Résumé de l’épisode précédent : Faumiel, inquiet de voir que sa gazetière ne vient pas travailler, envoie Henri aux nouvelles chez elle. Mais Diane, comme cachant quelque honteux secret, refuse de lui ouvrir sa porte, se contentant de glisser par-dessous quelques articles à publier. Le garçon repart à la gazette passablement inquiet, sans s’apercevoir que Diane l’observe de sa fenestre…
S’il s’était retourné pour observer une certaine fenestre au verre opaque, il eût peut-être aperçu les rideaux de dentelle s’écarter pour laisser apparaître un visage fort différent de celui qu’il avait connu.
Et comme il est temps de satisfaire la curiosité du lecteur, élevons-nous de six pas, approchons-nous de la fenestre et observons-la en train de suivre du regard la silhouette d’Henri qui a la chance, lui, de suivre simplement le cours normal de sa vie. Comment ? Tu trouves que le verre sale de la fenestre ne permet pas de bien voir ? C’est justement l’intérêt, il agit comme un voile qui atténue la déchéance de notre héroïne. Crois-moi, la contempler ainsi est bien suffisant. Quel besoin as-tu de voir d’encore plus près ce visage, autrefois doux et au galbé soyeux donnant envie de baiser les joues, maintenant tout d’angles cassants, avec les pommettes saillantes et une mâchoire pointue ? Je parle de baiser les joues, mais il y avait les lèvres, aussi. Ah ! Les lèvres pleines et joliment fardées de Diane, c’était quelque chose ! Maintenant, rien que l’idée d’embrasser ces deux bribes du chair sèches, fendillées et tirant sur un brun maladif, lève le cœur.
De même les yeux, à la fois injectés de sang et posés sur de vilains cernes violacés. Il allait désormais être bien ardu pour elle de faire les yeux doux à de potentiels acheteurs dans d’autres bals littéraires.
De même le teint, devenu cireux et maladif. En comparaison, celui des ivrogneux de Claquart, sans aller jusqu’à dire qu’ils donnaient envie de leur claquer une bise, dénotait une bien meilleure santé.
De même le tendu de la peau qui, de fait, n’était justement plus tendue tant Diane semblait avoir pris quarante années d’un coup. D’ailleurs, aux rides précoces s’ajoutaient des taches brunâtres qui, en plus de faire d’elle une presque vieillarde, lui donnait un aspect sale et négligé.
De même, enfin, sa chevelure qui autrefois la rendait si fière, désormais constituée de cheveux cassants tombant par mèches, donnant un aspect rêche et poussiéreux.
Pour faire simple, Diane de Monjouy était en quelque sorte devenue la sorcière de la rue des Forges Éteintes. Et comme nous allons devoir de nouveau nous attacher à elle, tu vas être exaucé, franchissons donc la paroi de la fenestre pour entrer en son logis. Surprise ! – et là tu comprends mieux pourquoi je préférais rester de l’autre côté – il émane d’elle maintenant une odeur corporelle fort désagréable, un relent acide qui, lorsqu’elle ouvrait la bouche, se voyait complété par des miasmes d’égouts.
Le tableau ne serait pas complet si, après avoir franchi la fenestre, je n’entreprenais pas de franchir la barrière de ses vêtements afin de t’expliquer dans quel désarroi se trouvait ce corps autrefois fait pour susciter et attiser les plus galantes caresses. Mais, par respect et pitié pour notre héroïne, je vais, si tu le veux bien, m’abstenir. Disons simplement qu’un amant qui entreprendrait de lui rendre hommage ne pourrait être que fou à lier ou bien privé de ses cinq sens.
Tu comprends ainsi la raison du hurlement qui avait retenti chez Diane, juste après son retour du bal littéraire. Sa sinistre métamorphose avait commencé lors de la déconfiture avec Guillaume Vilet et s’était achevée le temps du court voyage en chaise à porteurs. Sa stupeur passée devant son miroir, Diane s’était ressaisie, s’efforçant de chercher une raison à son hideur. Elle n’eut pas à chercher bien longtemps. Elle fila au tiroir où elle avait caché son trésor, le livre de recettes de beauté d’Astasie de Mirambeau et elle le feuilleta une énième fois, pour le cas où ses yeux auraient omis quelques lignes cruciales, quelques recommandations ou mises en garde. Mais rien, elle eut beau scruter la centaine de pages du livret, elle ne découvrit pas le moindre indice. Mais alors, quoi ? Que faire ? Il lui vint l’idée de retourner à l’appartement de l’aïeule, mais depuis le temps, il avait dû être vidé par les descendants. Et puis, il fallait au moins demander la permission, ce qui supposait écrire à Capucine.
