La Binocleuse zélée (16) : De multiples pâtes

Résumé de l’épisode précédent: après avoir effectué tous ses achats, après avoir su préserver sa vertu des avances inconvenantes de la grande Anaïs, Lucinde rentre chez elle pour s’apercevoir que non, tout compte fait, elle s’habillera simplement pour sa première journée de travail à La Gazette. Elle s’y rend malgré tout désireuse de se présenter aux différents employés, à commencer par dame Sylvie qui s’occupe du courrier des lecteurs…

D’un coup, la voix avait perdu les quatre cinquièmes, si ce n’est les cinq sixièmes de sa rugosité et le visage rond prit presque un air avenant. Cependant pas de quoi rassurer Lucinde qui eût préféré monter l’escalier afin de rencontrer les rédacteurs mais qui, comme envoûtée par le ton enjôleur et un rien poisseux de la commère, acquiesça avant de s’engouffrer dans le couloir et de la rejoindre dans son réduit. Là, elle vit ce qu’elle avait déjà découvert plus tôt, à savoir une table sur laquelle se trouvaient plusieurs piles de lettres. La différence était qu’il y en avait une plus grande quantité.

— C’est le courrier du jour, commenta Sylvie. Et il va en augmentant de septaine en septaine, la faute à la multitude de questionnaires que Monsieur Faumiel propose à ses lecteurs et auxquels ces derniers se croient obligés de répondre.

Lucinde, qui avait tout de même fait l’effort de se procurer des numéros de La Gazette avant de postuler, savait à quoi elle faisait allusion. Comme La Gazette en était encore à ses débuts et que le nombre de plumes n’était pas suffisant pour meubler les huit grandes pages, le lecteur était mis à contribution, aussi bien pour faire l’apprenti gazetier que pour témoigner de l’intérêt de sa petite personne ou encore chercher conseil afin de résoudre certaine affre qu’il avait le malheur de subir.

Ainsi la page 7 dans laquelle on trouvait les habituels actes de naissance, de mariage ou de décès mais aussi des informations locales sur les récoltes, la production de telle ou telle marchandise, ou encore le développement d’un commerce nécessitant la recherche d’une nouvelle main-d’œuvre. La publication n’était pas gratuite, il fallait payer un demi-écu l’insertion.

La page 8 avait sinon l’habitude de proposer un jeu sous la forme de dix questions en rapport le plus souvent avec l’histoire : rois célèbres, batailles importantes, événements marquants fournissaient une profusion inépuisable de questions dont voici un échantillon :

  1. Quel animal est associé au roi Thibault ?
  2. Quelle malheureuse reine a été surnommée « la Reine putride » ?
  3. Que s’est cassé le preux Victorin de Tabalde lors de la joute contre Olivier d’Argencourt ? (deux réponses possibles)
  4. Quelle boisson causa la perte du roi Benoît ?
  5. Quelle détestable habitude prêtait-on à la reine Clotilde ?
  6. Quel événement majeur conduisit à la guerre de 87 ans contre le Kirkland ?

À noter que les questionnaires qui mettaient l’accent sur la vie amoureuse de ceux qui avaient fait l’Histoire rencontrait toujours un franc succès. Et lorsque nous écrivons « vie amoureuse », il faut comprendre ici que certaines questions n’hésitaient pas à faire le point sur ce qui s’était passé sous certains draps, le lecteur n’ignorant pas combien notre littérature ayant pu être à certaines époques friande de chroniques indiscrètes parmi lesquelles figure au premier rang La Vie des Dames Gentes, de Pierre Vrandôme.

Mais c’est surtout la page 2 qui incitait les lecteurs à prendre leur plume pour écrire à La Gazette. Les lectrices, surtout, n’hésitaient pas à livrer leurs peines – de cœur, notamment – afin de demander conseil. À qui ? À Sylvie évidemment, sans doute la pire personne à qui confier un secret mais qui semblait s’épanouir à cette tâche que Faumiel avait proposée aux autres rédacteurs – mais que tous s’étaient empressés de décliner. Elle n’était pas allée chercher bien loin son nom de plume : dame Sylvie était le nom de cette femme complice des peines de cœur et qui prodiguait des conseils plus ou moins judicieux (davantage moins que plus d’ailleurs) assaisonnés de pronostications horoscopiques pour faire bonne mesure (elle se disait grande connaisseuse en ce domaine). Autant le dire, Faumiel avait un peu honte de cette page et cette dernière faisait bien souvent grincer les dents de bien des maris… n’eût été la page juste à côté, la fameuse page 3 qui leur mettait du baume au cœur dès le matin, pour ceux qui avaient l’heur de recevoir La Gazette juste avant de partir au travail, ou le soir venu, justement après une rude journée. Il s’agissait en effet d’une page poivrée d’intéressantes illustrations humoristiques dans lesquelles étaient souvent représentées de jeunes dames élégantes bien pourvues par la nature, mais aussi de contes légers, pour ne pas dire polissons. Là, en revanche, cette page faisait volontiers grincer les dents des épouses.

