Le rachat (13) : le crâne de Laurette

Résumé de l’épisode précédent : Après avoir été mis à la porte de chez lui par une Pauline excédée par sa maladresse (on la comprend), le narrateur des Callaïdes, accompagné de Clément, a peu à peu retrouvé le sourire avec les rudes manières du père Gringoire et la gentillesse d’Armand et de sa femme Honorine. Il n’aura cependant pas le temps de prendre plaisir à la délicieuse tarte aux airelles qu’elle est en train de préparer car une remarque de son mari, occupé à lire La Gazette de Nantain, risque fort de lui rappeler qu’il est temps pour lui de songer à ce qui donne le titre à cette nouvelle…

« Ah çà ! Vous étiez sûrement au marché de Phélipeau hier ? Vous êtes donc au courant du carnage qui a été commis ? Tenez, lisez cet article, ils doivent être encore à nettoyer le sang sur les pavés du marché. Sept morts dont une marchande de quatre-saisons que personne n’a su protéger ! Et c’est vous qui me disiez tantôt que notre époque était moins violente que celle de Marceau ? Voire ! Je suis bien content d’avoir quitté la ville pour la douceur de Taillefontaine où le seul danger vient d’un père Gringoire. »

Je ne répondis pas, tétanisé que j’étais par ce que je tenais dans les mains, au fond ne voulant surtout pas lire, mais ne pouvant empêcher mes yeux de fixer malgré eux ces mots en lettres capitales :

QUAND UNE MARCHANDE DE QUATRE-SAISONS
NE CONNAÎT PLUS QUE L’HIVER

Et je compris lors que toute la bonne humeur accumulée depuis le moment où j’avais quitté la maison avec la petite main de Clément dans la mienne, toute cette bonne humeur n’avait été qu’imitance. Au fond, je savais bien que le douloureux souvenir allait resurgir pour agiter mes regrets d’avoir été un piètre protecteur de l’enfant prénommée Laurette. Avais-je envie de lire cet article ? Pas vraiment, que pouvait-il m’apprendre de plus que ce que j’avais vécu, au contact même de la principale victime ? Malgré tout, ce furent deux mots prononcés par Armand qui m’incitèrent à sauter le pas d’une lecture qui allait me rendre malade pour la journée.

« Sept morts. »

Je n’avais assisté qu’à trois : un des bandouliers qui avait eu sa gorge perforée par sa propre pipe, puis l’un des jeunes adversaires dont la nuque avait été brisée par un odieux piétinement, enfin Laurette elle-même, Laurette au crâne éclaté, Laurette aux yeux me regardant fixement, avant d’être couverts par la silhouette du jeune suiveux éploré qui s’était précipité pour la prendre en ses bras tout en scandant son nom.

Et donc, j’apprenais qu’il y avait eu quatre morts de plus. Évidemment, je souhaitais que ce fussent quatre des traîne-potence, et surtout pas quatre des amis de Laurette, notamment son amiot. Le cœur comme cerclé de glace, je lus ces lignes :

Un terrible drame s’est produit hier au marché du quartier Phélipeau. Les lecteurs lisant La Gazette ne sont pas sans méconnaître les agissements de la bande de Bastien Guérard, installée à Nantain depuis seulement trois mois, depuis toujours en fait tant ses innombrables méfaits ont pu rendre très longs ces quelques mois aux Nantanais. Vols, escroqueries, agressions crapuleuses pour escamoter les bourses, forçages en règle sur des passantes esseulées et même suspicion d’incendie dans un but de vengeance ont constitué le lot quotidien d’habitants dont le quartier avait le malheur d’être visité par la bande. À ces exactions s’ajoutent maintenant le meurtre puisque c’est hier matin que le sieur Guérard s’est adonné, en public, à cette sinistre réjouissance qui aura eu pour seul mérite de signer la fin des agissements de sa bande. Expliquons comment en évoquant d’abord leur pauvre petite victime ou plutôt, leurs pauvres victimes puisque trois morts jonchèrent les pavés au pied du parvis de la cathédrale. Nous ne compterons pas les quatre autres de la bande à Guérard parmi lesquels trois furent  massacrés par la foule, considérons-les comme la lie de la vouerie, lie dont on laissa d’ailleurs, non sans déplaisir, la carcasse repaître l’appétit des corbeaux davantage habitués à se repaître des déchets laissés par les marchands. Si vous vous rendez au pied de l’escalier du parvis, vous verrez sûrement encore leurs dépouilles déchiquetées et constellées de crachats, Monsieur Gilmore, le prévost de Nantain, ayant donné l’ordre de laisser leurs carcasses pourrir durant toute la semaine.

