La Plume viciée (44) : Larmes de sirène ?

Épisode 1

Résumé de l’épisode précédent : La roue tourne favorablement pour Diane. Les contre-baumes lui ont permis de recouvrer la grande partie de sa beauté. La jeune femme n’en demeure pas moins inquiète tant son existence fait penser, depuis quelque temps, à un jeu de l’oye où une mauvaise case suit invariablement une bonne. D’ailleurs, ça ne rate pas : quelqu’un vient de toquer à sa porte. La mère de Capucine…

Le pêne glissa, la poignée s’abaissa, la porte s’ouvrit.

Et devant Diane apparut une dame dont elle n’eût jamais pu deviner le lien avec Capucine.

Car c’était une belle femme que Diane avait sous les yeux. Rien à voir avec l’adolescente sans grâce qu’était Capucine. Grande, bien prise, elle pouvait en remontrer aux plus belles dames du Château et Diane s’étonna de ne l’y avoir jamais rencontrée alors que la fille y traînait constamment. Ce qui, le temps d’un instant, fit germer un doute dans l’esprit de Diane, suspectant une supercherie avec quelque but obscur. Mais à regarder de plus près le visage, et notamment les yeux ainsi que la forme du nez non, il n’y avait pas à mettre en doutance, c’était d’une certaine manière le visage de Capucine qu’elle avait sous les yeux, mais un visage qui avait fondu et très agréablement vieilli.

En temps normal, Diane eût invité à s’asseoir ou proposé un thé. Mais comprenant qu’il ne s’agissait pas exactement d’un temps normal, elle se tint coite, préférant laisser la dame parler, se doutant d’ailleurs fort bien de ce qui l’amenait chez elle.

Capucine a dû lui révéler notre relation, ou plutôt notre ancienne relation. J’imagine que ce n’est pas une dame comme Isolde qui se moque bien de certaines convenances liées aux choses de l’amour. Elle est sans doute venue m’insulter et m’interdire de la revoir jamais.

À la vue de la mine austère qui semblait contenir à grand peine sa colère, on pouvait effectivement le supposer. Mais Diane se trompait. La toisant de la tête aux pieds avec un indicible mépris que l’on pouvait traduire par « c’est donc avec cette créature que s’est fourvoyée ma fille », Aurore des Touches finit par ouvrir les lèvres pour parler. Non pour agonir d’injures, non, mais pour faire tomber des mots autrement plus terribles :

« Capucine s’est acorée. »

Diane ne comprit pas. La seule image qui lui vint fut l’ultime case maudite du jeu de l’oye, celle qui vous fait tomber dans un puits et vous oblige à recommencer depuis le début. Comme toujours, seul son propre sort semblait lui importer.

Et pourtant… ténu, insondable, au-delà d’un désespoir égoïste, un autre sentiment semblait poindre. Mais encore incapable de le déceler, écrasée par le regard foudroyant de la mère, Diane s’enfonçait dans une posture muette, la langue gluée, incapable de formuler la moindre parole, au contraire de sa visiteuse, qui reprit :

« Ou plutôt, elle a essayé de s’acorer. »

Les jambes de Diane refusèrent de la porter davantage. Elle s’écroula et tomba sur les genoux. Prostrée, ramassée en un tas, elle regardait, hagarde, les eschapins qui entouraient les pieds délicats de l’armide. Si Diane saisissait mieux la terrible portée des paroles qui venaient d’être proférées, elle demeurait confuse sur le chaos de sentiments qui tempêtait en elle, chaos qui s’échappa, comme la vapeur s’échappe sous le couvercle d’une marmite chauffée depuis un temps, pour poser cette simple question :

« Va-t-elle bien ? »

Sur le ton d’une enfant contrite posant une question afin de montrer qu’elle n’est pas totalement mauvaise. Du moins Aurore le perçut-elle ainsi. Impitoyable, toujours écrasante de mépris rentré, se retenant de donner des coups de pied à l’infâme tas en dentelle qui avait séduit sa fille avant de la repousser ignominieusement, elle parvint à se contenir et, après quelques secondes de silence seulement troublées par la respiration lourde des deux femmes, daigna répondre ceci :