Bref, on le voit, il y en avait pour tous les goûts et Sylvie ne se contentait pas d’éplucher les lettres pour répondre à des demandes d’abonnements. Elle expédiait d’ailleurs assez vite cette tâche pour s’occuper de sa chère page 2, bien plus intéressante, dans laquelle elle mettait toute son âme de commère aimant à se vautrer dans la fange des affres des autres.

Au moment où Lucinde arrivait, elle était justement occupée à composer un petit texte pour répondre à une lectrice lui demandant conseil sur ce qu’elle devait entreprendre ou non avec un jeune apprenti boulanger qui avait l’air honnête et qui lui faisait même de l’œil, mais dont certaines paroles un peu lestes à son égard et liées de manière imagée à tout un vocabulaire propre à son métier n’étaient pas sans lui susciter quelques craintes. Il faut dire qu’avec le poème que le mitron avait cru bon de lui envoyer, il y avait de quoi :

Dans le fourneau du lit, pain prend forme et couleur,

Mes mains pétrissent ta pâte avec douceur,

Tes yeux brillent comme les croûtes dorées,

Et ton sourire, tel un levain, fait ma passion lever.

Les miches sont pleines, et le pétrin bien dur,

Ah qu’il est doux de biller et de pâtonner

Avant d’ouvrir ton four pour y saupoüdrer

La plus douce, la plus aimante des levures !

Et à l’aube, mon amour pour toi sera cuit,

Tel un bon croissant à goûter à l’infini.

Quand elle avait lu l’œuvrette, la jeune femme avait quelque peu rougi et s’était dit : « Diable ! voilà un boulanger aussi lettré qu’entreprenant ! » Il est vrai que les boulangers capables de poétiser ne devaient pas courir les rues – quand bien même ils poétisaient avec des vers d’inégale longueur. De quoi séduire, assurément. Mais comme la jeune femme n’était pas non plus née de la dernière farine, se méfiant par-dessus tout des hommes trop à l’aise dans l’usage de leur langue, elle craignait aussi que le message reçu cherchât à l’enfariner pour mieux la faire lever, comme la dernière des gobettes. Aussi avait-elle écrit à La Gazette afin de demander son avis à « Dame Sylvie. » Celle-ci n’y alla pas par quatre chemins. Elle lui répondit ceci (Sylvie montra à Lucinde le message qu’elle finissait d’écrire) :

Vous avez bien raison de me demander conseil. On sait combien les boulangers, vivant constamment auprès de fours qui leur allument les sens, sont des natures ardentes obsédées à l’idée d’avoir auprès d’elles des pâtes moelleuses – au petit matin pour gagner leur croûte, la nuit pour perdre leurs dernières forces et tomber dans un sommeil profond qui les fera revenir ragaillardis à leur travail qui leur demande de se lever fort tôt. Assurément, votre amoureux est un passionné. Mais afin de vérifier que cette passion n’est pas qu’éphémère, contentez-vous pour le moment de lui servir les « croûtes dorées » de vos yeux ou, à la rigueur, quelques miettes de vos lèvres sucrées que l’appétit de votre boulanger verra comme du miel sur une tartine. Dites-lui bien que ce sera là le seul menu pour assouvir sa passion durant les septaines à venir. Son déjeuner-petit en quelque sort. Ajoutez d’ailleurs qu’avec leur métier, les boulangers ne doivent pas œuvrer du pétrin la nuit, qu’ils doivent se reposer. Ce sera votre manière de travailler sa pâte. Si au bout de deux septaines votre boulanger vous a envoyé d’autres poèmes de la même eau que celui que vous avez reçu, alors vous pourrez, peut-être, passer des simples tartines à des gâteaux nécessitant four et levurage.

Bien à vous,

Sylvie

Lucinde ouvrit de grands yeux. Sylvie le vit et se méprit quelque peu sur leur origine.

— Oui, je suis habile pour prodiguer de bons conseils, n’est-ce pas ?

— Non, c’est que… je suis très étonnée.

— De quoi ? demanda la mégère en fronçant les sourcils.

— D’abord qu’une jeune femme livre ainsi ses secrets, qu’elle aille même à reproduire un poème qui n’était adressé qu’à elle.

— Oh ! Mais nous ne le publierons pas, soyez-en sûre.

— Ce n’est pas la question. Je veux dire qu’elle l’adresse finalement à une inconnue.

Derechef froncement de sourcils.

— Qu’est-ce à dire? « Dame Sylvie » n’est qu’une « inconnue » pour les fidèles lectrices de La Gazette ? Il va falloir vous mettre à la page, ma jolie, et mieux connaître la gazette pour laquelle vous allez dorénavant travailler. Sachez que depuis la création de cette page, j’ai dû recevoir à peu près trois mille lettres de dames. Jeunes, vieilles, bourgeoises, bachelettes, ouvrières, peu importe, toutes, vous m’entendez bien ? toutes croient bon d’avoir un avis éclairé de dame Sylvie. Et quand je dis « toutes », sachez que les nobles du Château n’échappent pas à la règle. Eh oui ! D’autres que moi n’y verraient que du feu mais je vois clair à travers certains noms d’emprunt qu’une écriture racée et un papier de qualité trahissent. D’ailleurs, sachez-le : on peut être noble et bien éduquée, et finalement se conduire comme la dernière des gadoues. En comparaison rien que de bien innocent dans les fadaises écrites par le mitron de ma lectrice. J’aide donc toutes ces dames à y voir plus clair dans leur cœur et dans celui des autres. Et comme j’imagine qu’il y a un plaisir délicat à voir leur requête livrée aux yeux de tous et en même temps protégée par des nom d’emprunt, je ne fais qu’apporter un peu de réconfort. Et puis vous savez ce que c’est, nous sommes des femmes après tout, nous avons autant besoin de confier que de commérer. C’est humain que tout cela. Dites, vous n’avez pas envie de me confier vos peines ?

