Les Confessions de la Hache (4) : Eh bien, eh bien…

Résumé de l’épisode précédent : Bastien Lanvin a commencé son entretien avec le bourreau qui lui a révélé un sinistre souvenir d’enfance. Une histoire de chien ayant défiguré sa soeur adorée et pour lequel il a dû justement faire le bourreau. Le jeune homme est aussi content que fasciné de cet entretien qui va en appeler d’autres…

— Monsieur, vous avez fait le bon choix, reprit Bastien. Plus que de passionner nos lecteurs, votre témoignage va jeter sur votre métier une lumière qui aidera à mieux le comprendre.

Comme la pièce n’était pas très bien éclairée, l’âtre ayant commencé à s’éteindre et la fenestre ne laissant passer qu’une faible lumière, Bastien n’en était pas sûr, mais il lui sembla que ses paroles avaient fait plaisir au bourreau.

Ce dernier ne répondit pas mais, alors qu’il s’était levé pour accompagner le gazetier à la porte :

— Jeune homme, je vous remercie de l’attention que vous daignez m’accorder. Je ne sais si mon témoignage changera grand-chose à l’idée que l’on se fait du bourreau car après tout, seuls vos lecteurs en auront pris connaissance, mais au moins ces confessions auront-elles le mérite d’exister.

Et Bastien, revenu à la réalité crue des rues de Claquart, rentra à La Gazette, les tempes toujours un peu bourdonnantes mais brûlant de mettre en forme ses notes pour le numéro du lendemain.

Il s’y attela aussitôt arrivé, s’efforçant de se souvenir de certaines tournures afin d’être au plus près de l’élégant phrasé du bourreau. Il y parvint aisément tant la voix, les intonations de Colart avaient pénétré en lui. Au bout de deux heures, il avait achevé son travail et s’empressa de monter au deuxième étage pour le remettre à la correction… ou plutôt à Élodie.

Car en grimpant les marches il s’aperçut que son cœur battait d’excitation à l’idée d’affronter ses yeux et sa langue un rien serpentine.

Quand il entra, il la vit occupée à corriger dédaigneusement un feuillet que lui avait remis Alaric, bien connu pour ses piètres dispositions pour le beau style. Si elle ne corrigeait pas non plus en se pinçant le nez, elle semblait passablement écœurée par la tâche. Mais en voyant entrer Bastien, son expression changea subitement. Un fin sourire se dessina et ses sourcils délicatement dessinés se levèrent, gentiment inquisiteurs. Habituellement il remettait d’abord ses feuillets à Lucinde, la spécialiste ès orthographie, pour que celle-ci les fasse suivre ensuite à Élodie, mais cette fois-ci, il décida de l’ignorer.

— Alors ? demanda la jolie blonde en jouant du doigt avec une de ses boucles, as-tu bien papoté avec l’ogre de Claquart ?

— Beaucoup. Et j’ai très hâte de le retrouver demain.

— À ce point-là ? Décidément, Bastien, vous êtes bien déréglé !

De nouveau, une estrange lueur apparut dans les yeux de l’armide.

Si Bastien était à l’aise pour plaisanter avec des amis dans une taverne, il l’était moins quand il s’agissait de le faire avec une impressionnante armide qui décidait de faire glisser la conversation sur un terrain truffé de gentilles taquineries et de sous-entendus polissons. Il chercha, hésita un temps, s’attirant aussitôt des yeux moqueurs, et finit par lâcher :

— Peut-être. Mais je pense que du coup, tu es la plus disposée à corriger en premier mon article.

Élodie ouvrit de grands yeux et tordit sa bouche en une moue bouffonne, l’air de dire : « Eh bien, merci du compliment ! » Elle se reprit cependant et, penchant son buste au-dessus de sa table et faisant signe à Bastien de s’approcher pour entendre ce qu’elle avait à lui dire discrètement (Lucinde, à trois pas, avait ouvert bien grand ses oreilles) :

— Pour le dérèglement, je ne vais pas te dire si tu trompes ou non. C’est le genre de chose que l’on aime faire vérifier par des actes plutôt que par des paroles. Maintenant, file, j’ai à lire ton travail, preux gazetier explorant les ténèbres de notre sombre ville !

Et, d’un geste de grande dame hautaine, ayant remarqué que les yeux de Bastien avaient traîné à un endroit que sa posture penchée avait – volontairement – permis de livrer, elle lui fit de la main le geste qu’il devait quitter la pièce, qu’elle l’avait assez vu pour la journée.

Il sortit de nouveau le cœur battant, sans un mot pour Lucinde qui, elle, avait les lèvres fort pincées.

C’est estrange, se dit-il en revenant à la salle de rédaction, passer ainsi d’un récit ténébreux à la vision de cette bouche bien adorable en train de proférer de petites licences. Je me demande bien comment vont être mes rêves cette nuit.

