Le rachat (14) : la maison de madame Voison

Résumé de l’épisode précédent : alors que tout allait bien, le narrateur des Callaïdes se voit mettre sous les yeux un article de La Gazette de Nantain, dans lequel est raconté dans les détails l’horrible scène à laquelle il avait assisté la veille (voir la nouvelle La Marchande de quatre-saisons). Pour une nature sensitive comme la sienne, il y a de quoi lui bouleverser l’âme…

Je sortis précipitamment, prétextant je ne sais quelle tâche urgente à faire, un voisin qui m’avait demandé d’écrire une lettre pour un proche… Tâche urgente ! Comme si à Taillefontaine on pouvait connaître cette notion, qui plus est en étant écrivain ! Ni Gaspard ni Honorine ne furent dupes de ma précipitation. Je le sentis au ton empli de sollicitude d’Honorine qui, au moment où je les saluais pour partir, me dit :

« Je passerai chez vous pour apporter des parts de tartes. »

Sur le même air d’une garde-malade disant à un souffreteux qu’elle reviendra pour appliquer un oignement sur ses plaies. Confusément, je me dis que revoir le beau visage apaisé d’Honorine serait en effet une bonne chose pour moi.

Je dis oui à tout et sortis de chez eux avec un Clément un peu mécontent de n’avoir pu assister au miracle de la préparation d’une tarte aux airelles, mais ne donnant pas moins son doigt à ma main pour continuer la promenade. Car oui, je ne pouvais rentrer tout de suite à la maison et risquer une nouvelle scène avec une Pauline irascible, c’était un coup à m’envoyer par la fenestre. Bon, comme notre chaumière n’a pas d’étage, je ne risquais certes pas grand-chose, mais vous voyez l’idée.

Le pauvre Clément fut donc contraint d’avancer à marche forcée. Le bras tendu, il avait tout d’un pantin dont le marionnettiste était pris d’enragerie. Je n’y pris pas garde, je cherchais juste à m’écarter du village pour me libérer l’esprit. Taillefontaine n’y était pour rien cependant, le paisible village eût dû même être le plus indiqué pour m’assoulager l’esprit. Mais j’avais soif d’éloignement de tout ce qui avait deux bras et deux gambes. Il me semblait que l’horreur vécue hier à la ville me poursuivait jusqu’à mon village. Pire, j’avais comme des élancements à le senestre, la main que j’avais posée sur l’épaule de Laurette que j’aurais dû lors envelopper de mon bras pour l’emmener vivement – finalement comme je faisais avec Clément – loin du champ d’égorgerie plutôt que de rester béatement au plus près pour en faire je ne savais quel obscur miel de fabuleur pour mes livres.

Je marchai comme un forcené plusieurs minutes, avant d’entendre enfin le pauvre Clément qui commençait à sérieusement fatiguer.

« Papa… trop vite ! »

Je m’arrêtai aussitôt et l’observai. Rouge et trempé de sueur, il tenait toujours à la main l’œuf pris au poulailler de Gringoire dont il avait eu temps de se saisir avant notre départ précipité de chez Armand. N’importe quel autre enfant l’eût fait tomber ou éclater dans sa main avec pareille course, mais pas lui, le modeste trésor était toujours enveloppé de ses doigts, sans la moindre brisure.

Sans la moindre brisure… les mots firent rejaillir la vision du crâne éclaté de Laurette. Décidément, j’allais passer la journée à essayer de m’apaiser l’esprit… Vite ! Il me fallait trouver un expédient. Le ciel, la forme des nuages, la bise fraîche, l’ours couard qu’avait chassé Gringoire (je crus voir au loin sa silhouette pataude en train de se diriger vers un bosquet), n’importe quoi pour détourner mon attention. Je n’eus pas à chercher longtemps. Clément montra du doigt un point derrière moi en criant : « Là ! Petite fille ! »

Je me retournai.

Effectivement. Nous nous trouvions juste en face de l’unique bâtisse à l’écart du village, la maison d’une certaine madame Voison, femme qui ne cherchait pas du tout à se mêler aux habitants, ce qui entraînait bien sûr nombre de ragots. La maison, toute de bois et possédant un étage, avait appartenu autrefois à un bourgeois de la ville, constituant une sorte demeure de villégiature pour le reposer de la vie plus agitée de Nantain. Elle avait dû être coquette autrefois, mais maintenant, associée à un jardin lugubre recouvert de mauvaises herbes et où s’étaient arrêté de croître une poignée d’arbres malheureux, elle était peu aimable en vérité.

Comme sa propriétaire finalement. La Voison devait être dans sa petite cinquantaine mais elle était peut-être plus âgée car la seule fois où moi et Pauline la vîmes, alors que nous nous promenions un soir à l’orée du village, elle nous donna l’impression de vouloir se farder pour continuer à paraître jeune. Comme sa maison, peut-être avait-elle été belle dans sa jeunesse, mais il était difficile maintenant de repérer sur cette face sèche, cet air sombre et ces lèvres minces des traces de ce lustre passé. Il est vrai que nous l’avions vue d’assez loin, nous lui avions adressé un salut qu’elle ne nous avait d’ailleurs pas rendu. Mais en dépit de la distance, nous avions bien distingué une robe de bourgeoise affaitée et un visage à vrai dire lourdement fardé, coquetterie qui paraissait étrange puisqu’elle vivait seule.

On ne lui connaissait pas d’homme en effet, même si parfois on apercevait un sinistre cavalier traverser le village pour s’y rendre. On savait qu’il se rendait chez elle car tel passant avait remarqué par la suite le cheval attaché par la bride à un arbre de son jardin. On s’accordait à décrire un homme dans la quarantaine même si des témoignages évoquant un cavalier dans la petite trentaine semèrent le doute et donnèrent à penser que la vieille coquette avait deux amants plutôt qu’un seul. Les femmes, goguenardes devant une vieille peau voulant se donner de grands airs, s’en donnèrent à cœur joie.

Pas de mari, donc. Mais une petite fille, oui. Enfin, des petites filles, on ne savait trop à vrai dire tant on les voyait peu, enfermées qu’elles étaient dans l’enclos peu engageant de cette maison. Comme pour le cavalier, on n’était sûr de rien. Un villageois disait qu’il s’agissait d’une petite fille blonde, l’autre disait qu’elle était rousse, enfin le père Gringoire jurait d’avoir vu des cheveux châtains. Du coup on ne savait trop s’il y avait une fillette ou trois. Mais tous s’accordaient sur un point : ce qu’ils avaient vu avait entre sept et dix ans (car là aussi, l’âge fluctuait).

Clément et moi eûmes plus de chance ce matin-là : la petite fille se trouvait à une dizaine de pas de nous, ce qui fit que je pus parfaitement la distinguer. Après, pour ce qui était de m’alléger l’esprit, c’était autre chose car ce que je vis était bien inquiétant.

À suivre…

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