Un passage que je connaissais par cœur. Et tout, absolument tout résonnait en elle de manière à en être la plus parfaite incarnation : la voix faisant chanter la moindre articulation, l’aura de supériorité, la satisfaction d’être bien représentée, la joie de donner sa main à baiser et, tapi dans le fond de ses pupilles, un amour teinté de désir et qu’un rien pouvait faire prendre entièrement possession de son âme… et de la mienne. Tel un d’Alverny, je saisis sa main tout tremblant et la portai à mes lèvres, n’osant même pas la regarder davantage dans les yeux, écrasé par sa supériorité et par le plaisir de superposer à mon quotidien rural une situation fictive fantasmée mais qui, de par la troublante assimilation que Pauline avait fait de Charis, rappelait que nous étions aussi dans la restitution d’un réel qui avait été cent ans auparavant.

Évidemment, moi aussi j’avais en tête le passage et je savais que Pauline avait oublié trois mots, mots que je repris de manière interrogative.

« À ce soir ? »

Question qui la bailla aussitôt de l’aiguillon, la lueur tapie dans ses pupilles ne se retenait plus.

« Non, maintenant. Veulx et l’ordonne. »

Ces mots en ancien romanien me firent fondre le cervelet. Quant à l’ordre, le ton utilisé montrait effectivement qu’il ne supportait aucune réplique.

Alors elle referma le Lancelin, se leva, me prit par la main et m’emmena, sous les yeux de Clément, dans notre chambre dont la porte était opportunément dotée d’un verrou, qu’elle actionna derrière nous. Et après avoir fermé les persiennes pour éviter toute intrusion du petit curieux, nous fîmes ce que nous avions à faire en nous contentant d’emplir l’espace de discrets soupirs pour ne pas inquiéter Clément. Ce ne fut pas toujours facile, mais nous y parvînmes assez bien. J’étais en vérité bien crasseux après mon périple, mais cela ne nous gêna nullement, au contraire. Le musc de l’aventure s’accommode fort bien des douces fragrances de dentelles, et inversement.

Mais avant cela, tandis qu’étendu sur le lit, je la regardais face à moi, debout, en train de se dévêtir de sa belle parure, c’est-à-dire d’une de ces robes blanches décorées de quelques motifs floraux et que les paysannes mettaient lors de grandes occasions, me vint l’idée de lui poser cette question :

« Me diras-tu pourquoi tu aimes à t’atourner pour lire ? »

Dans la pénombre, je distinguai un sourire. Elle avait fini de se déshabiller et entreprit de monter sur le lit, d’avancer vers moi à genoux avant de s’asseoir sur le haut de mon bassin, sa lune sur le point de faire sortir de sa ligne d’horizon une chose qui n’était pas le soleil mais qui serait bientôt tout aussi ardente.

« Il faut toujours faire honneur à ce qui a été découvert grâce à ce qui est aimé. »

Puis vinrent les premiers soupirs.

J’en avais eu mon comptant depuis deux jours, mais cette fois-ci, ils furent davantage de nature à m’assoulager, même si, tapie dans l’ombre, une angoissante question, sourdant davantage, prenant toujours plus de place dans mon esprit, pollua quelque peu sur la fin un déduit dont je pouvais – pour une fois – être fier :

Mais quand diable cette Pauline allait-elle enfin terminer le Récit de Lancelin pour que je puisse enfin le lire ?

Gaspard Auclair,
18 mai 2022

 

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