La Binocleuse zélée (FIN) : La Blanche Chevaleresse

Résumé de l’épisode précédent : Agressée par un bandoulier qui, en plus de vouloir lui prendre son sac de demoiselle, cherche à lui porter un coup fatal juste pour le plaisir, Lucinde est secourue par un chevalier noir en la personne de frère Jérôme qui a tôt fait d’expédier le sinistre vide-bourse. Ramenant chez elle la binocleuse devenue plus inconsciente que zélée, il la borde dans son lit et, avant de partir, laisse un objet sur sa table…

Le lendemain, on ouvrit de grands yeux à la gazette quand on vit venir Lucinde qui, elle, ne pouvait certes tenir tout grands les yeux puisqu’elle en avait un horriblement poché.

Elle expliqua que la veille, en rentrant chez elle, elle avait été attaquée par un bandoulier qui en voulait à son sac. En y réfléchissant, d’ailleurs, ça ne l’étonnait pas car depuis quelque temps elle avait eu la sensation d’être suivie. Elle avait essayé de défendre son bien, mais en vain, l’homme l’avait rudement frappée et elle avait perdu connaissance… pour finalement se réveiller dans son lit. Elle n’avait aucun souvenir de s’être traînée chez elle, c’était donc que quelqu’un l’y avait transportée. Mais qui ? Mystère ! Et d’autant plus mystérieux qu’elle avait toujours son sac avec à l’intérieur ses écus et la paire de lunettes de dame Odile. Et, plus important, sur la table de sa chambre, elle avait trouvé…

Elle prit son sac et en sortit des lunettes toutes rondes et disposant, elles, de leurs deux branches. Lucinde les posa sur son nez.

— Je ne peux pas trouver de meilleures lunettes. Elles rectifient comme celles que j’ai cassées. Non, en fait mieux, bien mieux. Je vois comme au temps où j’étais fillette.

Bastien, le rédacteur spécialisé dans la collecte de faits mystérieux, fronça les sourcils et s’approcha, demandant la permission d’inspecter l’objet. Selon lui, ça ne faisait aucun doute, la paire était neuve, ce n’était pas comme celle donnée par dame Odile.

— Tu as donc auprès de toi une bonne âme qui te fait un cadeau représentant plusieurs mois de gages, fit Élodie.

— Et vraiment, tu n’as vraiment aucune connaissance dans la ville en dehors de nous ? demanda Cyrielle.

Lucinde secoua doucement la tête, un peu honteuse d’avouer qu’avant d’entrer dans La Gazette, elle n’avait pas d’amis.

— Je sais ce que je vais faire, reprit Bastien. Je vais emprunter le chemin que tu empruntes pour rentrer chez toi afin d’inspecter les venelles par lesquelles tu aurais pu passer. J’y trouverai peut-être quelque indice.

En fait Bastien n’eut pas à pousser bien loin ses recherches. Passant devant le poste de sergenterie de Tabarin, il s’y arrêta et voici ce que lui dit un sergent :

— Une jeune fille agressée pour son sac ? Ça arrive tout le temps mon ami, mais pour la dernière nuit, non, rien de tel. En revanche, bonne nouvelle, nous avons eu un autre type d’agression du côté de la ruelle des Pas bileux. On y a trouvé le cadavre de Ronan la Flamme, un rouquin justement spécialisé dans le vol à l’arraché. Et chose plaisante, c’était lui qui avait la gueule arrachée ! Le médecin sergentier était catégorique : il s’est pris seulement deux coups de poing en pleine poire avant de rendre l’âme. Faut croire qu’il a tenté de s’en prendre à bien plus gros que lui. Bon, il est possible aussi qu’il ait eu le cou cassé en tombant contre un tonneau. Un cou cassé pour empêcher de casser les couilles des braves gens et des sergents, moi je dis : fort bien !

Bastien rentra à la gazette tout excité et demanda à Lucinde la permission de rédiger un article pour conter sa mésaventure. Elle accepta. Voici ce que les gens de la Capitale purent lire le lendemain :

UN JUSTICIER NOCTURNE

par Bastien Lanvin

Il était tard dans la soirée quand Lucinde Jennequin, notre dévouée correctrice de la Gazette du Royaume, rentrait chez elle après une longue journée de travail. Les rues, habituellement animées, étaient désertes et silencieuses, enveloppées dans le manteau sombre de la nuit. Malheureusement, ce silence a été brisé par l’écho sinistre d’une agression brutale.

