Parmi les nombreux grands moments qu’offrent Les Trois Mousquetaires, en dehors des duels, des bottages de cul des gardes du Cardinal ou encore l’épisode du bastion Saint-Gervais, il y a, dans un autre registre, l’intrusion dans le lit de Milady par d’Artagnan se faisant passer pour de Wardes, avant d’y aller franco sous sa véritable identité, pensant réellement – le sot ! – que la belle en pince pour le jeune flandrin qu’il est. La scène est sans ambiguité : le jeune garde de la compagnie de Monsieur des Essarts en profite, et pas qu’un peu le sacripant !
Il s’abandonna donc tout entier aux sensations du moment. Milady ne fut plus pour lui cette femme aux intentions fatales qui l’avait un instant épouvanté, ce fut une maîtresse ardente et passionnée, se livrant tout entière à un amour qu’elle semblait éprouver elle-même.
Deux heures à peu près s’écoulèrent ainsi.
Deux heures ! C’est beau la fougue de la jeunesse ! Cependant la passion ne dure pas davantage puisqu’au plaisir de goûter avec ivresse le corps de l’espionne de Richelieu suivra le déplaisir, lorsque Milady apprendra la supercherie commise par d’Artagnan et cherchera à le tuer, elle folle de rage et lui saisi de voir que la somptueuse créature s’est muée en femme-serpent :
Et s’il parvient à la contenir de son épée, il comprend aussi qu’il n’a pas intérêt non plus à faire de vieux os dans la demeure où elle habite puisque la valetaille, qui obéit aveuglément à sa maîtresse, est parfaitement capable de lui venir en aide pour tuer l’impudent sans autre forme de procès. Le jeune homme parviendra à s’enfuir in extremis.
Cette scène scabreuse avant de devenir dangereuse, n’a pas toujours été représentée dans les innombrables adaptations au cinéma des Trois Mousquetaires, loin s’en faut. Tout comme les cinq chapitres sur le retournement de Felton par Milady, autre grand moment de noirceur propre à une certaine littérature gothique et elle aussi révélatrice d’une image marquante, non pas une Milady transformée en Gorgone mais celle de la fleur de lys sur son épaule :
Avec deux effets distincts en fonction des spectateurs : l’horreur chez d’Artagnan, la stupeur chez Felton. Mais pour le lecteur, on ajoutera un zest de désir face à cette femme faite par le mal pour causer le mal et pour laquelle la simple description d’une femme nue et enragée, un couteau à la main, et celle d’une épaule nue suffiront à en faire un être à la sensualité dangereuse et fascinante.
C’est une sensualité de ténèbres dont je me suis rappelé puisque cette sensualité, une des Callaïdes la connaîtra bien malgré elle lors d’une scène. C’est un ingrédient qui m’a toujours séduit chez Dumas, que ce soit via Milady donc, mais aussi Lorenzia Feliciani dans Joseph Balsamo :
Le cas de Lorenzia est différent de celui de Milady. Elle est une vierge, un pur être de lumière mais qui attirera à elle les ténèbres lors d’un terrible chapitre.
De même Marguerite de Valois, dans La Reine Margot, quand La Mole pénètre dans sa chambre durant la nuit de la Saint-Barthélémy, bientôt suivi par Coconas puis d’Alençon :
Le duc d’Alençon jeta un regard autour de lui. Il vit Marguerite échevelée, plus belle que jamais, appuyée à la muraille, entourée d’hommes la fureur dans les yeux, la sueur au front, et l’écume à la bouche.
Vouloir égorger un mécréant de protestant, c’est bien joli, néanmoins il est des choses qui ne se font pas quand le hasard fait que vous déboulez dans une chambre où se trouve une armide « à demi nue » :
Le concepteur de la couverture de cette édition a parfaitement su lire entre les lignes !
Chez Dumas, malgré un style taillé pour distiller des détails visuels marquants, l’érotisme est donc plus donné à imaginer qu’à voir. Ainsi le veut l’époque et l’esthétique romantique. Tenez, dernier exemple, prenez La San-Felice. Dans ce long roman parmi les derniers écrits par Dumas, aucun problème pour détailler des scènes de massacre :
Un autre patriote, les yeux crevés, le nez et les oreilles coupées, le croisa trébuchant. Il était nu, et des hommes qui le suivaient en l’insultant, le forçaient de marcher en le piquant par derrière avec des sabres et des baïonnettes.
Un autre, à qui l’on avait scié les pieds, était forcé à coups de fouet de courir sur les os de ses jambes comme sur des échasses, et, chaque fois qu’il tombait, à coups de fouet, était forcé de se relever et de reprendre cette course effroyable.