— C’est que…

— Vous pourriez, je les garderais pour moi, hein ! En tout cas, voici déjà un conseil : méfiez-vous de ce petit gueusard d’Henri, et encore plus des ouvriers travaillant aux presses (Gustave excepté, il n’a cure des jeunettes de votre genre, il n’y a que ses presses qui l’intéressent). Eux aussi seraient bien capables de vous écrire des poèmes déshonnêtes emplis de mots en rapport avec leur métier. Gardez donc votre page toute blanche, jeune fille, vous avez le temps de trouver un bon mari. Tenez, je vous y aiderai, allez ! Je devine bien votre nature à la mise que vous arborez, vous n’êtes certes pas comme cette pimpesouée d’Élodie. Je vous en conterai de belles, sur elle. De toute façon, je vais vous dire, ces filles qui viennent de l’école de dame Adèle ont toutes une vertu plus que sujette à caution. On voit bien que ce n’est pas votre cas, ça se sent tout de suite. J’imagine que vous vivez encore chez vos parents ? Ah non ? Tiens, comme c’est estrange, je ne l’aurais pas cru. Et vous êtes d’ici sans doute ? Non plus ? D’où que vous dites ? De Nantain ? Ah ! C’est une bonne ville, pas comme ici, vous avez dû vous en apercevoir. D’ailleurs, faites attention, avec votre tâche de correctrice vous sortirez souvent d’ici aux abords de la nuitantre, je vous conseille de rentrer directement chez vous plutôt que de traînailler avec les autres, il ne vous arrivera jamais rien de bon. Et dans quel quartier vous habitez ? À Tabarin ? Hum ! Pas très sérieux, vous feriez bien de quitter cet endroit, si je vous disais le nombre de lettres émanant de femmes pas très propres vivant dans ce quartier que je reçois ! Ce n’est pas non plus Claquart mais son antichambre, certainement. Remarquez, je peux faire largement de mon miel grâce à leurs habitants. Qu’ils continuent à se vautrer dans le désordre, si cela leur chante, du moment qu’ils restent loin de moi. Je me suis laissée dire que la Élodie y avait son suiveux. Ça ne m’étonne pas. Pas du tout même. Alors là ! Si le linge est propre et de qualité, le reste ne suit pas, si vous voyez ce que je veux dire. Bien du courage à vous qui allez devoir être enfermée entre quatre murs pour travailler en sa charmante compagnie. Après, notez bien que ce n’est peut-être pas la pire de la bande. J’aurais là bien des choses à dire sur d’autres. Mais enfin, je vais me taire, je ne voudrais pas non plus passer pour une de ces commères qui n’ont rien de mieux à faire que de baver sur tout le monde, ce n’est pas mon genre. Enfin, très contente de vous avoir rencontrée, ma petite, et n’hésitez pas à me souhaiter bonsoir tous les jours, avant de monter, ça me permettra de vous donner des conseils pour vous préserver de la chienlit qui règne en maître dans ce bâtiment et qui ne vaut certes pas la corde pour la pendre.

Ici, il convient confesser au lecteur que nous lui avons livré une version fort allégée de la logorrhée de dame Sylvie. Gageons que Lucile eût bien aimé l’avoir, cette version. Malheureusement pour elle, elle sortit de la loge une heurette plus tard, le chef bourdonnant de ragots, de persiflages et autres caquetages, l’imagination toute confuse lui faisant voir un mélange de pâte à pain, de pâte de tétins pétrie par d’aimantes mains de boulanger, enfin d’épaisse pâte langagière sortant d’une bouche pincée – la bouche de Sylvie. Ah ! l’image d’une corde s’imposa à elle aussi, corde qu’elle voyait presque avec délice enserrer le cou d’une certaine commère.

Voirement, elle ne savait trop si elle avait envie de s’arrêter au premier étage pour se présenter aux rédacteurs. Son intelligence avait été tellement attaquée par le vain pépiement qu’elle craignait de ne plus avoir les idées alertes et de passer pour une cruche.

Cependant un discret bavardage filtrant à travers la porte parvint à ses oreilles, bavardage qui émanait de voix a priori posées, bien moins irritantes que celle de Sylvie. Elle secoua donc sa jolie tête pour la secouer des multiples pâtes qui lui embrumaient l’esprit, toqua poliment à la porte et, entendant un entrez ! l’ouvrit.

À suivre…

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