Résumé de l’épisode précédent : Désireuse d’être présentable pour bien commencer son travail de correctrice au sein de La Gazette, Lucinde se montre bien peu raisonnable dans certains achats, notamment celui d’une robe au Bas Galant, onéreuse boutique du beau quartier de la Traversaine et dans laquelle une employée, Anaïs Laforge la bien nommée, profite de l’essayage afin d’essayer d’inconvenantes caresses sur la candide provinciale. Pas si candide d’ailleurs puisque Lucinde parvient à lui faire comprendre qu’elle n’est venue que pour l’achat d’une robe. Cela dit, quatorze écus pour un bout de tissu…
En la voyant poser gravement ses pièces, Anaïs, se rappelant les informations babillées par la jeune fille sur le contexte de son arrivée à la Capitale, ne put s’empêcher d’atténuer son aigreur. Après tout bonne fille, ayant elle aussi connu des années de disette, elle savait bien quelles conséquences pouvaient avoir dans le quotidien une dépense un peu excessive mais tellement réconfortante pour le cœur d’une jeune fille !
— Non, ce sera douze écus, dit-elle alors que Lucinde venait de poser sur le comptoir sa douzième pièce et qu’elle s’apprêtait à racler le fond de son porte-monnaie, une grosse goutte de sueur lui coulant sur le front. Aussitôt deux sentiments mêlés l’assaillirent. L’un de pure joie, l’autre d’orgueil blessé, subodorant qu’on lui faisait l’aumône parce que l’on suspectait que pour elle, quatorze écus était une somme exorbitante.
— Pourquoi cela ? demanda-t-elle.
— Aussi bien pour me faire pardonner et rester amies que pour t’inciter à revenir chez nous pour dépenser tes sous pardi !
Lucinde observa le visage d’Anaïs. Les dernières ombres avaient disparu, il n’exprimait qu’une complicité amicale et malicieuse.
— Oui, excuse-moi, reprit-elle. Mais je suis ainsi, est-ce ma faute aussi si de jolies jeunes filles donnent immédiatement des envies de chosette ? ajouta-t-elle en prenant comiquement un air de gêne amoureuse qui amusa Lucinde et vainquit ses dernières réticences.
— Oh ! ce… ce n’est rien, n’en parlons plus. Je… je… c’est d’accord pour les douze écus, parvint-elle à dire. Peu s’en fallut qu’elle laissât échapper un à moi aussi ça m’a fait plaisir, on ne m’a jamais caressée ainsi ! elle qui effectivement, du haut de ses dix-sept ans, n’avait pour l’instant connu que les embrassades de sa maman et les léchages de Gontran, son cher minet qu’elle avait laissé à Nantain.
Et comme jamais on ne lui avait dit qu’elle était jolie, elle remballa son porte-monnaie dans sa barjolette le cœur battant et le visage exprimant une touchante gratitude. Et là, peu s’en fallut pour Anaïs qu’elle lui proposât de retourner à l’arrière-salle pour essayer cette fois-ci des culottes de dentelle.
Dehors, la correctrice éprouva tout de suite le besoin de marcher. Vers où ? peu importait. Pourquoi ? D’abord pour faire le point sur toutes les dépenses. Ensuite pour tuer le temps (un coup d’œil sur l’horloge du beffroi des Arts lui indiqua qu’elle avait encore deux heures à combler avant de retourner à la gazette pour y effectuer son premier travail). Enfin pour s’habituer à sa nouvelle robe.
Car habituée depuis toujours à ne porter que des robes simples à la coquetterie modérée, pour ne pas dire inexistante, elle eut subitement l’impression d’avancer au milieu des gens vêtue des mêmes habits chamarrés que ceux d’un singe de foire. Ses yeux de taupe parvinrent même à saisir au vol quelques regards amusés portés dans sa direction. Lucinde apprenait à ses dépens qu’une robe belle et gracieuse ne rendait pas nécessairement ainsi la personne qui la portait. Pourtant, face au miroir du Bas Galant, elle avait eu l’impression d’une transformation. Mais entre se mirer immobile et marcher dans la rue, c’est-à-dire en donnant vie à la parure, en donnant l’impression que la robe a été taillée uniquement pour celle qui la porte, ce sont deux choses différentes que l’apprentie coquette provinciale ne pouvait, pour le moment, qu’expérimenter fâcheusement.