Enfin à la porte était dressé un bûcher sur lequel on brûlait des femmes et des enfants que l’on y jetait vivants ou moribonds, et dont ces cannibales […] s’arrachaient des morceaux à moitié cuits pour les dévorer.
Eh oui, Dumas c’est aussi ça ! Par contre, concernant l’acmé de l’idylle entre Luisa et Salvato, il faut se contenter de ces lignes :
À six heures, on entendit le bruit d’une voiture ; Michele courut à la porte : c’étaient sa sœur de lait et Salvato qui revenaient de Pœstum.
Michele ne connaissait pas Pœstum ; mais, en admirant le visage rayonnant des deux jeunes gens, il dut penser qu’il y avait de bien belles choses à voir à Pœstum.
Et, en effet, il semblait que Luisa eût la tête ceinte d’une auréole de bonheur et Salvato d’un rayon d’orgueil.
Luisa était plus belle, Salvato était plus grand.
Quelque chose d’inconnu, et de visible cependant, s’était complété dans la beauté de Luisa. Il y avait en elle cette différence qu’il dut y avoir entre Galathée statue, et Galathée femme.
Supposez la Vénus pudique entrant dans l’Eden et, sous le souffle de l’ange de l’amour, devenant l’Ève de la Genèse.
C’était sur ses joues la blancheur du lis avec la teinte et le velouté de la pêche ; c’était dans ses yeux la dernière lueur de la virginité se mêlant aux premières flammes de l’amour.
Sa tête, renversée en arrière, semblait n’avoir point la force de porter le poids de son bonheur ; ses narines, dilatées, cherchaient à aspirer dans l’air des parfums nouveaux et jusque-là ignorés ; sa bouche, entrouverte, laissait passer un souffle haletant et voluptueux.
Michele, en la voyant, ne put s’empêcher de lui dire :
— Qu’as-tu donc, petite sœur ? Oh ! comme tu es belle !
Luisa sourit, regarda Salvato et tendit la main à Michele.
Elle semblait lui dire :
— Je dois ma beauté à celui à qui je dois mon bonheur.
Puis, d’une voix douce et caressante comme un chant d’oiseau :
— Oh ! comme c’est beau, Pœstum ! dit-elle. Quel malheur de ne point pouvoir y retourner demain, après-demain, tous les jours !
C’est qu’elle semble en redemander, la coquine ! Le lecteur a parfaitement compris ce qu’il s’est passé à Pœstum ou peut-être simplement dans la voiture qui les y a menés. Mais il devra se contenter de la description des effets plutôt que celle des causes. Bref, chez Dumas on peut évoquer sans problème des femmes et des enfants balancés dans un bûcher avant d’être bouffés par des Napolitains enragés, mais pour ce qui est de décrire des parties anatomiques en proie à de douces caresses, c’est autre chose. Encore une fois, c’est l’esthétique de l’époque et ça peut être charmant, mais après, si l’on prend en compte que Dumas était comme d’autres romanciers de ses amis un fin queutard, je regrette qu’il n’ait pas parfois fait foin des voiles métaphoriques doublés de sous-entendus aussi épais que deux courtepointes pour donner un peu plus à voir la passion amoureuse. Pour moi, la vision de la fleur de lys sur l’épaule appelait à la révélation d’autres trésors. Oh ! Je n’attends pas non plus profusion de détails pour contenter l’érotomane amateur de certaines curiosités lascives propres au XVIIIe siècle mais enfin, donner à voir un pied mignon, quelques poils follets ou un téton ne fait jamais de mal à l’imagination, surtout lorsque ses éléments s’inscrivent dans une scène mêlant érotisme et noirceur (j’y songe, il faudrait que je relise Le Moine, de Lewis).
Érotisme et noirceur, c’est clairement un programme qui me plaît pour l’écriture des Callaïdes. Alors que le livre III est en cours d’écriture, une de mes héroïnes vient de connaître sa scène d’érotisme enténébré, et il n’en est pas allé autrement d’une autre dans le deuxième livre, et encore une autre dans le tome I du premier livre. Avec à chaque fois le risque de tomber dans des terres sadiennes. Sadiennes jusqu’à quel point ? Plus les Infortunes de la vertu, Justine ou les malheurs de la vertu ou carrément la Nouvelle Justine ? Ce sera l’objet d’un autre texte. Sachez juste pour le moment, pour le cas ou vous en douteriez, qu’être une Callaïde n’est pas une vie de tout repos.
Gaspard Auclair