Capucine… les terribles mots à son adresse étaient revenus à Diane. Peut-être qu’elle y était allée un peu fort… peut-être qu’en y mettant les formes, en s’excusant platement, avec force cuillérées de sucre, elle parviendrait à la convaincre de son amitié et, peut-être, accéder à d’autres carnets qui auraient été oubliés et qui donneraient l’explication de ce qui lui arrivait. Mais une réticence la garda de prendre la plume. Elle craignait qu’en révélant à l’adolescente son malheur, cette dernière, par pure vengeance, se mette à le claironner partout dans le Château. Pourtant, elle la croyait bien incapable d’un tel méfait (et à raison, mais aussi pour une autre raison que pour l’instant elle ignorait).
Et puis, une autre idée l’incitait à ne pas se rendre au Château – du moins pour le moment –, c’était le risque qu’elle encourait à être vue par ses nombreuses amies. D’ailleurs, ce serait le moment d’user ici de ces guillemets dites apocryphiques – maintenant tombées en désuétude et dont l’usage était d’encadrer les mots mensongers – et d’écrire ˁamiesˀ. Diane le savait, il suffisait qu’elle rencontre une seule de ces personnes pour que sa déchéance se répande aussitôt comme la peste dans les faubourgs. Non, le mieux était de ne prendre aucun risque et d’y envoyer un émissaire. Mais qui ? Elle songea à Isolde, mais c’était accepter que sa protectrice et amante la voie ainsi. L’aimait-elle au point de faire abstraction de sa laideur et d’accepter de l’aider ? Elle l’avait tellement bassinée sur son admiration pour sa beauté ! Quelle serait sa réaction en découvrant qu’il n’y avait plus le moindre appât à baiser ? Diane se méfiait, Isolde était femme, Isolde était noble, les probabilités pour qu’elle soit félonesse étaient donc hautes. Là aussi, Diane se trompait, mais comme son esprit tenait davantage de la mer tempétueuse que du lac tranquille, elle n’en était plus à scruter ses idées pour en déceler les absurdités.
Non, elle allait attendre une journée de plus, pour voir si, par magie, sa beauté allait lui revenir. Elle ferait quelques articles pour rassurer Faumiel et avoir la paix. Henri viendrait sûrement demain pour aller aux nouvelles, alors… oui, peut-être qu’elle lui demanderait de se rendre au Château. Elle lui rédigerait un laisser-passer et lui indiquerait où se trouve l’appartement d’Astasie de Mirambeau. C’était un garçon dégourdi, il saurait quoi faire. Et elle avait senti dans sa voix une inquiétude sincère, il n’était donc pas si mauvais qu’il en avait l’air. Mais que cette solution paraissait incertaine. D’ailleurs, elle y songeait, rédiger un laisser-passer… encore fallait-il disposer d’un de ces sceaux frappés des armoiries d’une famille noble. Comme si écrire Diane de Monjouy allait suffire pour qu’un garde accepte de laisser entrer un Henri ! De nouveau, elle fut submergée par une montée de mauvaise bile et elle couva le livre de recettes d’un regard mauvais. Se dire que tout ce qui lui arrivait était la faute de ce maudit livre ! Qu’elle avait été sotte de lui accorder tant d’importance alors que sa beauté naturelle d’armide avait fait retourner plus d’une fois les têtes sur son passage ! Elle avait trop voulu précipiter les choses, comme une fleur fanée cherchant désespérément à prendre homme à l’orée de la trentaine ! Alors qu’elle avait vingt-deux ans et qu’elle disposait de tout son temps pour tranquillement avancer ses pions au Château ! Ah ! Livre maudit !
Et à la malédiction, elle joignit le geste de violemment balayer de la dextre son secrétaire afin de faire voler le livre à travers la pièce. Il eut une belle trajectoire avant de heurter un mur et de tomber pesamment sur le sol, agonisant, la reliure ouverte et laissant apparaître ses entrailles, en l’occurrence le contreplat. Peu s’en fallut que Diane s’approche pour lui cracher un jacopin. Elle se contenta de l’observer d’un air dédaigneux et s’assit devant son secrétaire, pour se prendre le chef des mains, autant pour tenter de trouver une issue que pour se livrer de nouveau au désespoir.
Elle allait s’y plonger corps et âme, des larmes de rage lui montaient et s’apprêtaient à se déverser sur ses joues rassies, quand elle tourna subitement la tête en direction du livre, comme si un détail aperçu fugitivement venait avec quelque retard de frapper son esprit…
À suivre…