Mon Dieu ! Pourquoi me suis-je ruinée avec cette robe ? Je suis ridicule ainsi. On me regarde, on rit de moi. Et l’on va rire de moi à la gazette si je viens habillée ainsi. Je ne suis pas encore assez assurée et policée pour oser porter une telle robe. Elle ne me va pas. Peut-être que dans six mois, le temps de m’imprégner des élégantes de la ville, et surtout de cette Élodie avec qui je vais travailler, je pourrai tenter de la mettre…
Mais alors qu’elle quittait la Traversaine en prenant soin de passer par des rues peu peuplées pour rentrer chez elle, les six mois ne cessèrent de rétrécir et, à quelques pas avant de se trouver dans la rue où la jeune fille habitait, devinrent simplement une septaine, tant une partie en elle mourait d’envie de porter cette robe si durement acquise.
Oui, à la réflexion, une septaine devrait suffire. Le temps de bien observer Élodie dans ses ports et ses manières. N’y songeons plus et profitons plutôt du bonheur de commencer une nouvelle vie.
Et une fois entrée dans sa mansarde, la première chose qu’elle fit fut donc de se dévêtir de sa robe de douze écus pour la plier soigneusement et la ranger dans un placard. C’était bien la peine ! ne put-elle s’empêcher de maugréer.
Mais songeant aux invraisemblables chatteries de la vendeuse qui, après tout, devait les avoir entreprises parce qu’elle l’avait trouvée jolie (elle le lui avait d’ailleurs dit), elle sourit à cette expérience qui l’aidait à avoir plus confiance en une facette de sa personnalité, celle liée à une coquetterie encore timide, à peine plus grosse qu’un bourgeon.
Mais pour l’heure, c’était une autre facette, celle d’une jeune fille bien torchée de lettres, qui allait devoir reprendre (aisément) le dessus. Elle souhaitait arriver un peu avance pour se présenter aux rédacteurs et, surtout, bien faire son travail de correction, y montrer du zèle quitte à être la dernière – en dehors du père Gustave et de ses ouvriers – à quitter la gazette.
Elle remit donc son ancienne robe et, pour faire bonne mesure et commencer sa gentification qui lui permettrait de faire en sorte que sa nouvelle robe lui aille comme un gant, elle mit justement sa paire de gants de lin achetée au marché, mais aussi ses boucles d’oreilles et sa paire d’eschapins à la mode kirklandaise. Comme elle ne disposait pas d’un grand miroir pour se mirer (pas même un petit ! Elle se dit que ce serait un de ses premiers achats après ses premiers gages), elle s’observa dans le reflet de sa fenestre pour voir si les boucles étaient seyantes. Elles avaient l’air de l’être, en tout cas il ne lui semblait pas qu’elles lui donnaient l’air d’une sotte pimpesouée. Elle se souvint même qu’un jour, sa mère lui avait dit qu’elle avait de jolies oreilles. Quand on y songeait, c’était là un bien estrange compliment à faire. Dire que l’on a de belles oreilles ! Enfin, il y avait bien des hommes qui ne juraient que par les pieds. Elle se tripota les appendices pour leur donner un peu de rose tirant sur l’incarnat, se disant que cela les ferait ressortir agréablement, elles et leurs discrètes boucles mais, se rendant subitement compte qu’elle tombait justement dans des manières de pimpesouée, elle en eut honte et quitta sa fenestre pour prendre sa barjolette (hum ! là aussi, elle se demandait si elle n’allait pas en changer pour se procurer à la place un de ces mignards petits sacs de demoiselle) et sortir.
Le chemin jusqu’à la gazette fut long et douloureux, la faute aux maudits eschapins du Kirkland qui ne s’étaient pas encore faits à ses pieds. Dire que ceux-ci furent tout sanglants quand elle franchit le seuil du bâtiment serait excessif, mais gonflés et parcourus de trois ou quatre ampoules, assurément.
Il faut savoir endurer pour être bellotte, disait l’adage. Encore convenait-il d’endurer de préférence lors de journées qui ne nécessitaient pas de faire bonne contenance. Décidément, elle eût pu attendre un peu avant de mettre ses eschapins flambant neufs. C’est ce qu’elle se disait alors qu’elle grimpait les trois marches menant à l’entrée de la gazette et qu’elle s’apercevait que ça allait être belle doulance de monter les deux étages pour faire son travail.
