La Binocleuse zélée (21) : Lettrite aigüe

Résumé de l’épisode précédent : Après avoir brisé ses précieuses lunettes, Lucinde se brise les jambes et le moral à rentrer laborieusement chez elle en pleine nuitantre. Et ses malheurs ne font que commencer…

Une fois chez elle, elle se déshabilla et usa avec parcimonie de ses deux gros brocs à eau pour se laver soigneusement (elle n’avait pas la force de redescendre pour les remplir). Elle y parvint assez bien mais n’alla pas jusqu’à s’occuper de la saleté recouvrant sa robe et ses chaussures. Enfin, elle se glissa sous sa courtepointe afin d’oublier ce qui venait de lui arriver. Sage projet mais qui ne se réalisa pas vraiment. Toutes les images de la journée défilèrent en une parade infernale. Elle se revit sottement succomber aux tentations des marchands et du Bas Galant, se demandant si elle ne ferait pas mieux d’aller les voir pour se faire rembourser. Hasardeuse hypothèse car outre que la démarche serait honteuse, elle était sûre d’essuyer des refus. Peut-être pas concernant Anaïs, mais elle l’imaginait en train de la toiser d’un regard brûlant et lui dire : « C’est entendu, ma mignonne, cependant à une condition, et tu devines laquelle. »

Pardieu si elle la devinait ! Elle la voyait s’empresser de fermer boutique et de la prendre par la manche pour l’entraîner à la salle d’essayage. Or, la pureté de Lucinde faisait qu’elle ne voulait rien connaître de ce genre de caresses tribadisantes. Et puis, tout était de sa faute, elle était tombée dans une spirale de dépenses, eh bien qu’elle garde ses achats, leur présence lui servirait de leçon !

À un moment, elle se demanda si c’en n’était pas fini de sa vie à la Capitale, s’il ne serait pas plus sage de retourner à Nantain chez ses parents. Mais aussitôt lui revenaient des images de La Gazette, ses différentes pièces, sa salle des archives et surtout ses employés dont elle avait eu un aperçu des caractères. Comment quitter tout cela aussitôt après l’avoir connu ? Une voix lui soufflait pourtant que justement, comme elle ne les connaissait qu’un peu, la douleur de les quitter serait moindre. Et c’était vrai. Mais une autre voix lui soufflait que son retour à Nantain, au-delà de l’humiliation de reparaître devant ses parents, la rendrait dix fois plus malheureuse que de rester à la Capitale sans ses lunettes.

Et c’était vrai aussi.

À dire vrai, Lucinde ne trouva pas le sommeil, elle se tourna et se retourna dans son lit un nombre incalculable de fois, le désespoir laissant peu à peu la colère envers elle-même et sa situation prendre le dessus. Elle alla même jusqu’à se donner des gifles, elle serra ses petits poings jusqu’à presque faire pénétrer ses ongles dans les chairs, et ses mâchoires, elles aussi serrées, eussent pu facilement moudre du blé pour en faire de la farine.

Elle quitta son lit en début d’après-midi, les traits tirés à en toucher le sol, mais fort déterminée à accomplir son travail de correctrice durant plusieurs mois en attendant de pouvoir s’acheter de nouveaux yeux.

Elle eut un peu honte de paraître avec sa robe neuve achetée au Bas Galant. L’ancienne n’avait pas totalement été rétablie de ses crotteuses mésaventures et Lucinde devrait y consacrer encore du temps à son retour. Elle eut donc honte car elle risquait de passer pour une dépensière insensée et vaniteuse qui n’avait pas le sens des priorités. Elle eût pu expliquer qu’elle s’en vêtait à cause d’une épopée nocturne et bouffonne qu’il lui était advenue la veille, mais de cela aussi, elle vergognait. Ce ne fut que du bout des lèvres qu’elle finit par avouer qu’elle avait quelque peu erré et avait fini par gâter son ancienne robe, sans entrer dans les détails.

Les autres ne la critiquèrent pas, au contraire, ils avaient vraiment pitié d’elle. D’ailleurs, ils s’étaient concertés, se demandant si chacun ne pourrait pas donner une petite somme afin de l’aider à s’acheter vitement une nouvelle paire de lunettes. Cyrielle était partante, mais au fond, on hésitait, surtout parce qu’on ne connaissait Lucinde que d’une journée.