Puis il avait repris son travail. Il devait effectuer chaque jour un certain nombre d’articles. Peu importe leur longueur, il fallait qu’additionnés, cinq mille mots aient été écrits. L’article sur le bourreau ayant bien pris ses aises, il ne lui restait plus qu’à écrire un ou deux articles pour atteindre son écot quotidien. Chose très aisée pour ce rédacteur qui avait dans ses tiroirs plein de mystères récupérés au gré de ses collectes. Voici ce qu’il se mit à écrire :

LE MYSTÈRE DES MOUTONS ÉVENTRÉS

La petite paroisse de Saint-Arnoult est en émoi. Depuis plusieurs semaines, des moutons sont retrouvés éventrés dans les pâturages alentour. Le spectacle est macabre : des entrailles répandues, des corps mutilés, sans qu’aucune trace de lutte ne soit perceptible. Les bergers, d’abord incrédules, sont désormais terrifiés, et les villageois murmurent qu’une sombre malédiction s’est abattue sur eux.

Le curé du village, Père Ambroise, a béni les troupeaux et prié pour la fin de ces horreurs, mais en vain. Des rumeurs circulent : certains parlent de loups-garous, d’autres de sorcellerie. Le seigneur local a même fait appel à un veneur renommé, sans succès. Qui, ou quoi, s’en prend ainsi aux moutons de Saint-Arnoult ?

La Gazette du Royaume mènera l’enquête pour lever le voile sur ce mystère effrayant.

« Eh bien, eh bien… »

Bastien sursailla et tourna la tête pour voir qui parlait ainsi dans son dos.

Ses yeux tombèrent sur des lèvres ourlées qu’il n’avait que trop à l’esprit.

— Décidément, fit Élodie, après le bourreau, les moutons éventrés. Bastien, mon ami, tu es plein de ressources.

Et, se penchant pour lui chuchoter à l’oreille :

— J’ai lu ton article, il est fascinant. Je tenais à te le dire.

En fait, c’était plus que chuchoter. Susurrer ? Même pas. Il faudrait inventer un autre verbe pour rendre compte du contact de ses lèvres chaudes sur l’oreille, sur l’haleine tiède qui sembla à Bastien atteindre son cerveau par le biais du canal auditif, enfin par un bout de langue humide qui effleura les bords du trou. Un homme peut éprouver des plaisirs variés mais, croyez-moi, peu de choses entrent en comparaison avec une Élodie vous baisurrant l’oreille avec ses lèvres (oui, bonne inspiration, baisurrer rend assez bien compte de ce qu’elle fit). Une violente sensation traversa Bastien de l’échine jusqu’à la nuque. Violente mais pas désagréable, tant s’en faut, tout comme la vision d’Élodie quittant la pièce non sans lui adresser un souris et une œillade engageante plutôt qu’un de ses habituels airs de morgueuse. Ah ! et une nouvelle fois, la vue du délicieux poitron pour lequel elle semblait prendre un malin plaisir à accentuer les contours dans une démarche aguicheuse. Assurément, cette vue lui alla droit au cœur – et à un autre endroit.

D’ailleurs, il ne fut pas le seul à y être sensible puisqu’André – le dessinateur, pas le bourreau – quitta un instant ses crayons pour y jeter un œil – œil purement artiste s’entend. Ce que vit Cyrielle, la dame de ses pensées, dame qui en avait conscience mais qui, pour l’instant, n’encourageait ni ne décourageait son penchant pour elle. Elle ne fronça pas moins les sourcils et prit une mine pincée en voyant la cause de son attention. Et elle ne goûta pas vraiment l’attitude de petite traînée en chaleur d’Élodie (elle avait remarqué son manège et avait trouvé cela tout de même inconvenant que de le faire avec des personnes alentour). S’apercevant que Cyrielle le fixait, André retourna immédiatement à son dessin en rougissant.

Bastien, lui, eut toutes les peines du monde à rédiger les mots qui lui manquaient pour achever son travail du jour. C’est qu’on ne se faisait pas impunément baisurrer par la principale armide de La Gazette du Royaume ! Il parvint cependant à écrire cet article, le plus en accointance avec ses pensées :

L’AFFAIRE DES COUPS DE MINUIT

Dans la paisible bourgade de Valburne, à une lieue de la Capitale, un mystère fait frémir les commères et suscite les rires étouffés des jeunes filles. Chaque nuit, à minuit, à l’heure où les honnêtes gens dorment du sommeil du juste, des bruits d’étreintes passionnées et des soupirs enflammés résonnent dans le petit cimetière attenant. Indicible impiété pour les uns, tandis que d’autres estiment que les douze coups de minuit n’ont jamais été aussi plaisants à entendre.

En tout cas les villageois, curieux et intrigués, murmurent sur ces rencontres clandestines qui défient les convenances et allument les imaginations. Qui sont ces amants secrets ? Pourquoi choisissent-ils minuit pour leurs ébats ? Et pourquoi un cimetière ? La Gazette du Royaume est décidée à percer ce mystère envoûtant et à révéler les dessous (c’est le cas de le dire) de l’Affaire des Coups de Minuit.

À suivre…

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