D’après les témoignages, Guérard et ses complices s’en seraient pris sans raison à une modeste marchande de quatre-saisons, Laurette Gercot. Voulant lui faire commettre, à la vue de tous, un acte impur que vous nous excuserez de ne pas détailler, ils virent leur dégoûtante entreprise contrecarrée par la survenue d’amis de la petite Laurette – jeune gens bien connus des habitués du marché pour leur gentillesse gouailleuse et leur serviabilité – qui n’hésitèrent pas à jeter la bande cul à terre. Le première victime fut d’ailleurs un membre de cette dernière, ayant la mauvaise idée de combattre la pipe à la bouche, pipe qu’un maître coup lui fit rentrer et perforer la gorge. Quant à Guérard lui-même, il se trouva vite en fâcheuse posture en se voyant culbuté par un jeune homme qui n’était autre que le suiveux de Laurette, Jérome Blanquin, et qui lui charpenta la face de ses poings.

Aussitôt les spectateurs, tenus jusqu’alors cois par les ignobles agissements, se mirent-il à encourager l’intrépide petite escouade. Las ! un jouvenceau avec un peu de poil au menton aura toujours du mal à prendre le dessus sur un hideux bandoulier rompu aux pires forfaitures. Munis d’armes vicieuses, les hommes de Guérard, la stupeur passée, parvinrent à reprendre le dessus. Ce fut d’ailleurs Guérard lui-même qui, désempêtré de l’ami de la petite Laurette, rendu fou de rage par sa déconvenue, écrasa de tout son poids la gorge d’un des bacheliers tombés juste devant lui. Et il allait faire la même chose avec le suiveux de Laurette lorsque cette dernière, éperdue, tenta de s’interposer, devançant un passant qui avait tenté d’entreprendre le même geste. La pauvrette fut saisie par Guérard et balancée violemment à quelques pas, sur les marches du parvis, où son crâne fit retentir un bruit qui doit encore hanter ceux qui l’ont entendu.

La suite ? Un horrible massacre. Mais un massacre mérité. La foule, sortie de sa torpeur par le lugubre bruit du crâne éclaté de la douce enfant, se précipita en hurlant pour tailler en pièces Guérard et ses hommes. Sur cinq, trois furent engloutis pas la vague vengeresse. Malheureusement, deux parvinrent à s’enfuir et pas des moindres, puisqu’il s’agit de Guérard lui-même et de son pire affidé, Vicien Catulle, non sans vociférer les pires imprécations et promesses de vengeance sur toute personne ayant prêté main forte à leurs adversaires. On lui souhaite bien sûr bien du courage pour se venger d’une bonne cinquantaine de personnes. Cependant, étant entendu qu’il ne faut jamais sous-estimer la raison déficiente de ce genre d’engeance, Monsieur Gilmore a décrété que dix sergents de ville patrouilleront lors des prochains marchés.

Quant à Laurette Gercot, ses funérailles auront lieu demain, dans la petite chapelle de son village, à Tournon, entre Taillefontaine et Nantain. Les personnes présentes au marché hier affirment qu’après les torrents de sang déversés sur les pavés, ce furent des torrents de larmes que les passants, hommes comme femmes, firent résonner dans l’atmosphère, tandis que juste à côté, la cathédrale égrenaient lugubrement les coups de…

« Qu’y a-t-il Gaspard ? Vous êtes devenu tout pâle. Vous sentez-vous bien ? »

Une voix amie. Honorine.

« Mais c’est vrai ! fit Armand. En vérité, vous qui n’hésitez pas à écrire des horreurs bien corsées, je m’étonne de vous voir si pâlot. »

C’est qu’après les remontrances de Pauline, après les blagues de Gringoire et la voix cristalline d’Honorine, l’horrible bruit du crâne se brisant comme une noix sortit des brumes dans lesquelles j’avais essayé inconsciemment de l’enfouir. Et je compris qu’il allait me falloir bien plus qu’une part de tarte aux airelles pour l’oublier de nouveau.

À suivre…

Leave a Reply