Notre charmante collaboratrice, alors qu’elle empruntait une ruelle familière, fut violemment attaquée par un voleur à la barbe rousse, connu sous le sobriquet de Ronan la Flamme. Dans une démonstration de violence lâche, le malfrat l’a battue sans pitié pour lui dérober son sac de demoiselle. Terrassée par les coups, Lucinde perdit connaissance, sombrant dans une obscurité douloureuse et révoltante.

Ce qui s’est passé ensuite relève presque du conte de fées. Selon les témoignages recueillis par nos soins, un mystérieux bienfaiteur apparut soudainement. Cet homme, dont l’identité demeure inconnue, fit preuve d’une force et d’un courage impressionnants. Dans une lutte acharnée, il parvint à terrasser Ronan la Flamme, mettant fin à ses jours (en lui faisant éclater le crâne de ses poings comme une poire trop mûre) et libérant ainsi notre chère Lucinde de son agresseur.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là ! Notre justicier anonyme ne se contenta pas de sauver la vie de Lucinde. Après avoir défait le criminel, il la transporta délicatement chez elle. Prenant soin de ne pas être découvert, il la déposa dans son lit, veillant à son bien-être et avant de s’éclipser dans la nuit, il laissa sur une table une paire de lunettes neuve, semblable à un cadeau des cieux pour celle qui en avait désespérément besoin (notre correctrice ayant malencontreusement perdu les siennes).

Qui est cet homme mystérieux ? Un chevalier défenseur des modestes et jolies bourgeoises ? Un ange gardien déguisé en simple citoyen ? Les spéculations vont bon train, et nombreux sont ceux qui voient en cet acte de bravoure une lueur d’espoir dans les ténèbres.

Ce récit, bien que marqué par la violence et le drame, révèle aussi une profonde humanité. Il nous rappelle que, même dans les moments les plus sombres, il existe des âmes courageuses prêtes à se lever pour défendre le bien et protéger les innocents. À notre mystérieux sauveur, nous adressons notre gratitude éternelle. Et à Lucinde, nous souhaitons un prompt rétablissement, avec l’espoir que la justice prévaudra toujours sur la barbarie.

Lucinde fut assez touchée par le charmante collaboratrice et fit dorénavant davantage attention à la mine de ce jeune homme plus âgé qu’elle de huit ans. Mais elle le fut encore davantage par des lettres de lecteurs que Sylvie lui montra.

— Tenez, j’ai encore reçu dix lettres aujourd’hui de lecteurs qui encouragent la « charmante collaboratrice » et de lectrices faisant des hypothèses expliquant le fait que votre sauveteur connaissait aussi bien votre adresse que le type de lunettes dont vous aviez besoin.

— Pour les lunettes, c’est peut-être un hasard heureux, tout simplement…

— C’est ce qu’affirment certaines. Mais d’autres pensent qu’il s’agit d’une connaissance folle de passion pour vous. En vous voyant assaillie, l’amour a décuplé ses forces. Vous savez, Bastien est assez costaud. Et il a peut-être discrètement demandé au lunetier les mesures de votre vue…

Le tendre cœur de Lucinde se mit à battre un peu plus fort. Décidément, ce Bastien supplantait Henri. Cependant l’hypothèse tenait difficilement. Sa surprise n’avait pas été feinte quand il avait appris son agression. Et puis, lui faire cadeau de lunettes valant deux cents écus alors qu’il ne la connaissait que depuis deux mois, c’était un peu gros.

— Un garçon assez honnête que Bastien, croyez-moi, reprit Sylvie. Je ne lui connais pas de gente amie. Et puis il n’est pas un houret de caniveau comme Henri, reprit Sylvie que Lucinde abandonna au tri du courrier du jour.

Oui, le mystère demeurait entier.

Ce fut grâce à Élodie qu’il s’éclaircit quelques jours plus tard.

Si la jeune femme fut contente de la bonne fortune de son amie, elle le fut un peu moins lorsqu’elle vit que certains lecteurs lui faisaient parvenir des fleurs pour l’aider à se remettre (en bon chef-rédacteur, Faumiel avait senti le bon filon et rédigé lui-même quelques encarts pour évoquer le rétablissement fragile de la « délicieuse » collaboratrice). La jalousie commençait à poindre et il était temps que cette histoire se termine.

En s’installant sur sa table pour corriger des feuillets qu’elle avait pris dans la salle des rédacteurs, Lucinde s’aperçut, au bout de quelques lignes, d’une bizarrerie orthographique qui demandait réflexion, et même vérification. Elle posa sa plume et se saisit du Précis de frère Jérôme qu’elle avait pris l’habitude de laisser sur un coin de la table.