— Et si son travail ne lui plaisait pas et qu’elle nous quittait au bout de quelques jours ? objecta Alaric. Ce serait un cadeau bien exorbitant.

— Cela me peine de le dire, enchaîna Élodie, mais tu parles mieux que tu n’écris. Elle va devoir économiser en massacrant ce qu’il lui reste d’yeux. Aidons-la plutôt par de petites attentions. Je l’inviterai par exemple de temps en temps à déjeuner chez moi, ça lui remplira le ventre et lui fera économiser des repas. Et puis, ça lui abaumera l’esprit, elle en aura besoin.

On trouva l’idée bonne et Lucinde fut effectivement submergée par un élan de gentillesse. Elle en fut touchée, et en même temps un peu gênée, ayant tout de même l’orgueil de sa pauvreté subite. Aussi bien n’accepta-t-elle pas toujours les déjeuners d’Élodie.

Faumiel fut moins généreux. Ayant été mis au courant de la perte des lunettes, il s’apprêtait à placarder dans les tavernes des cartons pour embaucher un nouveau correcteur, pour le cas où le travail de la binocleuse ne serait plus à la hauteur.

Ce dernier le fut cependant dans son résultat, mais dans les moyens mis en œuvre, il fut franchement exécrable. Quand Élodie la vit condamnée à se pencher sur sa table afin de placer son visage à trois pouces de son premier feuillet, elle frissonna. Elle ne va pas tenir plus de trois journées, j’en suis sûre, songea-t-elle. Pourtant, malgré le teint de plus en plus cireux et les yeux de plus en plus rougis qui la faisaient ressembler à quelque goule de mauvais conte, Lucinde tint bon. Enfin elle donna cette impression car intérieurement, la barque de son esprit prenait l’eau de toute part. Le quatrième jour, Élodie la vit se lever d’un coup et se précipiter en dehors de la pièce. Au premier étage, les correcteurs entendirent quelqu’un descendre quatre à quatre les escaliers jusqu’au rez-de-chaussée où Sylvie l’aperçut, à travers l’ouverture pratiquée dans sa loge, se ruer à l’extérieur et tourner à droite. Pressentant une jolie petite scène à raconter aux autres, elle sortit et ne tarda pas à découvrir le motif de la course insensée. Dans la première ruelle adjacente, Lucinde était prostrée, le corps plié en deux, sa bouche occupée à expulser les derniers restes d’un bagouli. Ses maux de tête déréglaient tout son corps.

Ayant appris l’affaire, Cyrielle eut une nouvelle idée. Pourquoi ne pas demander à dame Isolde d’offrir des lunettes à cette jeune employée qui avait eu le temps de montrer sa compétence ? C’était une bonne idée, mais la bonne Cyrielle commit l’erreur de s’en ouvrir à Lucinde, qui s’en offusqua. C’était hors de question. Elle le prendrait fort mal. Elle ne voulait pas de pitié, c’était une affaire entre elle et sa légèreté. C’était juste une question de deux ou trois mois !

Diane n’insista pas, étonnée par une lueur mauvaise tapie dans ses yeux de taupe. Si elle arrivait à la gazette relativement légère, il n’échappait à personne qu’au fil des heures, elle tendait à devenir de plus en plus nerveuse, hargneuse.

Diane, qui, le lecteur s’en souvient peut-être, s’occupait des rubriques pour les dames galantes et qui fréquentait quelques nobles du Château, eut alors une autre idée.

— Je connais quelques dames qui font parfois œuvre de charité – attends, Lucinde, ne t’encolère pas, laisse-moi continuer – et je sais parfois que parmi des objets qu’elles donnent aux orphelinats se trouvent des lunettes. Il me serait facile de leur expliquer ton cas et de t’en obtenir une, le temps bien sûr que tu travailles pour t’en procurer une, par toi-même (ayant compris la susceptibilité de la jeune fille, elle appuya sur ces mots).

