La Binocleuse zélée (26) : Derniers instants

Résumé de l’épisode précédent : Après avoir reçu beaucoup de mauvaises nouvelles, Lucinde sent que sa poche à bile ne fonctionne plus très bien : alors qu’elle marchait pour rentrer chez elle, la voilà obligée de s’arrêter dans une sombre venelle pour renarder longuement. Cela dit, le vidage d’estomac semble l’avoir apaisée. Elle n’a cependant pas le temps d’en profiter car, derrière elle, un homme s’est approché pour lui voler son sac (dans lequel se trouve quarante-cinq écus ainsi que sa précieuse paire de lunettes).

Le détrousseur tira brutalement sur l’anse. Une goutte de temps, Lucinde fut surprise par la force et se dit qu’elle n’aurait jamais les ressources pour retenir son sac, à moins de risquer de se briser le poignet. Mais aussitôt, à cette idée, une sourde colère s’immisça et là, ce fut le bandoulier qui s’étonna de voir le sac revenir subitement vers sa victime. Ce fut même lui qui, de surprise, lâcha le sac.

Aussitôt Lucinde entreprit de s’enfuir, mais elle n’avait pas fait trois pas que le bandoulier l’avait rattrapée pour de nouveau mettre la main sur son sac en grinçant un puterelle ! bien injustifié.

Il ne chercha pas à discuter bien sûr, ou alors, s’il le fit, ce fut par le langage des poings. Armant la senestre, il la propulsa en direction du visage de Lucinde qui, toute fixée sur le sac, ne le vit pas venir.

Elle fut cueillie sur son œil droit. La jeune fille ne comprit pas sur le coup, sa tête bascula en arrière et c’est alors qu’elle s’aperçut fugitivement que l’homme avait des cheveux et une barbe d’un roux sale.

Lucinde n’avait évidemment jamais reçu de sa vie de coups de poing au visage. Celui-ci, distribué par une gouape habituée à se battre et alors qu’elle ne s’y attendait pas, lui infligea une douleur fulgurante. Elle eut l’impression qu’une partie de son visage était arrachée et qu’à l’intérieur du crâne, la matière blanchâtre de son cervelet, en se plaquant sur les os, se chargeait de sang. Elle s’écroula lourdement sur le pavé.

— Me cherche pas où j’te poiçonne ailleurs, grinça l’homme, persuadé que ce coup avait suffi pour partir tranquillement avec son butin.

Mais suffisant, il ne le fut pas.

Reprenant sa marche, il fut ralenti au deuxième pas : un bout du sac continuait d’être tiré par une main agonisante appartenant à un corps étalé au sol. Et la main fit plus que la tirer. Rassemblant ses forces, Lucinde parvint à agripper le sac des deux mains pour l’attirer à elle se recroqueviller dessus comme une mère le ferait avec son petit.

L’homme n’avait que deux choix :

Soit considérer l’entreprise comme un échec et s’enfuir.

Soit labourer la fille de coups de pieds pour lui faire lâcher le butin.

Sans réfléchir (ce n’était pas vraiment le genre), il choisit le deuxième.

Il visa d’abord les côtes et le ventre, mais comme Lucinde était recroquevillée sur elle-même, les coups portaient surtout sur les bras, causant d’autres douleurs à Lucinde mais ne l’empêchant pas de pousser des cris autant pour exprimer sa dolence que pour alerter quelques passants – fort improbables dans cette ruelle déserte que le brouillard mental dans lequel elle s’était trouvé lui avait fait emprunter.

Dans sa rage de protéger son bien, elle serra le sac un peu trop fort. Les écus ne risquaient rien, mais les lunettes, elles… Lucinde n’en était pas sûre cependant. Au milieu du tumulte des coups et des injures, était-elle bien sûre d’avoir entendu un bruit de verre qui se brise ? La vision de ce nouveau désastre écharpa son courage, elle n’était plus très loin de bredouiller des pitié !

Lassé par la dizaine de coups de pied balancés sur les bras et les épaules, le ciseur changea de tactique.

Il posa un genou à terre, se pencha vers la tête, arma son poing et assena de nouveau un coup. Il ne visa pas un endroit particulier. Atteindre le chef lui suffisait. Pour assommer la fille et lui faire enfin lâcher son étreinte. Et si une brisure fatale à l’intérieur du chef se faisait, eh bien tant pis pour elle, elle l’aurait bien cherché !

Le poing atteignit la tempe, faisant de l’autre côté heurter la tête sur le sol. S’il n’y eut pas de brisure, physique s’entend, il y en eu une concernant le moral de Lucinde qui se vit mourir au fond de cette ruelle que personne n’empruntait, tout cela pour quarante-cinq écus et des lunettes probablement brisées. Et elle vit aussi ses parents se désespérer, faire fontaine de leurs yeux – sa mère, surtout – en apprenant sa mort. Le temps d’un instant, elle se revit d’ailleurs au temps où elle était gamine, traînant à la maison auprès de sa mère qui était toujours aux petits soins pour éveiller l’intelligence de sa Lucinde. Associée à la douleur qui battait et faisait de son crâne une cloche sanglante, elle se mit à pousser un gémissement de petite fille à l’agonie et, enfin, ses mains se desserrèrent.

À cette vue, l’homme sourit. Se saisir du sac eût été tout ce qu’il y avait de plus simple, mais le rouquin, qui venait de Traillon, lie des quartiers de la Capitale, ne voyait guère d’inconvénient à asséner un ultime coup, juste pour le plaisir de faire mal et, peut-être, d’ajouter à sa collection non un « haut fait » mais un « bas fait » qui lui permettrait de se vanter auprès de ses camarades de forfaiture qu’il avait ôté la vie à une puterelle et qu’après l’avoir bien crevée, il avait proprement vicié son cadavre à même le sol.

Il arma derrière lui son poing, se cambra de toutes ses forces pour tenter cette fois-ci de faire éclater le crâne et inspira longuement, crispant sa bouche en une grimace hideuse.

À suivre…

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