La Binocleuse zélée (27) : Le Chevalier noir

Résumé de l’épisode précédent : Situation désespérée pour Lucinde qui, alors qu’elle rentrait chez elle, se fait agresser par un voleur très décidé à s’emparer de son précieux sac de demoiselle. Tellement décidé qu’il n’hésite pas à lui distribuer force coups de pied et de poing pour s’en saisir. Il finit par l’assommer mais envisage malgré tout de lui asséner un ultime coup, juste pour le plaisir d’ajouter un odieux “malfait” à sa triste carrière de bandoulier…

Il arma derrière lui son poing, se cambra de toutes ses forces pour tenter cette fois-ci de faire éclater le crâne et inspira longuement, crispant sa bouche en une grimace hideuse.

Grimace qui se figea avant, par d’imperceptibles variations de traits, de se muer en une autre grimace – davantage de douleur que de haine.

C’est qu’une nouvelle fois, une main avait surgi, non pour se saisir du sac, mais pour retenir l’homme par le poignet.

Et le serrer.

Fort.

Très fort.

Tellement fort que le bandoulier se dit qu’il n’était plus très loin de sentir son poignet se briser.

En tournant la tête, il vit que ce dernier était enserré par une main de bûcheron. Et en la tournant davantage, il tomba sur un regard perçant surmonté de sourcils terriblement broussailleux. Chose estrange, il semblait être vêtu d’une robe de moine.

— T’es… t’es qui, toi ? demanda le vide-bourse.

Question innocente et compréhensible, pas de quoi encolérer. Et pourtant, la broussaille des sourcils forma un gros trait contrarié et les mâchoires de l’homme tremblèrent de dégoût, comme si la formulation, un rien familière et incorrecte dans sa syntaxe, avait heurté les oreilles de l’inconnu.

— On dit : « Qui êtes-vous ? », infâme suppôt de l’ignorance !

Et, comme pour bien visser dans son esprit cette modeste leçon de grammaire, il ferma sa senestre de façon à former un poing, poing qu’il balança sur la gueule du béotien.

Ce fut à son tour de tomber lourdement sur le sol.

Le moine (mais devenons-nous continuer encore à l’appeler ainsi ? Le lecteur aura deviné de qui il s’agissait) s’approcha, se baissa pour le saisir par le devant de son pourpoint et, le soulevant comme s’il n’était fait que de paille, le plaqua contre le mur le plus proche, les pieds à dix pouces du sol. Il avança alors sa bouche tout près du visage du mauvais élève :

— N’enténèbre pas les passeurs de lumière, immonde cloporte.

— Hein ? Quoi ? Qu’é-qu’tu dis ? demanda l’homme, surjouant la terreur (subrepticement, il tentait de sortir de sa gaine un poignard qu’il gardait derrière lui, au niveau de la taille).

Exaspéré par cette bouillie de sons non touchée par la grâce grammatologique, Jérôme garda son calme :

— N’enténèbre pas les passeurs de lumière. Cette jeune fille, pour imparfaite qu’elle soit encore dans son apprentissage, est un chevalier blanc du savoir pleine de promesses. Elle a pour mission d’éclairer la gueuserie en lui apprenant le véritable art du langage. Sache-le, s’en prendre à elle, c’est s’en prendre à moi.

— Hein ? Cette puterelle ? un chevalier blanc ? Mais t’es complétement tondu, toi !

Jérôme soupira mais parvint encore à se retenir.

— Hé toi ? t’vas m’faire crois qu’t’es aussi un chevalier blanc ? ricana la gouape qui soudain leva la dextre armée d’un poignard !

Ce fut une erreur d’esquisser ce mouvement vers le haut pour tenter de l’abattre vers le moine car le geste lui fit perdre du temps. Il eût choisi de le planter directement au ventre, Jérôme n’eût sans doute rien pu faire. Mais voilà, il avait choisi l’autre voie et il ne faut jamais sous-estimer les réflexes d’un moine de la nature de Frère Jérôme qui, tout en lâchant subitement le col, leva puissamment le genou droit en un endroit particulier.

Un bruit sinistre se fit entendre et il n’est pas exagéré de dire que le vide-bourse avait subitement les siennes bien remplies (de dolence, s’entend).

Il était devenu tellement pâle que le teint de sa peau parvint à prendre le pas sur les ténèbres de la ruelle. Il titubait, à deux doigts de perdre connaissance.

Jérôme s’approcha, le saisit par sa tignasse rousse, et :

— Tu t’es trompé, je ne suis pas un chevalier blanc, je suis un chevalier noir, le chevalier noir du savoir. Quand il n’y a plus aucun espoir d’éclairer, j’expédie. Et malheureusement pour toi, Espérance t’a oublié dès le berceau.

Regard incrédule du gueux.

— J’ajoute que si je ne le fais pas, tu es capable de t’en prendre de nouveau à cette courageuse petite jeune femme, par pure vengeance.

— Hein ? Quoi ? Non ! Attends ! T’vas quand même p…

Si, si, il allait quand même le faire.

Le chevalier noir en robe de bure balança son poing, celui de la dextre cette fois-ci, sa main forte, de nouveau dans le visage, propulsant l’homme trois pas en arrière. Son chef heurta de plein fouet l’arête circulaire d’un vieux tonneau et émit un craquement sec. Dans sa grande mansuétude, Dieu avait finalement décidé d’abréger ses souffrances. Sans elle, la gouape aurait passé sa vie avec l’esprit aussi vif que celui d’un limaçon tant le coup porté par Jérôme avait endommagé ce qui tenait lieu d’intelligence à l’individu.

Mais ne parlons plus de cette mouscaille et revenons à Lucinde qui avait fini par perdre connaissance.

Jérôme ramassa son petit sac, s’approcha d’elle et posa un genou pour la prendre dans ses bras. Avant cela, il essuya ses mains avec un pan de sa robe. Ses poings avaient frotté la gueule d’un infâme ignare, il convenait en effet que le chevalier noir du savoir ne souille pas avec des mains impures un chevalier blanc en culotte de dentelle. Une fois fait, il la saisit délicatement et la transporta jusqu’à chez elle. Ce fut assez rapide, Jérôme avait un sens de l’orientation bien plus efficace que celui de Lucinde et il avait tous ses yeux, lui.

Dans les limbes où elle se trouvait, Lucinde eut juste vaguement conscience – très vaguement – que quelqu’un la transportait dans ses bras. Elle pensa à son père, mais en réalité peu importe de qui il s’agissait. C’était en tout cas des bras et un torse non sans rudesse, un rien âpre. Mais s’en dégageait aussi une chaleur qui l’incitait à rester encore dans des limbes réparatrices.

Jérôme qui connaissait parfaitement l’adresse de Lucinde (pour une raison que le lecteur, là aussi, aura sans doute devinée), monta sans la moindre gêne les trois étages avec son paquet dans les bras. Arrivé sur le pas de la porte, il parvint à coincer délicatement la jeune fille entre lui et le mur afin de prendre la clé de sa chambre dans le sac.

À l’intérieur, il n’alla pas jusqu’à la dévêtir et à la border. Il lui ôta ses chaussures et la mit toute habillée dans son lit. Cependant, apercevant les deux brocs à eau, il prit un petit linge plié sur une commode, le trempa et le posa sur l’œil que Lucinde avait fort gonflé.

Enfin, il partit.

Ah ! Il fit tout de même autre chose.

Sur la modeste table qui trônait au milieu de la pièce, il posa un objet.

Suite (et fin !) au prochain épisode…

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