« Capucine s’est jetée du haut d’un des remparts du Château. Celui face au nord et qui tombe à pic sur une centaine de pas mais qui, grâce à Dieu ! est ponctué d’une multitude de buissons et de grosses racines sortant de la paroi. Un garde a assisté de loin à la scène et a vu son corps heurter plusieurs fois ces reliefs avant de s’enfoncer dans un talus épais. Aussitôt l’alerte a été donnée. Il a fallu deux heures pour que cinq hommes se rendent tout en bas et, avec je ne sais quels outils pour entreprendre de gravir la pente, parviennent à repérer le corps de ma fille à moitié disloqué et lacéré par les ronces. Elle était inconsciente bien sûr, mais elle vivait. »

Bien qu’elle continuât de fixer le sol, n’osant lever la tête pour regarder la mère dans les yeux, Diane devinait, derrière des paroles desquelles avaient surgi de légers tremblements de voix, qu’elle se retenait pour ne pas faire fontaine de ses yeux. En revanche, pour les siens, indéniablement ils se faisaient liquides et c’est ainsi que le plancher recueillit, pour la première fois depuis que Diane vivait dans cet appartement, une goutte d’eau salée.

« Oui, Capucine est vivante, reprit Aurore, mais elle ne pourra probablement plus jamais marcher. Un maistre médecin a décelé qu’un os de l’épine du dos avait été meurtri dans la chute. Pour l’instant, ma fille est enfoncée dans des brumes hagardes. Bientôt il faudra lui dire la vérité. Moi et mon époux nous y préparons. Mais ce sera un rude coup à donner en sus à une personne qui a cherché à se tuer à cause d’une raison de cœur. Cette raison, vous la connaissez assez, je crois. Avant de se jeter du rempart, Capucine avait pris soin d’écrire deux mots et de les laisser, bien en évidence, sur son écritoire. Le premier nous était destiné, le voici. »

Diane leva le chef. Ses yeux embrumés distinguèrent un papier plié en deux que tendait une main. En tremblant, elle s’en saisit, le déplia, et lut ces mots :

Mère, Père,

J’ai cru être aimée, je me suis trompée. Cet aveu ne doit pas vous causer dolence, car je n’ai jamais été malheureuse de l’affection que vous avez pu me porter. Mais c’était d’un autre type d’amour dont j’étais en quête, et je n’ai plus la force de la poursuivre.

Je pars donc en vous assurant de mon amour mais aussi en vous suppliant de ne pas vous retourner vers celle qui m’a laissée entrevoir ce qu’était cet autre amour. Vous trouverez à côté de ce message un autre que vous lui ferez parvenir. Elle n’est pour rien dans ce drame, tout est de ma faute. D’ailleurs, j’écris drame mais, je m’en aperçois maintenant, c’est avec soulagement que je considère cette issue.

Elle se nomme Diane de Monjouy et vous trouverez l’adresse écrite sur le dos de l’autre message. Mère, j’aimerais que vous le lui fassiez parvenir. Ne l’incriminez pas, ne lui causez pas de mal. Encore une fois, tout est de ma faute.

Une deuxième larme tomba sur le plancher. Elle n’est pour rien dans ce drame, tout est de ma faute. Vraiment ? Était-ce de la bêtise que Diane lisait ? Ou de cette bonté sacrificielle qui cherche à prendre sur elle les torts des autres ? Rien de plus étranger à la nature de Diane, de quoi susciter en elle mépris et sarcasmes. D’ailleurs, dans la brume chaotique d’idées qui traversaient son esprit, une insulte jaillit. Pauvre idiote ! Oui, Il fallait bien être telle pour décider d’achever ainsi sa vie tout en absolvant quelqu’un qui ne méritait par tant de considération. Oui, à la réflexion c’était bien de la bêtise, et quand on était bête à ce point, on ne méritait certes pas de continuer à vivre.

C’étaient là paroles dignes de Diane. Du moins en apparence. Car sinon, comment expliquer qu’une deuxième goutte d’eau salée, bientôt suivie d’une pléthore d’autres, rencontra de nouveau le plancher ?

Avec une infinie lenteur – lenteur qu’Aurore perçut comme exagérée, destinée à l’émouvoir – Diane replia le feuillet et le rendit à la mère qui aussitôt lui tendit le deuxième message évoqué.

