Résumé de l’épisode précédent : Tout va bien pour Bastien qui, non content de constater que l’article sur le bourreau André Colart est une excellente idée, s’aperçoit que la belle Élodie Lacour, correctrice au sein de la Gazette, pratique avec lui un jeu galant pouvant laisser espérer des jeux plus intimes…
Évidemment, Bastien eut un peu de mal à trouver la somnance. D’un côté son esprit se souvenait des paroles du bourreau, de l’autre il se remembrait le contact de la langue chaude contre son oreille. À peine allongé sous sa courtepointe, il dressa droit et ce ne fut qu’au bout d’une heure qu’il parvint à tomber dans les bras de Nyxée… pour connaître d’autres tourments.
Pourtant, cela ne commença pas trop mal. Dans son rêve, Élodie entrait chez lui, lui baisurrait d’autres mots doux avant de le prendre par la main pour le mener au seul lieu qui convient à de mutuels baisurrements, c’est-à-dire sous la courtepointe – et non dans une salle de rédaction. Durant les quelques pas qui l’y menèrent, la belle prit soin de faire glisser sa robe à ses pieds, écartant en quelque sorte le rideau pour laisser apparaître le beau décor dans lequel allait se dérouler une tumultueuse intrigue. Avantage des rêves qui permettent tout à coup de voir ce qui d’ordinaire est caché, Bastien voyait enfin et admirait la nudité d’Élodie ! Dans le lit, ils se baisurrèrent encore avec enthousiasme, à tel point d’ailleurs qu’ils décidèrent, d’un commun accord, d’écourter ce verbe d’une syllabe. Elle se cambrait doucement sous lui, faisant mouvoir voluptueusement ses courbes, le gratifiant de ce regard aux lueurs délicatement vicieuses. La félicité amenait parfois Bastien à baisser les paupières pour s’imprégner de gracieux soupirs qui, aux regards sulfureux, opposaient une mélodie séraphique. Cependant il finissait par les relever, ne serait-ce que pour voir ses doigts parcourir la peau douce et chaude, palper sa gorge tendue ou s’attiédir dans le courant d’un ruisselet. Pendant ce temps, Élodie mêlait ses soupirs à des mots soulignant les actions de Bastien ou celles qu’elle voulait qu’il commette. Pas de mot sales, non, Élodie avait tout de même fait ses études à l’école de dame Adèle, mais des mots à la fois simples, justes, et avec un degré de crudité suffisant pour faire dresser encore plus droit Bastien. Il avait bien envie d’ôter ses doigts pour attiédir autre chose mais avant cela, il se baissa pour cueillir les lèvres de l’armide. Ce qu’elle permit, mais juste un instant car tout en emprisonnant sa taille avec ses jambes, elle entoura sa tête des mains pour l’obliger à rester tout contre sa bouche, qu’elle écarta pour permettre aux langues d’improviser une danse de ballet. Comme chez Adèle Elodie avait toujours été une bonne danseuse, les effets ne tardèrent pas à se faire chez Bastien. Jamais il ne s’était tenu aussi droit. Ce fut alors que la langue d’Élodie se délia doublement : d’abord elle quitta celle de Bastien, ensuite elle proféra un ordre qui, pour le coup, s’il parut à Bastien bien naturel vu les circonstances, lui sembla aussi un peu sale, un peu inconvenant dans sa formulation sortant de la bouche d’une si jolie jeune femme. Il fut surpris mais ne s’exécuta pas moins. Au milieu du ruisselet, la sensation fut si forte que peu s’en fallut que le navire chavirât d’emblée et déchargeât toute sa cargaison. Mais Bastien redressa la barre, hissa bien haut le pavillon et cingla droit devant en quête d’un mouillage bien mérité. Toute cette aventure était bien enivrante, et Élodie n’était pas en reste puisqu’elle partit à l’abordage en arrimant ses mains derrière les flancs de son amant. Ses ongles s’enfonçaient dans son dos, laissant des marques rouges, comme pour s’assurer qu’il ne s’éloigne jamais. Acte de piraterie qui ne laissa pas Bastien insensible. Il cingla plus fort ce qui, en contrepartie, rendit l’abordage un peu plus sanglant. Bien sûr, il ne pouvait le voir, mais il eut l’impression que les ongles labouraient les chairs à en faire couler le sang. Cela demandait représailles. Dans les écoutilles, les coups de canons se déchaînaient, s’efforçant d’éventrer la coque adverse. En vain car l’adversaire était maintenant à bord pour pratiquer un sanglant corps-à-corps. Les griffes bien arimées, Élodie s’était soulevée pour mordiller un des tétons de Bastien. Ou peut-être mordre en fait. Un peu paniqué, Bastien se dit que ce n’était pas une belle pirate qui l’attaquait mais une sorte de… chienne enragée.
L’expression fut à peine formulée dans son esprit qu’aussitôt retentit derrière lui un bruit bien différent, plus inquiétant que les gémissements passionnés entrecoupés de hardies exhortations : un terrible rugissement de houret ! Bien qu’arrimé, Bastien se contorsionna pour essayer de voir derrière lui : il ne lui semblait pas qu’il y ait le moindre chien dans la chambre. Alors il reprit position, toujours cinglant, prêt à reprendre la bataille, mais ce qu’il vit lors l’arrêta net : toujours sous lui, Élodie, mais une Élodie arborant cette fois-ci une joue droite en lambeaux et ruisselant de sang. Et plus de langueur dans le regard, non, juste la plus indicible des terreurs.
« Raccourcis-moi ! Bastien ! Pitié ! Raccourcis-moi ! Je souffre trop ! » supplia-t-elle.
Raccourcir ? Lui couper la tête ?
« Raccourcis-moi, mon amour ! »
D’un geste fulgurant, elle avait lancé ses mains en avant pour le saisir par le crâne et l’attirer non vers sa poitrine mais vers le trou sanglant de sa joue. Aussitôt Bastien se cambra et appuya sur ses mains pour au contraire s’éloigner de l’horrible plaie. Mais une force implacable faisait qu’il s’en rapprochait toujours plus. Ce n’était pas des bras auxquels il était attaché, pas plus de cordages faits pour arrimer un navire, mais de ces chaînes dont use le bourreau pour imprimer à un corps une position. Son visage n’était plus qu’à un pouce de la plaie.
« Raccourcis-moi ! Raccourcis-moi ! C’est le seul moyen de me sauver la vie ! »
Et alors que son nez sentait la moiteur sanglante de la joue, Bastien quitta les bras de Nyxée pour se redresser brutalement sur son lit, haletant, les yeux exorbités, ruisselant de sueur. Il sentit quelque liquide contre sa cuisse. Bouleversé par ce à quoi il venait d’assister, il fut persuadé qu’il s’agissait du sang d’Élodie.
Ce n’était que sa semence.
Nyxée ne voulut plus de lui pour le reste de la nuit et il se rendit chez André Colart les traits un rien tirés et soucieux.
À suivre…