Là, Lucinde ne trouva rien à redire. Après tout, pourquoi pas ? Cependant, cela supposait trouver des lunettes assez larges pour sa tête et corrigeant suffisamment ses yeux. Or, les deux trois spécimens que Diane parvint à récupérer s’avérèrent décevants.

— Patience, peut-être que la septaine prochaine…

— Non, c’est inutile. De toute façon j’ai fini par m’y habituer.

De fait, le teint cireux et les yeux rougis n’empiraient pas, ce qui était encourageant. Il n’empêche, les douleurs sous le chef et dans les globes des yeux lui rendaient ses nuits difficiles. Elle mettait d’abord du temps à s’endormir. C’était comme si ses yeux, après avoir passé plusieurs heures à scruter de près les lettres tracées par ses amis, avaient fini par les imprimer en eux. Qu’elle les eût ouverts ou fermés, il lui semblait que des lettres continuaient de danser au plafond et sur les murs de sa chambre. Et quand elle finissait par s’endormir, ses songes continuaient de lui faire voir des feuillets qu’elle se voyait corriger la main tremblante et une suée abondante au front.

Dans tout cela, ce qu’elle craignait par-dessus tout, était d’arriver à degré de détestation de son métier qui lui fasse donner sa démission à monsieur Faumiel. Car elle en était au point que se rendre à la gazette lui était devenu pénible et elle frémissait quand on lui remettait le premier feuillet qui finirait par être suivi d’une vingtaine.

Dans son malheur, une amourette avec Henri eût pu l’abaumer. Mais comme son caractère était devenu plus ombrageux, Henri se tenait sagement à l’écart, préférant attendre la venue de nouvelles lunettes. C’était un peu rageant car sans elles, il découvrait une nouvelle Lucinde, une Lucinde qui, avec un peu de soin, eût pu en remontrer à Élodie.

Mais justement, Lucinde avait tendance à s’accorder moins de soin. Entrée dans une période de perpétuel rognage pour économiser, elle se nourrissait fort peu et ne perdait certes pas le moindre sou pour s’acheter du savon ou des produits d’adornement, même modestes. Ce n’était pas non plus la souillon de La Gazette, mais elle se négligeait. Et le pis était qu’elle n’en avait nulle conscience.

Son délabrement moral était tel, elle désirait tellement aller à l’essentiel, c’est-à-dire corriger ces maudits feuillets pour gagner son salaire, qu’elle estimait qu’elle devait s’économiser sur tout le reste, à commencer par les sorties après le travail que l’on continuait de lui proposer. Mais l’idée de retourner à une certaine taverne, d’y boire et de voir flou – comprenez encore plus flou que son quotidien –, lui donnait la nausée et l’amenait à refuser. Elle préférait retourner chez elle pour se morfondre et voir danser des caractères sur ses murs. Évidemment, il n’était nulle question pour elle de lire un bon récit au coin du feu pour se remonter le moral.

Enfin, comme si le tableau n’était pas assez sombre, elle s’imagina que quelqu’un la suivait le soir quand elle rentrait à son logis. Il faut dire que sa nuit d’errance l’avait marquée, notamment sa rencontre avec le maquereau qui lui avait tenu un sale langage (même si elle n’avait toujours pas compris cette histoire de gober le merlan). Elle vivait dans un quartier sûr, mais quand même, on ne savait jamais. C’était surtout que l’esprit sur le point d’exploser après cinq heures à se faire mal aux yeux sur des dizaines de feuillets, elle était incapable de rentrer sereinement. C’était un enchaînement infernal de mots, de phrases et d’idées, tantôt d’une joyeuseté fiévreuse, tantôt morbides. Et ce fut tout naturellement qu’elle s’imagina qu’un homme la suivait.

Un soir, arrivée devant l’huis de son bâtiment, elle se retourna. Elle ne vit bien sûr qu’une purée de formes et de couleur, mais elle fut persuadée – ou se persuada – qu’au loin, à une trentaine de pas, une grande silhouette sombre s’était figée au moment où elle s’était retournée. Elle avait plissé les yeux pour tenter de mieux voir, et même fini par faire quelques pas en direction de la silhouette qui, aussitôt, fit demi-tour et disparut.

À suivre…

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