Mais en l’ouvrant, elle s’aperçut d’un détail auquel elle n’avait jamais fait attention. Entre la page de garde et le préambule, se trouvait une épigraphe en ancien romanian :

Cest liver sat lumeris passeris nôst temporus tenebras

Soit, en bon romanian :

Que ce livre soit un passeur de lumière en nos temps de ténèbres

Lucinde se figea.

Un passeur de lumière…

Sans aller jusqu’à dire que les ténèbres se déchirèrent, elles s’effilochèrent un peu. Elle n’en était pas sûre, mais…

— Tiens, je te vois absorbée dans le Précis de l’affreux moine (Sylvie m’a d’ailleurs raconté de bien bonnes sur lui et dame Odile), ça me rappelle quelque chose qui est arrivé il y a quelques septaines. Nous étions à prendre une pause bien méritée dans le petit salon avec Cyrielle et Diane quand je suis remontée parce que je m’étais aperçue que j’avais oublié mon coupe-ongle. Eh bien devine sur qui je tombe ? Sur frère Jérôme, penché sur ta table, absorbé dans la contemplation de son Précis. Quand je suis entré il a sursauté et a bredouillé un je… je voulais voir comment se débrouillait la nouvelle correctrice avant de quitter la pièce comme un clampin surpris par sa mère à lire des livres de second rayon. C’était bien drôle en vérité, mais encore plus drôle l’expression de béatitude attendrie quand je l’ai surpris à fixer son Précis. Je crois que ça lui faisait rudement plaisir de voir que notre binocleuse correctrice poussait le zèle jusqu’à se munir de son cher livre.

Et là, Lucinde n’eut plus le moindre doute.

Cette impression d’être constamment suivie quand elle rentrait chez elle ? Ce n’était pas parce qu’elle était suivie par un Ronan la Flamme, non, c’était parce que frère Jérôme, préoccupé par la situation précaire de la correctrice qui usait de son Précis, la suivait discrètement, tel un bon ange gardien. Ce qui expliquait ainsi qu’elle avait été transportée par quelqu’un qui connaissait son adresse. Son impression d’être observée, alors qu’elle priait dans une église en revenant de chez le lunetier ? Il n’était pas impossible que frère Jérôme s’y rende pour des offices ou confesser des âmes. La gueule défoncée de Ronan ? Diable ! Elle se souvenait très bien des immenses mains du moine et de sa forte carrure. Et à cela s’ajoutait un autre souvenir, plus diffus, celui d’être tenue contre une poitrine à la fois large, rude et chaude. Or Jérôme, en plus d’avoir des mains de bûcheron, avait un torse du même acabit. Quant aux lunettes, il avait pu s’enquérir auprès du lunetier de la mesure de sa courte vue.

Mais cela signifiait qu’il avait fait don de deux cents écus pour une jeune femme qu’il avait ouvertement compissée lors de son examen de passage en présence de dame Odile et d’Antoine Faumiel…

Lucinde ôta ses lunettes et les observa de près. Étaient-elles neuves, comme le prétendaient Bastien ? Avaient-elles été fabriquées par le lunetier ? Elle avait entendu dire que certains moines étaient parvenus à maîtriser la technique de fabrication des verres…

Cela faisait encore des mystères à éclaircir. Elle eût pu s’en ouvrir à Bastien mais comme la jeune fille commençait à être agacée par les encarts de Faumiel, elle préféra le garder pour elle. Elle saurait bien la vérité un jour ou l’autre, quand elle connaîtrait mieux frère Jérôme.

En attendant, elle s’aperçut qu’une autre bribe d’oubli lui revint. Après « passeur de lumière », ce fut « chevalier blanc ». Oui, elle était certaine d’avoir entendu l’expression lors de son agression. Ou peut-être « chevalier noir » d’ailleurs.

Elle remit ses lunettes, prit sa plume et se pencha sur le nouveau torchon remis par Alaric.

Oui, un passeur de lumière contre les ténèbres, se dit-elle en souriant. Eh bien devenons un chevalier blanc.

Et, se reprenant, sans daigner vérifier dans le Précis :

Ou plutôt une blanche chevaleresse. Pourfendons ! Pourfendons !

Enfin, après quelques lignes corrigées et par association d’idées que nous préférons taire :

Et si je proposais à Bastien d’aller boire un verre pour le remercier de son gentil article ?

La Binocleuse zélée,

Achevé le 20 mai 2024

Leave a Reply