Le rachat (15) : la fillette arbrisseau

Résumé de l’épisode précédent : après avoir lu un article de La Gazette de Nantain lui rappelant un bien douloureux souvenir, le narrateur des Callaïdes s’enfuit précipitamment de la maison de Monsieur Armand pour s’apaiser l’âme en marchant, marchant, avec toujours à ses côtés le petit Clément qui a bien du mal à le suivre dans sa promenade ombrageuse. Cependant ils s’arrêtent devant une austère et vieille maison ayant appartenue jadis à un bourgeois de Nantain, et maintenant occupée par une mère – Madame Voison – et sa fillette. Dans le jardin désolé, se trouve justement cette dernière, immobile…

D’abord, la posture. Elle se tenait, à dix pas, face à nous, parfaitement droite. Et alors ? me direz-vous. Alors ceci : elle restait ainsi immobile face au soleil et à ses morsures de fin de matinée et, comme pour mieux goûter à ces dernières, sa robe avait les trois boutons du haut, défaits, afin d’ouvrir le col et faire en sorte que le haut de sa poitrine d’enfant ainsi que ses épaules soient totalement à nu, laissant apparaître au passage trois ou quatre bleus. Et elle attendait, sans esquisser le moindre mouvement, tout au plus gênée d’être vue ainsi, gêne que j’entrepris de ménager.

« Bonjour jeune fille, que fais-tu donc ainsi à attendre ? »

Ma voix avait pris d’instinct mille et une nuances précautionneuses. Il est vrai que plusieurs mois vécus en compagnie d’une armide dragon nommée Pauline m’avaient entraîné à cela. Cependant les délicatesses vocales ne suffirent pas ; je vis bien que ma question ne lui faisait pas plaisir car elle baissa aussitôt la tête pour regarder ses pieds – je m’aperçus alors qu’ils étaient nus.

Je ne savais vraiment pas quoi penser de sa mise. C’était un mélange de pouilleuseté et de vague coquetterie. La robe avait l’air passable et même mieux que cela pour une fillette habitant à la campagne. Mais ces pieds sans souliers couverts de saleté eussent fait honte même à la pire souillon du village.

De même la chevelure. D’un joli blond cendré, de bonne longueur, elle eût ravi une maman qui se serait fait un plaisir de les ramasser en savantes tresses pour décorer cette frimousse agréable quoique mutine. Mais elle était un peu à l’image du jardin, c’est-à-dire à l’abandon. Ce n’était plus du peigne qu’il fallait user mais d’une carde tant les cheveux semblaient par endroits inextricablement emmêlés.

Quant au visage, j’en connais une à la maison qui se fût fait un plaisir de biser ces joues encore pleines, survivance d’une bonne santé improbable au milieu d’un visage passablement ombrageux. La bouche était pincée et les yeux, surmontés de sourcils comme incapables de s’élever pour illuminer ce visage, étaient posés sur des coussins de cernes qui pouvaient être aimables chez une dame Charis, qui l’étaient bien moins chez une gamine de huit ans.

Clément, toujours intrigué par ces êtres qui lui rendaient bien six ou sept années mais qui semblaient plus accessibles et fascinants que les grandes personnes, ne me demanda pas mon avis pour lâcher mon doigt, s’approcher de la petite inconnue et lui montrer l’œuf qu’il tenait à la main. Elle eut l’air contrariée, je l’entendis clairement étouffer un grognement de mécontentement qui ajoutait à l’étrangeté de la situation car, si Clément l’importunait, pourquoi continuait-elle à se tenir ainsi toute droite, comme si ses pieds avaient pris racine ?

Mais il en fallait plus pour repousser Clément qui insista en baragouinant une phrase, sans doute à propos de son œuf, qui lui fit esquisser un sourire ! Oh ! très fugitif le sourire, mais suffisant pour m’inciter à m’approcher moi aussi, me disant qu’après tout, la bête était moins intimidante que celle rencontrée dans le jardin de Gringoire.

Me voyant m’avancer, la demoiselle tressaillit et je lus dans ses yeux comme une supplication, mais aussitôt Clément l’accapara de son babil et de sa belle bouille d’enfant engraissé de lait de belle tétonnière et, de guerre lasse, la fillette se laissa séduire par la diversion de Clément. La petite bouche se décrispa et engagea derechef un frêle sourire.

« Je crois que mon fils veut te donner son œuf. Prends-le si tu veux, nous en aurons d’autres, » fis-je, m’efforçant de concentrer dans ma voix toute la gentillesse possible. Et tandis qu’elle observait l’œuf, hésitante, j’observai, moi, sa peau à nu que le soleil brûlait. Non seulement on y trouvait des bleus mais je vis aussi nettement des marques de griffures, certaines devant être assez profondes car recouvertes d’un oignement blanchâtre. Je brûlais de lui demander leur origine – même si je ne le devinais que trop – mais par prudence, histoire de ne pas l’effaroucher, j’empruntai une autre voie.