Mais avant cela, elle comptait se présenter aux autres employés, notamment à cette Sylvie qui s’occupait des abonnements, du courrier des lecteurs, et qui se trouvait juste à côté de l’entrée.
D’ailleurs, Lucinde eût-elle voulu l’éviter qu’elle n’y serait pas parvenue puisque dès qu’elle eut franchi le seuil, aussitôt, dans l’ouverture pratiquée dans un mur qui permettait à la personne située dans le petit local déjà présenté de voir qui entrait dans la gazette, aussitôt donc une tête se tourna dans sa direction et s’approcha pour lui demander, l’air pas non plus malaimable mais tout de même assez peu accort :
— Oui ? C’est pour quoi ?
C’était la face rondelette d’une petite femme allant vers ses quarante ans. Ses cheveux châtains bouclés lui tombaient sur le front et les tempes et encadraient deux petits yeux gris inquisiteurs qui firent se dire à Lucinde que Monsieur Faumiel avait su trouver une rude sentinelle pour protéger l’entrée de la gazette.
— Je… Je me nomme Lucinde Jennequin. Je suis la nouvelle correctrice… Enchantée de faire votre connaissance.
Les pupilles des yeux gris se durcirent. Durant cette journée, Lucinde avait beaucoup été inspectée. Par frère Jérôme d’abord, qui manifestement l’avait trouvée aussi intéressante qu’une livre de gruyère râpé, puis par Henri qui, alors que Lucinde se trouvait devant Sylvie, se trouvait, lui, dans une taverne pour raconter à des amis que la nouvelle correctrice s’était engouée de sa petite gueule et qu’il lui serait bien facile de lui froisser le pucelage. Enfin par la grande Anaïs qui avait la passion et l’amour du beau portant cotillons et eschapins.
Mais là, le regard était encore différent. À tout prendre, il pouvait se rapprocher de celui de frère Jérôme par sa dureté, encore qu’il s’agissait d’un autre type de dureté. En fait, c’était tout simplement celle de la commère qui soupèse quelqu’un pour en tirer tout un florilège de potentiels ragots. Et en voyant cette fraîche jeune fille se présenter comme étant la nouvelle correctrice, voici le flux de pensées plus ou moins amènes qui l’assaillit :
Tiens donc ! la nouvelle correctrice, encore une jolie fille, après l’autre débauchée d’Élodie c’est curieux comme Faumiel tient à enrôler ce genre de tendron ou alors c’est dame Isolde qui donne des consignes pour qu’il en soit ainsi ça ne m’étonnerait pas d’elle, c’est le genre tribadisant à ce qu’il paraît, cette petite en tout cas n’a pas l’air d’être une faiseuse de problème il faudra cependant qu’elle fasse attention avec la galerie d’imbéciles et de phénomènes qui traînent par ici, Dieu qu’elle a l’air jobarde, je sens d’ici la provinciale pas encore décrottée, pas méchante assurément mais naïve… et mal attifée, quelle idée de mettre cette robe insignifiante pour son premier jour, à sa place j’aurais fait l’effort de m’acheter une belle robe à la Traversaine mais enfin il faut croire qu’une correctrice ça doit être sérieux et sinistre tant mieux pour elle après tout, ça évitera que cette petite crevure d’Henri cherche à lui renifler le derrière, mais proposons-lui d’entrer un instant pour faire connaissance, ça me permettra de mieux la sonder.
Tout cela ne prit qu’un instant pour être formulé dans l’esprit cancanier et néanmoins fort vif de la responsable des abonnements et du traitement du courrier.
— Enchantée, je suis Sylvie. Entrez donc, ne restez pas dans l’entrée, entrez donc chez moi, nous allons causer un peu pour faire connaissance.
D’un coup, la voix avait perdu les quatre cinquièmes, si ce n’est les cinq sixièmes de sa rugosité et le visage rond prit presque un air avenant. Cependant pas de quoi rassurer Lucinde qui eût préféré monter l’escalier afin de rencontrer les rédacteurs mais qui, comme envoûtée par le ton enjôleur et un rien poisseux de la commère, acquiesça avant de s’engouffrer dans le couloir.
À suivre…