La Binocleuse zélée (22) : Le verdict du lunetier

Résumé de l’épisode précédent : Une nouvelle vie commence pour Lucinde, une vie sans lunettes, et le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est une vie dont elle se serait bien passée. Et le pis est qu’elle semble persuadée qu’un homme avec de viles intentions la suit le soir, lorsqu’elle rentre chez elle…

La conséquence de cette inquiétude ? Elle redoubla d’efforts pour gagner plus d’argent et, partant, obtenir plus rapidement ses lunettes, aussi bien pour son travail que pour mieux distinguer les dangereux suiveurs dans la rue. Mais comme les rédacteurs n’avaient pas des feuillets en quantité infinie à lui soumettre, elle proposa à Faumiel de briquer la gazette de manière à ce qu’elle soit aussi proprette que le pont d’un navire après les bons soins d’un mousse zélé. Il s’empressa d’accepter, trouvant que c’était là une aubaine pour travailler dans un endroit propre à peu de frais. Générosité un rien cruelle qui heurta la sensibilité des rédacteurs, celle de Cyrielle notamment, qui alla tirer l’oreille de son chef-rédacteur. Depuis toujours impressionné par la belle simplicité de sa rédactrice, Faumiel proposa alors à Lucinde d’écrire de menus articles sur la vie des quartiers de la Capitale, ce que la binocleuse zélée accepta avec joie… avant de déchanter. L’esprit assommé par les lettres, elle voyait bien que les idées, même pour rédiger de modestes articles, ne lui venaient pas aisément. Quand elle aurait ses lunettes, peut-être, mais là, faire le ménage lui était finalement une manière de délassement pour son pauvre esprit. Aussi la laissa-t-on faire deux soirées dans la septaine, tâche qui la faisait rentrer plus tard, et donc la faisait angoisser à l’idée de tomber sur son mystérieux suiveur (dont elle n’avait osé parlé à personne).

Le premier mois passa.

Elle avait obtenu soixante écus qui, soustraction faite de son loyer et du peu de nourriture qu’elle s’offrait, avaient maigri pour devenir cinquante.

Elle se rendit chez l’unique lunetier de la ville pour avoir une idée de ce qui lui en coûterait. Après l’avoir installée sur une chaise, il lui fixa sur la tête un estrange appareil qui tenait autant du casque que du masque ou de l’instrument de torture. Une sorte de demi-disque recouvert d’une multitude de petits verres mobiles était placé devant la partie supérieure du visage. S’ajoutaient des tiges métalliques dont on ne savait s’il s’agissait de leviers ou si elles étaient là juste pour faire joli. L’objet pesant bien ses dix livres, il fallut prendre d’infinies précautions pour le fixer sans cabosser le chef de Lucinde.

— C’est un correctomirettoscope, un objet de mon invention. N’ayez crainte, c’est sans danger.

— C’est sans danger, c’est sans danger, ça je demande à voir.

— Justement non, vous oubliez que vous ne voyez plus, ou fort mal. Mais grâce à cet appareil, nous saurons avec précision l’étendue du mal concernant vos yeux et quels verres fabriquer. Maintenant, ne branlez pas, je dois serrer quelques vis pour fixer l’appareil ainsi que le module de détection autour de vos yeux. Ce sera inconfortable mais si tout se passe bien, dans dix minutes nous aurons fini. N’ayez crainte, vraiment, c’est sans danger. Du moins maintenant. J’ai beaucoup progressé dans le perfectionnement de cette machine, fini le temps où quelques yeux finissaient crevés. Voilà, nous pouvons y aller maintenant.

Le vieux lunetier, tout en actionnant plusieurs minuscules leviers et en alternant les différents verres de l’appareil sur chacun des yeux de Lucinde, lui demandait de lire des lettres de tailles différentes affichées sur le mur en face d’elle. À un moment, Lucinde émit un cri d’angoisse car elle sentit sur la surface de son œil droit une partie métallique appuyer sans crier gare. « C’est normal, c’est sans danger ! » avait aussitôt répondu le lunetier qui, à la fin, une fois le correctomirettoscope enlevé – au grand soulagement de Lucinde – résuma l’étendue des dégâts en ces termes :

— Ma pauvre petite – et néanmoins charmante – amie, lorsque j’observe les résultats de l’appareil, je vois une convergence de données intrigantes, révélant une courte vue marquée mais pas insurmontable. Les courbes de réfraction démontrent une courbure oculaire désasymptomatique, avec une déviation vers la concavité prononcée. Les mesures d’acuité visuelle pointent vers une réduction significative de la vision à distance, suggérant une forte dioptrie métavisuelle. De plus, l’analyse des schémas de dispersion optique met en évidence une dispersion anormalement élevée dans la région fovéale, indiquant une focalisation déficiente des images sur la rétine. Et ce n’est pas tout car en examinant les paramètres de convergence et de divergence des rayons lumineux, je constate une divergence excessive des lignes visuelles, ce qui confirme une fois de plus la présence de votre courte vue. De plus, j’ai détecté des irrégularités mineures dans la courbure de vos yeux, ce qui nécessite une correction supplémentaire pour assurer une vision parfaitement nette. Cela se traduira par des verres asphériques taillés sur mesure pour épouser la forme unique de vos yeux et minimiser les distorsions visuelles.

Tout juste remise de son angoisse de l’étreinte faciale du correctomirettoscope, Lucinde ne comprit pas toutes les informations – que de toute façon le lunetier avait tendance à exagérer avec chaque client pour mieux faire avaler la somme exorbitante que lui coûteraient ses lunettes. D’ailleurs, la seule question qui lui vint à l’esprit fut :

— Mais… que cela va-t-il me coûter ?

— Dame ! c’est qu’avec votre forte courte vue asphérique élocoïdale, vos verres vont demander un soin tout particulier et vous n’aurez rien à moins de deux cents écus.

Ce qui signifiait trois mois de plus ! Et sachant que Lucinde, durant ce premier mois de disette, était passée de cent livres à quatre-vingt-huit, cela signifiait qu’à la fin elle ne pèserait plus que cinquante-cinq, soit un poids peu encombrant pour le cercueil dans lequel elle ne manquerait pas d’aller pour fêter ses nouvelles lunettes.

Elle tenta de protester, arguant que deux-cents écus pour des verres et une maigre monture, c’était tout de même fort de claré ! Attaque qui n’émut guère le lunetier :

— Cela peut être la dépense d’une vie, j’en conviens, mais c’est ainsi. Hé ! Qui sait ? Peut-être que dans mille ans les lunetiers auront les moyens techniques de diviser les coûts par deux ou par trois (mais je doute fort que cela change). Si l’on dit qu’il faut savoir souffrir pour être gente, le lunetier que je suis dira plutôt qu’il faut savoir rogner ses dépenses pour avoir une belle vue.

Elle rentra chez elle désespérée, se demandant si le plus simple n’était pas se jeter dans la Mermont.

À suivre…

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