« Quentin m’a dit en te voyant qu’il ne comprenait par pourquoi tu restais ainsi immobile en plein soleil. »

Les sourcils et la bouche vacillèrent, le visage se crispa, hésitant quant à la réponse à me donner. J’insistai doucement.

« Tu vas te brûler la peau à te ten…

— Parce que Madame m’a dit que je n’étais qu’une mauvaise herbe. »

Ce n’était pas une phrase mais une flèche envoyée rapidement, en un souffle et par une voix avec des accents clairets mais atténués par la crainte d’être entendue.

Et j’y étais. L’évocation de l’origine des bleus m’était révélée. Pas une mère donc, mais une « Madame ».

« Mais je ne vois pas le rapport entre le soleil et une mauvaise herbe – que tu n’es pas d’ailleurs, rectifiai-je.

— Si, elle dit pour que je devienne une belle herbe il faut que j’offre mon corps au soleil. Je dois rester ainsi chaque matin trois heures avant mon départ. »

Intérieurement, j’étouffai d’indignation par le trois heures, mais un autre mot attira surtout mon attention.

— Ton départ ?

— Oui, de la maison.

— Et pour aller où ?

— Au nord de Nantain, chez quelqu’un que je vais servir.

— Ah ! Comme servante ?

— Oui, comme servante. »

Il est ici bien difficile de rendre compte des nuances contenues dans ces deux mots, comme servante, alors que ses yeux se baissèrent pour se plonger dans ceux de Clément qui m’avait mis son œuf dans la main afin de fouailler plus aisément dans ses poches pour en retirer trois billes de terre colorées, qu’il lui montra fièrement.

Comme servante.

On y décelait une sorte d’ironie amère, moyen inattendu chez une fillette pour empêcher le dégoût et la colère de s’exprimer. C’était suffisant pour me faire comprendre ce à quoi on la destinait, pratique qui malheureusement perdurait, en dépit de décrets qui avaient été publiés dans le but d’intimider de crapuleuses envies.

« T’oblige-t-on à… »

Je ne sais pourquoi ma bouche s’ouvrit pour poser cette question que je n’achevai pas. D’abord parce que le doute me revint, le doute de savoir si mes actions, mes paroles, étaient dirigées par l’envie de bien faire, ou par celle de faire mon miel d’un réel pouvant être retranscrit par ma plume. Ensuite parce que la tête de l’enfant se baissa brusquement pour observer ses pieds. Elle serrait les poings et, toujours immobile, toujours vigoureusement plantée dans le sol, elle me donna l’impression d’essayer de se figer pour ensuite se transformer en arbrisseau, comme ces personnages de certains récits mythologiques, ou tenter plus simplement de s’enfoncer dans la terre pour ne plus avoir à faire la servante. À la longue, les paupières obstinément fermées ne parvinrent pas à laisser retenir deux fins ruisseaux, ce que vit Clément et ce qui le bouleversa.

« Oh ! Pas pleurer ! Tiens ! »

Et, sans façon, il lui prit la main pour y glisser ses trois billes. Cher petit Clément ! si la vie pouvait être aussi simple que le cadeau de quelques billes colorées… Il n’empêche qu’au contact de la main, la fillette entrouvrit les paupières et, à la vue du geste, les ruisseaux redoublèrent, mais toujours silencieusement – je me dis que c’était là aussi pour éviter de se faire entendre. C’était la vertu malheureusement gangrénée par le vice et qui observait avec la nostalgie d’heures plus heureuses la pureté incarnée par Clément.

« Co… comment t’appelles-tu, ma pauvre petite ? »

Je bredouillai et eus peine à contenir ma voix. Je sentis bien que cette question me payait d’une pitié consolative à bon marché, qui ne lui permettrait certes pas d’échapper à un sort ignominieux, mais enfin, j’avais besoin de lui témoigner de ma peine, de ma pitié, et de lui faire comprendre qu’en me faisant partager son nom, elle se faisait un ami. Un ami bien frêle et bien passif, certes, mais ami quand même.

Elle releva le menton, les yeux noyés, essayant de transpercer les eaux pour contempler les trois offrandes dans sa main. Puis elle les quitta, figea son regard dans le mien et, d’une voix étrangement apaisée :

« Lauraine. »

Mon cœur se figea.

Après Laurette… Lauraine !

Un bruit de petite brisure perturba le silence et incita Clément à se tourner vers moi : l’œuf avait éclaté dans mon poing et une mixture gluante coulait entre mes doigts.

À suivre…

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