Hébétée, Diane s’aperçut bien qu’il était sans enveloppe. Les parents n’avaient probablement guère pris de pincettes pour s’enquérir davantage d’une liaison qui avait failli précipiter leur fille dans la mort, et avaient lu ce qui ne leur était pas destiné. Mais peut-être aussi que Capucine n’avait pas cherché à camoufler son contenu, estimant comme une bonne chose que ses parents y aient accès. Mais Diane n’en était pas à se formaliser de l’ouverture aux quatre vents d’un message qui lui était adressé. Elle le saisit avec un mélange de douceur, de respect… et de terreur. Qu’allait-elle y lire ? L’autre message en laissait deviner la teneur. Une lettre de pardon, probablement. Elle se trompait :

Diane,

Je devrais te maudire, je ne peux que te plaindre car tu es plus malheureuse que moi.

Plus tard, lorsque nous nous retrouverons, peut-être que l’âge, la vieillesse, t’auront-ils fait comprendre ton errance.

Quant à moi, j’ai compris la mienne. J’ai été séduite par ta beauté et ton intelligence. Je n’ai pas compris que ton cœur n’avait pas effectué sa mue. Et je n’ai pas eu le courage d’attendre ni de l’y aider.

Sois heureuse – ou du moins, essaye de l’être.

Capucine

Elle ne lui pardonnait pas, non. Elle la plaignait !

Et là aussi, ce qui eût dû faire lever en Diane de mauvais sarcasmes ne fit qu’accentuer les pleurs qui, ne se contentant plus de larmes sur le plancher, furent accompagnés de gémissements plaintifs.

Du mépris, Aurore passa à la colère. La petite rouée n’avait pas la décence de lui montrer ses pleurs, préférant contempler bêtement le plancher. Pour elle, cet être sans cœur (la lettre de sa fille était assez explicite sur ce point) jouait le chagrin pour atténuer l’ire des parents, à moins que ce ne fût pour se reconstituer une virginité d’innoncence à peu de frais. Oh ! Qu’est-ce qui la retenait de ne pas lui cracher dessus en la labourant de coups de pied ?

Le doute, sans doute.

Car les pleurs, en gagnant en intensité, ébranlèrent les certitudes de la mère qui, se mordant la lèvre d’agacement, se mit à observer ce tas ramassé devant elle, circonspecte. Était-elle donc sincère ? Cette vile gazetière, cette écrivelle sournoise, cette plume viciée était-elle donc en train de montrer qu’elle disposait malgré tout d’un cœur ?

Comme pour lui répondre, du tréfonds de ce tas, au milieu des pleurs, sortit une voix noyée de larmes qui parvint à articuler une poignée de mots.

« Je… je viendrai la voir demain ».

La colère reprit pour de bon chez Aurore, colère aussitôt tempérée par un autre sentiment. L’espoir. Celui d’un miracle. D’un revirement. Son imagination lui fit voir une réconciliation avec un effet inattendu : sa fille recouvrant l’usage de ses jambes ! Telle une Sainte touchée par une grâce envoyée par Dieu. Certes, la gazetière ne correspondait pas exactement à l’image qu’elle se faisait du Seigneur. On était davantage dans le profane, du côté d’Amaxis, la déesse de l’amour – enfin, plutôt d’une autre de ces déïtés connue pour tromper leur monde. Mais Aurore n’en était plus à devoir composer avec la honte de savoir que sa fille éprouvait de l’amour pour une personne de son sexe. Du reste, de la honte, c’était beaucoup dire. Une surprise teintée de gêne, plutôt. Et puis, ce n’était là qu’une de ces amourettes éphémères entre demoiselles que la jeunesse ménage parfois dans un but d’apprentissage, en attendant que les choses reprennent un cours plus naturel. Restait que cette amourette pouvait constituer un levier à ne pas sous-estimer et Aurore se disait qu’il y avait là, peut-être, expérience à tenter.

« Comme vous voulez. »

Trois mots. En dire davantage était au-dessus des forces de la dame qui, alors qu’elle était sortie de l’appartement pour regagner son carrosse, se dit qu’elle était bien naïve de croire en la sincérité de larmes qui n’étaient sans doute que larmes de sirène.

Mais comme elle s’apprêtait à monter dans le carrosse, elle entendit lors des pleurs déchirants filtrant à travers la fenêtre du premier étage.

Aurore haussa les épaules et s’installa.

Tout le long du chemin jusqu’au Château, elle eut du mal à empêcher de miraculeuses visions envahir son esprit.

Suite (et fin) au prochain épisode…

Leave a Reply